Ikea a rendu populaire l’art du montage. Non pas pour
offrir à ses clients la joie d’un jeu gratuit, mais pour abaisser ses prix :
démonté, un meuble tient moins de place, et se glisse dans un ou plusieurs cartons
plats. Résultat, il se stocke et se transporte plus efficacement. Si Ikea
remplissait ses entrepôts et ses camions de meubles montés, ils seraient pleins
de vide.
D’ailleurs quiconque a essayé de déménager l’armoire
de sa grand-mère, a vite compris qu’il valait mieux la démonter pour passer par
la porte, puis descendre l’escalier, surtout s’il était en colimaçon.
Toute personne qui s’y risque, doit penser à
marquer chaque pièce et dessiner un plan indiquant comment les réassembler.
Attention à ne pas perdre le plan, car, sinon l’on
se retrouverait dans la situation des restaurateurs du temple Baphuon à Angkor :
pour le restaurer, ils l’avaient démonté, mais, à cause de la guerre qui a sévi
au Cambodge, les plans ont été perdus. Résultat un puzzle de trois cent mille
pierres resté longtemps insoluble.
Mais, quelles que soient les précautions que l’on
prend, en cas de déménagements successifs, un morceau sera endommagé, un taquet
manquera, un emboîtement deviendra imparfait. Résultat, l’armoire ne sera plus
tout à fait la même.
La conception de l’internet suit la même logique que
Ikea : pour que l’information circule plus efficacement, elle est découpée
en petits morceaux. Originalité : les morceaux ne voyagent pas tous
ensemble, chacun prenant le chemin qu’il veut, celui qui se présente à lui, et
qui lui semble le meilleur. Circule aussi le plan, car, comme pour l’armoire,
au moment où l’information est désagrégée, chaque bribe est numérotée, et un
schéma élaboré.
À l’arrivée, l’information est reconstituée.
Puisqu’elle a été éclatée en un très grand nombre d’éléments, si jamais
quelques-uns manquent, ce n’est pas très grave, le sens n’est pas perdu. Au fur
et à mesure de leur arrivée, les pièces du puzzle s’assemblent.
Progressivement, l’information initiale émerge.
C’est la désagrégation des données qui a permis le
développement de l’internet : on est capable de déplacer de très grandes
quantités d’information dans des tuyaux de capacité moindre. De plus, le réseau
est moins vulnérable, puisque les chemins sont multiples et changeants. On peut
parler d’une forme de plasticité du système. Il sait s’adapter à des crises.
Eh bien, tout cerveau – celui d’un homme comme de
n’importe quel animal -, fonctionne selon la même logique : il n’arrête
pas de démonter et remonter, de stocker et rechercher, d’attendre ce qu’il ne
trouve plus, de faire avec ce qu’il a, et d’être perdu sans plan ou si trop de
morceaux sont manquants.
Car aucun souvenir n’est stocké en un seul bloc. Il
est fait d’une somme d’informations : son, couleur, image, odeur,
sensation, émotion, relation avec l’avant et l’après, … La liste est longue.
Comme pour l’armoire, comme pour internet, il est décomposé en petits éléments,
et chacun se loge au sein de notre cerveau en fonction de sa nature.
C’est ce qui lui donne à la fois sa puissance et de
sa fragilité.