7 févr. 2022

INTERVIEW

« Q. : Vous avez dit, réécrivant le titre d’un film de Sofia Coppola, que vous vouliez être "lost in connection". N’était-ce qu’un jeu de mots ?

R. : Non, ce n’était pas qu’un jeu de mots. Je cherchais à expliciter le cœur de ma démarche.

Dans ce film, Bill Murray incarne un acteur perdu dans un Japon qu’il ne comprend pas et ne veut pas comprendre. Pour se protéger de ce qu’il perçoit comme une agression, il ne quitte pas son hôtel, une cloche dans laquelle il s’enferme et s’isole. Séparé par les vitres qui l’entourent, immergé dans un luxe aseptisé, anonyme et international, il pourrait être n’importe où.

Coupé par sa langue et sa culture, il est "lost in translation", car, au lieu de vivre ce qui se passe, il veut le traduire. Il est emmuré – "en‑Murray" si j’osais –, dans ses habitudes, ses connaissances, son passé.

Pour entrer en relation, c’est l’inverse qu’il faut faire. L’accès au réel suppose le culot d’avoir abaissé préalablement ses protections, de s’être mis à nu, prêt à plonger dans l’instant tel qu’il est. Profondément. Sans repères, sans guide, sans plan, sans anticipation.

Aussi, avant de voyager, je ne lis rien, surtout pas, et suis ignorant de ce que je verrai, accomplirai, de ce que je ne devrai pas manquer. Pour ne pas inscrire mes pas dans ceux des autres et de la foule, ne pas vivre ce qui l’a déjà été, éviter les idées préconçues. La magie du direct, sans informations, sans filtre, sans accompagnateur. Seul. Découverte brute et abrupte.

Sans repères, assis sur le rebord d’un temple, ou accoudé au balcon d’un palais, ou immergé dans une forêt de bambous, des rêves m’envahissent, le réel s’estompe pour faire de la place à mon imaginaire foisonnant. Je le peuple de personnages, reconstruis les ruines et fais rejaillir l’eau des fontaines. Entouré de fantômes et de chants, absorbé par le réel ainsi revisité et complété, je suis intensément vivant.

Alors, "lost in connection", je crée. »

 

(Extrait de mon livre Par hasard et pour rien)

5 févr. 2022

MÉKONG ET PROUST

Assis dans un fauteuil pliant, à l’abri d’un parasol, face aux collines du Laos, je lis. La prose de Proust flue en moi.

Grâce à ses zooms sans cesse renouvelés, d’agrandissement en agrandissement, d’approfondissement en approfondissement, de détail en détail, de digression en digression, elle n’en finit pas de ralentir. L’avancée est verticale, une descente dans les profondeurs. De temps en temps, par inadvertance, par erreur, l’horloge de l’histoire avance. D’une minute.

Deux voyages synchrones, l’un d’eau, l’autre de mots. Rai Saeng Arun a été créé pour y lire Proust. Et réciproquement.

Si Proust avait connu ce lieu, jamais il n’aurait pu y partir à la recherche du temps perdu, car le temps y est dissous et n’existe simplement plus. Parce qu’il n’est pas un continuum, parce que Rai Saeng Arun est logé dans une discontinuité, entre deux particules, on s’y arrête indéfiniment, tout est suspendu, on existe sans vieillir.

Le but ultime de Proust et du Mékong est atteint : le mouvement n’est plus et on est dans un instant éternel.

Voilà pourquoi je reviens sans cesse à Rai Saeng Arun et que j’y lis et relis Proust : pour cesser de vivre. Ou plutôt, être un vivant arrêté.

Dans quelques mois, j’aurai quarante ans. Depuis ma première exposition, presque vingt ans se sont écoulés. Et rien n’a changé. Comme Proust ou le Mékong, j’avance le moins possible. Je saisis l’opportunité du moindre recoin pour m’y attarder. Si un détour est possible, je le prends.

Ma peinture évolue peu. De légères fluctuations dans le temps. Des vibrations ténues. Heureusement, c’est ce qui plaît et l’on me félicite pour la constance de mes créations et de mon talent. Face à l’instabilité généralisée et la maladie actuelle de la vitesse, c’est compris comme une sagesse. Alors que ce n’est que paresse et manque d’imagination. Malentendu.


 

(Extrait de mon livre Par hasard et pour rien)

4 févr. 2022

MÉKONG

Assis face au Mékong, je regarde l’eau immobile. Absence d’écoulement. Ou presque. Lent, si lent. La chaleur est moite, si moite. L’air est dense, si dense. Les nuages eux-mêmes ne bougent pas, ils hésitent à déverser le trop-plein qui les peuple.

Une jonque glisse, un tronc la suit, puis un bouquet de lianes. Leurs légers déplacements – non pas une course, mais une procession rituelle où chacun respecte sa place et garde ses distances – apportent un peu de vie à la nature morte qui me fait face.

Sur l’autre rive, les collines du Laos. Langueur des contours, densité uniforme du vert, posture yogique de chaque détail. Le tout compose un décor en résonance avec le maître des lieux.

À leur pied, une route surligne la délimitation entre le vert et l’eau. De temps en temps, y cahote une camionnette ou pétarade une mobylette. Inopportunes et inutiles perturbations.

Sinon rien, sauf le silence et le vide. Pas de palpitation, presque pas de pouls. Sur le miroir que je tends au paysage, une bribe de buée se dépose. Vivant. Un peu. Si peu.

Mais pas fragile pour autant. Au contraire. Puissance du fleuve énergétiquement ancré dans le paysage. Un Bouddha aquatique, liquide, connecté depuis des millénaires aux mêmes racines. Et pour des millénaires encore. Rien n’a changé. Rien ne changera.

Mon regard alternant entre les pages du livre posé sur mes genoux et l’impassibilité du paysage, je m’abreuve du calme et de l’énergie du moment présent. Agir dans le non agir, être acteur spectateur.

 

(Extrait de mon livre Par hasard et pour rien)

2 févr. 2022

NAISSANCE (3)

Une naissance c’est un récit. 
Entendu après, 
Quand devenu grand, 
Pas très grand, mais plus, 
Quand assis sur des genoux, 
Le début est raconté. 
 
Pour moi, rien de tout cela. 
Ni genoux, ni récit. 
Rien. 
Pourtant, le jour de l’accouchement. 
A minima, ma mère était là. 
 
Ma conception, une effraction. 
Ma sortie, je ne sais pas. 
Elle, elle sait. 
Nécessairement. 
 
Pourquoi ce silence ? 
Pour effacer ma naissance ? 
M’effacer ? 
 
Excusez-moi d’être là, 
Encore vivant.
 
 
(poème inspiré par mon livre Par hasard et pour rien

1 févr. 2022

NAISSANCE (2)

Je suis né sans parents, 
Ou presque, 
Ou si peu. 
 
J’ai appris à faire avec. 
Il a bien fallu, 
Il faut bien. 
 
J’ai eu tous les choix, 
Excepté celui de mon origine. 
Comme tout le monde. 
 
Se dire que l’on n’y peut rien, 
Devrait arranger, 
Au moins un peu, 
Un tout petit peu.
 
Mais pas vraiment... 

 
(poème inspiré par mon livre Par hasard et pour rien)