28 avr. 2024

GRANDIR EN M’OUBLIANT

Ma mémoire recompose mon passé.

Elle me ment en se reconstruisant.

De rappel en rappel,

Je ne sais de ce qui a eu lieu

Que mal, un peu, rarement tout.

 

Qui suis-je ?

Comment me sentir responsable ?

Je me sens et me sais

Fluctuant, instable, évanescent.

Je grandis en m’oubliant.

JE DÉTESTE LE ROUGE

Se souvenir c’est rappeler les morceaux d’un puzzle, tenter de les réassembler. Ce rappel sera imparfait, certaines pièces manqueront, d’autres arriveront déformées, aussi nous boucherons les trous et redécouperons certaines des pièces pour qu’elles puissent s’assembler entre elles.

Si une heure plus tard, le lendemain ou dans un mois, nous rappelons à nouveau ce souvenir, il nous reviendra avec les déformations faites la dernière fois : si nous avions comblé des trous, les pièces additionnelles reviendront avec les pièces initiales éventuellement redécoupées. Et à nouveau, il manquera des pièces et de nouvelles déformations apparaîtront.

Si le rappel du même souvenir est fréquent, au bout d’un certain nombre d’itérations, nous ne ferons plus de nouvelles modifications : nous aurons simplifié la réalité et fluidifier le mode de rappel, et nous serons définitivement certains de la véracité de ce dont nous nous souvenons.

Mais la situation vécue a-t-elle toujours été stockée initialement avec exactitude ?

Pas vraiment, car, au mieux, ce qui a été stocké n’est pas un absolu, mais la perception que nous avions de la situation. Au pire, tout est déformé par une émotion trop violente associée à la situation.

Imaginons que bébé, j’ai dû attendre mon biberon pendant suffisamment longtemps pour que cela ait constitué une expérience émotionnelle très traumatisante. Supposons qu’à ce moment-là, tous les murs de la pièce aient été rouges, alors que je n’avais jamais été jusqu’alors confronté à cette couleur.

Quelle information sera archivée ? L’association du rouge avec la mise en cause de ma survie.

Cette situation vécue laissera une trace indélébile avec laquelle je devrai vivre toute ma vie : chaque fois que je reverrai la couleur rouge, je ressentirai une émotion négative très violente.

Des madeleines de Proust sans le plaisir de retrouver la tante Léonie…

26 avr. 2024

PATÈRE MÉMORIELLE

La chaleur sature l’air.

Nu sur un lit étroit,

Plus une couchette qu’un lit,

Fatigué de la marche,

Tant de temples, de rocs et de paysages.

 

Tout est intensément en moi.

Les images, les bruits, les odeurs,

La vieille femme penchée vers moi,

Les rires des enfants.

Le soleil sature mon regard.

 

Bientôt, ce sera un compost mental.

Dans un magma informe, nageront,

Mangés par ma mémoire déficiente,

Quelques morceaux de souvenirs,

Accrochés à la patère de ma vie.

 

Comme le short et les débardeurs,

Imbibés de la sueur de l’après-midi,

Qui pendent informes au patère de ma chambre.

Je les regarde aujourd’hui.

Demain, ils flotteront.

 

(Photo prise en Inde à Hampi en août 2012)

25 avr. 2024

L’IMPRÉCISION DE NOTRE MÉMOIRE N’EST PAS UN PROBLÈME

Se souvenir, c’est non seulement un acte incomplet – le souvenir ayant été éclaté en de nombreux morceaux, il doit être reconstruit, ce qui est impossible à l’identique –, mais aussi une induction d’erreurs futures : après cette reconstruction, ce souvenir sera à nouveau éclaté, et en incluant les modifications faites. Il sera aussi un temps plus facilement accessible.

La solution serait-elle dans le rêve d’une mémoire parfaite ?

Écoutons ce que nous en dit Jorge Luis Borges dans sa nouvelle, Funes ou la mémoire. Il y relate la rencontre – bien sûr fictive ! – avec Irénée Funes qui, suite à une chute de cheval, s’est trouvé doté d’une perception et d’une mémoire infaillibles :

« D'un coup d'œil, nous percevons trois verres sur une table ; Funes, lui, percevait tous les rejets, les grappes et les fruits qui composent une treille. Il connaissait les formes des nuages austraux de l'aube du trente avril mille huit cent quatre-vingt-deux et pouvait les comparer au souvenir des marbrures d'un livre en papier espagnol qu'il n'avait regardé qu'une fois et aux lignes de l'écume soulevée par une rame sur le Rio Negro la veille du combat du Quebracho. »

Aucun défaut, aucune faille. L’employé modèle pour Ikea : il sait démonter et remonter sans commettre la moindre erreur, sans rien abîmer ; avec lui, tout est stocké à la perfection, et toujours accessible. Parfait donc.

Et pourtant, sa vie est proprement invivable.

« Non seulement il lui était difficile de comprendre que le symbole générique chien embrassât tant d'individus dissemblables et de formes diverses ; cela le gênait que le chien de trois heures quatorze (vu de profil) eût le même nom que le chien de trois heures un quart (vu de face). Son propre visage dans la glace, ses propres mains, le surprenaient chaque fois. (…)

Il avait appris sans effort l'anglais, le français, le portugais, le latin. Je soupçonne cependant qu'il n'était pas très capable de penser. Penser c'est oublier des différences, c'est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funes il n'y avait que des détails, presque immédiats. »

Serions-nous sauvés par l’imperfection de notre mémoire ?

24 avr. 2024

IKEA, INTERNET ET MÉMOIRE

Ikea a rendu populaire l’art du montage. Non pas pour offrir à ses clients la joie d’un jeu gratuit, mais pour abaisser ses prix : démonté, un meuble tient moins de place, et se glisse dans un ou plusieurs cartons plats. Résultat, il se stocke et se transporte plus efficacement. Si Ikea remplissait ses entrepôts et ses camions de meubles montés, ils seraient pleins de vide.

D’ailleurs quiconque a essayé de déménager l’armoire de sa grand-mère, a vite compris qu’il valait mieux la démonter pour passer par la porte, puis descendre l’escalier, surtout s’il était en colimaçon.

Toute personne qui s’y risque, doit penser à marquer chaque pièce et dessiner un plan indiquant comment les réassembler.

Attention à ne pas perdre le plan, car, sinon l’on se retrouverait dans la situation des restaurateurs du temple Baphuon à Angkor : pour le restaurer, ils l’avaient démonté, mais, à cause de la guerre qui a sévi au Cambodge, les plans ont été perdus. Résultat un puzzle de trois cent mille pierres resté longtemps insoluble.

Mais, quelles que soient les précautions que l’on prend, en cas de déménagements successifs, un morceau sera endommagé, un taquet manquera, un emboîtement deviendra imparfait. Résultat, l’armoire ne sera plus tout à fait la même.

La conception de l’internet suit la même logique que Ikea : pour que l’information circule plus efficacement, elle est découpée en petits morceaux. Originalité : les morceaux ne voyagent pas tous ensemble, chacun prenant le chemin qu’il veut, celui qui se présente à lui, et qui lui semble le meilleur. Circule aussi le plan, car, comme pour l’armoire, au moment où l’information est désagrégée, chaque bribe est numérotée, et un schéma élaboré.

À l’arrivée, l’information est reconstituée. Puisqu’elle a été éclatée en un très grand nombre d’éléments, si jamais quelques-uns manquent, ce n’est pas très grave, le sens n’est pas perdu. Au fur et à mesure de leur arrivée, les pièces du puzzle s’assemblent. Progressivement, l’information initiale émerge.

C’est la désagrégation des données qui a permis le développement de l’internet : on est capable de déplacer de très grandes quantités d’information dans des tuyaux de capacité moindre. De plus, le réseau est moins vulnérable, puisque les chemins sont multiples et changeants. On peut parler d’une forme de plasticité du système. Il sait s’adapter à des crises.

Eh bien, tout cerveau – celui d’un homme comme de n’importe quel animal -, fonctionne selon la même logique : il n’arrête pas de démonter et remonter, de stocker et rechercher, d’attendre ce qu’il ne trouve plus, de faire avec ce qu’il a, et d’être perdu sans plan ou si trop de morceaux sont manquants.

Car aucun souvenir n’est stocké en un seul bloc. Il est fait d’une somme d’informations : son, couleur, image, odeur, sensation, émotion, relation avec l’avant et l’après, … La liste est longue. Comme pour l’armoire, comme pour internet, il est décomposé en petits éléments, et chacun se loge au sein de notre cerveau en fonction de sa nature.

C’est ce qui lui donne à la fois sa puissance et de sa fragilité.

23 avr. 2024

JE ME SOUVIENS TRÈS BIEN QUE...

Siri Hustvedt dans son livre, la Femme qui tremble, illustre la fragilité de notre mémoire et notre capacité à sculpter nos souvenirs :

« L’un de mes tout premiers souvenirs date de quand j’avais quatre ans. Cela se passait chez ma tante, à Bergen, en Norvège, pendant un repas en famille. Les principales composantes visuelles de l’incident sont la table familière, la salle de communes familière, et sa fenêtre donnant sur le fjord. Je revois clairement cette pièce dans ma tête car, treize ans plus tard, j’ai habité chez ma tante et mon oncle, dans cette maison. (…) 

Je m’approche de ma cousine et lui tape le dos pour tenter de la consoler. Les grandes personnes se mettent à rire et d’humiliation brûlante me saisit. Ce souvenir ne m’a jamais quittée. (…)

L’erreur que j’ai faite ne concerne pas mon émotion mais l’endroit où je me trouvais quand mon orgueil a été blessé. Il est impossible que cette atteinte à mon amour propre ait eu lieu dans la maison dont je me souvenais parce que, lorsque j’avais quatre ans, cette maison n’existait pas encore. J’ai replacé ce souvenir à un endroit que je pouvais me rappeler, plutôt qu’à celui que j’avais oublié. (…) 

J’avais besoin, pour garder l’évènement, de l’enraciner quelque part. Il lui fallait un cadre visuel, sans quoi il serait parti à vau-l’eau. »