14 juin 2012

LOST IN CONNECTIONS

Création, voyage et lâcher prise - Interview imaginaire (4)
Vous avez dit, prenant le contre-pied du film célèbre de Sofia Coppola, que vous vouliez être « Lost in connections ». N’était-ce qu’un jeu de mots ?
Non, ce n’était pas qu’un jeu de mots. Au travers de ce contre-pied, je cherchais à expliciter le cœur de ma démarche : me laisser perdre pour trouver les vraies connexions
Dans le film de Sofia Coppola, Lost in Translation, Bill Murray incarne un acteur perdu dans un Japon qu’il ne comprend pas, et ne veut pas comprendre. Il s’enferme dans son hôtel pour s’en protéger, sorte de moustiquaire qui l’isole de ce qu’il sent comme une agression. Séparé par les vitres qui l’entourent, baigné dans le décor d’un luxe anonyme et international, il pourrait être n’importe où. Il est perdu, sans repères, sans lien. Coupé par sa langue et sa culture, il est Lost in translation, car, au lieu de vivre ce qui se passe, il veut le traduire. Il est emmuré, – « en-Muray » si j’osais… –, dans ses habitudes, ses connaissances, sa vie passée.
Pour entrer en relation, c’est l’inverse qui est nécessaire. Pour accéder au réel, il faut avoir le culot d’abaisser ses protections, se mettre à nu et plonger dans le moment tel qu’il est. S’immerger profondément avec un minimum de repères, sans guide, sans plan, sans projets. Lâcher prise pour dépasser les limites et les différences apparentes, trouver ou retrouver les connexions, se laisser aller au gré des télescopages, des rapprochements incongrus.
Ne rien lire à l’avance, surtout pas, ne pas savoir ce qu’il « faut voir », ce qu’il « faut faire », ce qu’il « ne faut surtout pas manquer », ne pas inscrire ses pas dans les pas des autres et de la foule, ne pas chercher à vivre ce qui a déjà été vécu, ne pas avoir des idées préconçues… ou le moins possible, car nous restons tous – moi y compris –, prisonniers de nos habitudes, nos racines, notre identité. Nous emportons toujours avec nous, – que nous le voulions ou pas –, là où nous sommes nés, là où nous avons grandi, la famille qui nous a donné naissance, les rencontres que nous avons faites, les métiers que nous avons exercés…
Quand je suis seul, solitaire, sans informations, je suis une éponge, plein d’un vide que les rencontres vont combler. Je regarde sans poser de questions, avec un minimum de projection et un maximum d’observations, juste ouvrir les yeux, regarder, repérer l’insolite, ce que je ne comprends pas, et m’arrêter alors. Me laisser aller, me laisser perdre pour entrer en relation et vibrer, me préparer à être « lost in connections ».
Oui, cette expression résume bien ma façon de vivre en tant qu’artiste : je suis « lost in connections ».

13 juin 2012

SAVOIR ÊTRE SPECTATEUR POUR AGIR UN PEU, ICI ET MAINTENANT

Création, voyage et lâcher prise - Interview imaginaire (3)
N’est-ce pas une vision bien pessimiste de la vie et du rôle de l’artiste ? N’est-il que le spectateur de sa création ?
Oui, je me sens d’abord spectateur, avant d’être acteur. Mais revenons d’abord sur ma vision que vous qualifiez de pessimiste.
Je la crois d’abord réaliste. Le monde nous dépasse ; pour chacun de nous, il est, au sens fort, inatteignable, incompréhensible, divin. La vie, la vôtre, la mienne, s’inscrit dans ce monde, elle y dérive de possible en possible, et émerge progressivement. Le plus important est donc de percevoir les lignes de force de ce monde, de les percevoir sans pouvoir les comprendre, puisque la compréhension est hors de notre portée.
Alors, et alors seulement, nous pourrons agir et construire notre espace de liberté et de responsabilité. Voilà le chemin que je suis, petit à petit, chaque jour après l’autre.
Je reviens à la deuxième partie de votre question : oui, je suis spectateur, spectateur de ce monde qui me dépasse et auquel j’appartiens. Comment pourrais-je en être acteur, alors que, vis-à-vis de lui, je ne suis que poussière ? Je ne suis qu’une pomme perdue dans le monde, en aucun cas la pomme du jardin de l’Éden. Rien ne me distingue, rien ne me fait sortir de l’ordinaire du monde.
Une fois que j’ai accepté cette position de spectateur essentiellement passif, alors je peux localement et contingentement agir, et peindre. Cet acte est local, infinitésimal et sans portée… comme moi, comme vous, comme chacun d’entre nous. C’est tout ce que je peux faire, et c’est très bien ainsi.
(à suivre)

12 juin 2012

SAVOIR TOMBER SANS BUT ET SANS RAISON

Création, voyage et lâcher prise - Interview imaginaire (2)
Récemment, vous avez affirmé que vous cherchiez à être la pomme de Newton. Vous prenez-vous vraiment pour une pomme quand vous peignez ?
C’est évidemment une image ! Ce que je veux dire, c’est que je vise à atteindre le mouvement pur et net, le déplacement brut, comme une pierre qui tombe, comme une pomme qui suit l’attraction qui la dépasse.
La pomme qui est tombée un jour sur Newton, est tombée sans raison, sans projet, sans but, elle est juste tombée parce qu’elle le devait, mûre à point, incapable de résister à la force de la gravitation qui l’attirait vers le bas. Est-elle tombée pour Newton, pour lui permettre cette percée conceptuelle qui allait révolutionner la physique ? Non, évidemment non. Elle est tombée gratuitement. Elle se sentait bien sur son arbre, elle ne voulait pas le quitter, cela s’est produit, voilà tout… et cela a tout changé… ou beaucoup.
Quand je peins ou quand je voyage, ce qui est un peu la même chose pour moi, je cherche à me rapprocher de la pomme, à avoir sa force, la force d’attendre sur mon arbre le moment où je devrai tomber, sans projet, sans envie, simplement par nécessité, par gravité, parce que je serai mûr.
Rêve impossible, horizon ultime. Suis-je devant une toile ou dans un lieu comme une pomme, vide d’a priori, vide de projet ? J’aimerais, car je serais alors dans l’émotion pure, dans la réceptivité maximum à l’instant, à ce qui advient ou serait susceptible d’advenir. Mais non, probablement non, certainement non. Dommage. J’aimerais devenir une pomme et attendre sur mon arbre.
Ou alors être une bouteille à la mer ballottée par les courants. Mais pas une bouteille jetée intentionnellement, une bouteille avec un message dedans, une bouteille dont on attend quelque chose. Non, surtout pas. Non, je voudrais être une bouteille partie d’on ne sait où, pour aller nulle part. Une bouteille qui flotte au hasard des flux et reflux.
Je repense aussi à ce que disait Giacometti. Il affirmait travailler comme une mouche. La mouche, elle vole à l’aveuglette, elle ne sait pas où aller, elle se heurte contre une vitre, encore et encore. Je n’ai évidemment pas le talent de Giacometti, mais j’aime cette image de la mouche. Pourquoi imaginons-nous que nous comprenons l’univers ? Pourquoi avons-nous la fatuité de nous croire supérieurs aux mouches ? Nos vitres sont plus complexes, plus sophistiquées, mais comme nous les heurtons, encore et encore… comme les mouches.
(à suivre)

11 juin 2012

FAIRE LE VIDE POUR SE DONNER UNE CHANCE DE DÉCOUVRIR

Création, voyage et lâcher prise - Interview imaginaire (1)
Vous avez dit que, pour vous, peinture et voyage étaient indissociables. Qu’entendez-vous par là ?
Peindre est pour moi un voyage dans l’inconnu. Quand je commence un nouveau travail, je ne sais pas ce que je vais faire. Je n’ai pas d’envie, pas de direction, pas de projet, à part celui de créer et d’inventer. Je pars en exploration, en découverte, en terre inconnue, et je laisse ma main agir et décider.
Du coup, pour me préparer à peindre, pour nourrir ma main, pour engranger des émotions nouvelles, je voyage. Je pars en quête de différences, de décalages, de télescopages. Ces voyages peuvent proches ou lointains, cela n’a pas d’importance, ce qui compte c’est que je me laisse perdre dans l’inconnu.
Nombreux sont les voyageurs qui ne découvrent rien et reviennent aussi vides qu’en partant. Pourquoi ? Parce qu’ils sont partis à la recherche de quelque chose ou quelqu’un. Un souvenir, une photo entraperçue, un amour évanoui, une silhouette effacée, un rêve d’enfance, un cri évanescent, un mouvement dans les blés, un clair obscur… enfin quelque chose ou quelqu’un, quoi… Dans ce cas, ils ne seront pas disponibles à ce qui se présentera à eux, et, bien sûr, ce graal pour lequel ils étaient partis, ils reviendront sans.
Pour être en situation de découvrir, il faut partir pour rien, ce n’est qui n’est ni facile, ni naturel. Juste se déplacer pour aller ailleurs, sans espoir, sans attente, sans compte à régler. Juste comme cela. Pour changer d’endroit, sans savoir ce que l’on va y trouver, sans non plus rien à fuir.
(à suivre)

8 juin 2012

QUAND JACQUES PARLE DE JEAN…

Troisième extrait de mon roman Double J
Jean était bizarre, étrange, surprenant, aussi m’avait-il intéressé : il avait représenté pour moi une énigme, un problème à résoudre, et j’ai toujours aimé résoudre des problèmes. Perdu dans ses pensées ou ses calculs, il pouvait rester assis, immobile des heures durant. Quand il n’était pas dans une bulle mathématique, il était plongé dans un livre. Comment pouvait-il donc prendre n’importe lequel et disparaître à l’intérieur ? Pire, souvent, il n’avait même pas besoin d’un livre ou d’une quelconque distraction pour se couper des autres. Il était le roi des prestidigitateurs : il arrivait à se faire disparaître lui-même, tout seul, sans artifice, sans faire valoir. Il pouvait s’enfoncer à tout moment dans les sables mouvants de son cerveau et s’effacer complètement. Loin d’appeler au secours, loin de se débattre, loin de chercher à s’en extraire, il se délectait de se sentir englouti.
Cette plongée fréquente en lui-même présentait un intérêt majeur, Jean était tout sauf envahissant, et cela m’allait très bien, car j’aurais détesté qu’il fût constamment sur moi. L’un comme l’autre, nous voulions nous protéger des autres : lui en s’en coupant grâce à ses plongées dans son monde intérieur, moi en m’en servant grâce à mes manipulations et mes jeux. Association entre un fuyard et un joueur, entre celui qui tenait à distance et celui qui reconstruisait comme si c’était un jeu de meccano.
Finalement Jean était un peu mon double inversé, mon antimatière, mon anti-jumeau. Il était pour moi un creux, un mystère, un vide qui m’avait attiré, un trou noir dont je n‘avais pas pu m’extraire. Je sentais, cachés en lui, profondément, des abîmes de connaissances, je tombais avec délectation dedans, dans ce puits sans fonds, dans ces abysses, j’étais curieux de mon incompréhension, de son obscurité. Pour la première fois, j’étais tombé sur une vraie énigme, sur un problème dont je ne trouvais pas la solution. Aussi naturellement m’étais-je obstiné.
Aujourd’hui encore, malgré ces jours, ces semaines, ces mois passés à l’observer, je ne le comprenais toujours pas. J’avais beau avoir habité tout ce temps avec lui, chez lui, j’avais beau connaître les coins et recoins de sa maison en Provence, j’avais beau être resté des heures avec sa main tatouant ma peau, il me manquait toujours quelque chose. Je sentais qu’une donnée essentielle m’échappait. Mais j’avais maintenant renoncé à le comprendre : il était pour moi comme un film de David Lynch, impossible de raccorder tous les morceaux ! Il ne me restait plus qu’à espérer que cette pièce manquante n’allait pas venir contrarier mes plans… On verrait bien. Le charme de l’incertitude. 

7 juin 2012

FAIRE TRAVAILLER LES INTERNAUTES SANS QU’ILS NE S’EN RENDENT COMPTE

Histoire de jeux de mots (4)
Un des jeux de mots les plus étonnants sur Internet est celui inventé par le Captcha. Quel est le sens de cet acronyme, et pourquoi se répand-il progressivement sur tous les sites WEB ? Captcha veut dire : « Completely Automated Public Turing Test to Tell Computers and Humans Apart », c’est-à-dire qu’il a pour but de différencier l’homme de la machine. Comment procède-t-il ? Il nous présente un mot que nous devons reconnaître et prouver ainsi que nous sommes bien humains.
Voilà donc les mots définitivement réhabilités par Internet : ils sont l’ultime moyen trouvé pour prouver notre humanité. Pourquoi seulement face aux machines, et pas aux autres membres de l’espèce animale ou végétale ? Parce que ceux-ci surfent bien peu sur Internet, et qu’il n’a pas été jugé utile de vouloir nous différencier d’une fourmi ou d’une abeille. Notons quand même que, dans ce cas, ce test marcherait aussi, car, si les fourmis ou les abeilles ont des moyens pour communiquer entre elles, les unes par les phéromones, les autres par des danses, aucune ne saurait lire un mot et réussir un Captcha !
Dernièrement les Captcha ont franchi un nouveau cap, et nous présentent souvent non plus un seul mot, mais deux. Est-ce pour renforcer la fiabilité du test ? Un seul mot s’est-il révélé insuffisant ? Non, pas du tout. L’identification se fait toujours à partir d’un seul mot.
Alors pourquoi devons-nous reconnaître un deuxième mot ? Le but n’est plus de prouver que nous sommes des humains, mais de mettre à contribution notre qualité d’être humain, et notre capacité à reconnaître les mots de notre langue. En effet, le deuxième mot est tiré d’un livre qui vient d’être scanné et dont on cherche à s’assurer de l’orthographe.
L’idée est de mettre à contribution l’intelligence des millions d’êtres humains constamment connectés. Plutôt que de payer quelques spécialistes à tout relire, créant un surcoût considérable et un goulot d’étranglement, il a imaginé se servir des Captcha pour nous faire travailler tous, un peu et gratuitement : si notre appartenance à l’espèce humaine a été prouvée par le premier mot, notre réponse au second est archivée.
Quand je vous disais dans mon article précédent, qu’Internet était une affaire de mots, et qu’ils en étaient les granulats ! 

6 juin 2012

LES MOTS SONT LES GRANULATS DE L’INTERNET

Histoire de jeux de mots (3)
Internet est lui aussi un grand jeu de mots planétaire. Essayez donc d’enlever les mots, il ne restera pas grand chose de l’immense toile qui nous relie de plus en plus. Certes, les pages WEB sont de plus en plus animées, et les images y sont omniprésentes, mais elles sont avant tout faites de mots.
Nous sommes tellement habitués à cet état de fait, que nous n’y prêtons guère d’attention. Ainsi va notre monde, nous sommes souvent tellement focalisés sur le détail, sur l’inattendu, sur l’anormal, que nous en oublions ce qui fait notre quotidien : à force de l’avoir sans cesse sous les yeux, nous ne le voyons plus !
Par exemple, savez-vous quelle est la matière la plus présente après l’eau ? C’est une matière sans laquelle notre monde s’effondrerait littéralement, sans laquelle rien ne serait possible, et que pourtant nous ignorons constamment. La réponse va probablement vous étonner : les granulats, c’est-à-dire ces petits morceaux de cailloux sans lesquels aucun béton n’existerait, aucun train ne roulerait, aucune route ne serait là…
Les mots sont les granulats de l’internet. Bien peu d’internautes en sont conscients, bon nombre les maltraitent, la plupart les ignorent, et pourtant comment surfer sans être un écrivain à la manière d’un Monsieur Jourdain du XXIème siècle ?
Avant de parler de 2.0 ou de 3.0, de la limite de l’essor des réseaux sociaux, ou de l’importance du « brick & mortar », n’oublions pas ces précieux auxiliaires et approfondissons la compréhension que nous en avons. L’enseignement des langues, notre langue maternelle comme les autres, est le socle du reste.
Développons donc l’art de la traduction, traduction entre les langues différentes, mais aussi entre les imaginaires.
Comprenons que tout est affaire d’interprétation et que le sens n’existe pas dans l’absolu, mais uniquement dans un référentiel donné.
Et redonnons ses lettres de noblesse à l’histoire, cette science de l’interprétation, cette revisite constante de nos souvenirs collectifs, à la recherche d’un sens commun, toujours inaccessible et sans cesse reconstruit…
(à suivre)

5 juin 2012

ON SE COMPREND MIEUX QUAND ON NE PARLE PAS SA LANGUE MATERNELLE !

Histoire de jeux de mots (2)
Jouer sur les mots est donc une affaire sérieuse, et aucune pensée individuelle comme collective ne serait possible sans eux (voir mon article d’hier).
Donc l’art du jeu de mots devrait une matière essentielle des écoles de management. Les MBA devraient-ils alors avoir des chansonniers comme professeurs, et les écrits de Pierre Dac ou Pierre Desproges remplacer ceux de Peter Drucker ou Jim Collins ?
Non, probablement pas, mais passer un peu de temps à comprendre que le rôle et l’importance des mots ne serait ni vain, ni inutile…
Voici notamment quelques idées – exprimées au travers de mes mots… – qui, selon moi, sont insuffisamment comprises, ou à tout le moins, trop souvent ignorées :
1. Les mots ne sont pas une matière neutre, abstraite, exacte, ils sont la cristallisation de notre propre imaginaire.
Pour vous en convaincre, choisissez n’importe quel mot, fermez les yeux et laissez-vous envahir par tout ce qu’il évoque en vous.
Ou encore imaginez l’histoire suivante : vous avez été élevé par un père ébéniste, votre mère étant morte alors que vous étiez très jeune. Ce père castrateur vous répétait sans cesse : « Des tables comme celles-là, tu ne sauras jamais en faire. ». C’est pour cette raison que vous avez choisi une autre voie, et pour lui prouver que, même si vous étiez incapable de rivaliser avec lui sur les tables, vous n’étiez pas un incapable, vous avez fait des études d’ingénieur en informatique. Aussi à chaque fois que vous entendez parler de tableurs ou de table de calcul, vous ne pouvez pas éviter de ressentir de drôles d’images en vous…
2. Communiquer suppose une traduction, même si l’on se parle dans la même langue
Puisque les mots ne sont pas seulement porteurs d’un sens commun et universel, mais aussi, et parfois surtout, de chacun de nos imaginaires qui les imprègnent, communiquer suppose d’accéder à ces imaginaires qui ne sont pas les nôtres. Si je veux comprendre ce que mon voisin me dit, si je veux dépasser le niveau fonctionnel et minimal d’un échange pour accéder au sens réel de ce qu’il exprime, consciemment on inconsciemment, je dois faire l’effort d’entendre ses mots, non pas à partir des émotions qu’ils génèrent en moi, mais à partir de celles qu’ils ont générées en lui. Effort de traduction donc…
Revenons à mon ingénieur, fils d’ébéniste. Imaginez-vous donc maintenant assis à votre bureau. Brutalement votre supérieur hiérarchique entre et hurle : « Quoi ! Tu t’es encore trompé. Décidément, tu n’arriveras jamais à mettre cette table d’aplomb ! ». Pour lui, bien sûr, pas de problème, pas de doute, il vous parle de votre dernière réalisation, cette nouvelle application informatique qui modifie la structure des bases de données, et sur laquelle vous butez. Il vient de trouver une nouvelle erreur dans la table de données.  Comment pourrait-il se rendre compte de ce qu’il est en train de provoquer en vous ? Comment pourriez-vous réellement communiquer ensemble ?  Comment sans avoir pris le temps de se comprendre, de connaître l’histoire de l’autre, se parler vraiment ?
3. Paradoxalement, on se comprend mieux quand ni l’un ni l’autre ne s’exprime dans sa langue maternelle
Parler une langue, autre sa langue maternelle, est une sensation étrange, et cette langue nous est doublement étrangère.
D’abord bien sûr, parce que nous la maîtrisons moins bien, que notre vocabulaire est plus pauvre et imprécis, que nos constructions grammaticales sont souvent aléatoires, que nous avons souvent du mal à saisir le sens de ce que l’on lit ou entend.
Mais aussi, parce que les mots y sont relativement neufs, c’est-à-dire vides de passé, vides d’émotion. Autant chaque mot de ma langue maternelle me renvoie à tout un contexte, ces moments où je l’ai entendu les premières fois, ces réactions qu’il a provoqué quand je l’ai utilisé, autant les mots d’une langue étrangères sont comme un bain de jouvence.
Souvent enfin, que ce soit pour nous exprimer ou comprendre, nous passons par une étape interne de traduction pour saisir le sens.
Ainsi quand nous parlons une langue étrangère, si notre communication est apparemment plus pauvre, puisque notre vocabulaire l’est, elle est paradoxalement meilleure, surtout si, pour l’autre aussi, ce n’est pas sa langue maternelle : comme l’un et l’autre sont dans cette double étrangeté, les mots prennent un sens spontanément plus proche, et chacun est en éveil de la qualité ou non de la compréhension mutuelle.
Notons que nous, les Européens, à cause de la cohabitation de nos langues multiples, sommes les rois de la traduction. A l’opposé les Américains, et surtout les Chinois se sont bien peu exercés à cet art difficile, mais nécessaire. Les Américains laissent aux autres le soin d’apprendre leur langue. Et, en Chine, si bon nombre de langues locales perdurent, elles s’écrivent toutes depuis leur origine, de la même façon ; aussi les lettrés chinois n’ont-ils jamais eu besoin de traduire, il leur suffisait de s’écrire pour se comprendre. Ainsi la calligraphie est-elle une substitution à la traduction !
(à suivre)

4 juin 2012

JOUER SUR LES MOTS EST UNE AFFAIRE SÉRIEUSE

Histoire de jeux de mots (1)
Finalement, à y bien réfléchir le management comme la vie, est d’abord une affaire de jeux de mots.
Sans les mots, en effet, impossible de penser, de dessiner des plans, d’échafauder des hypothèses… bref de réfléchir. Sans ces jeux de lettres assemblées, sans les images qu’ils projettent en nous dans le mystère de nos neurones, sans les souvenirs qu’ils rappellent ou qu’ils expriment – Marcel Proust avait certes d’abord besoin de la sensation de la madeleine, mais comment aurait-il pu comprendre ce qu’elle évoquait en lui, sans la médiation des mots qui se dessinèrent en lui, avant de s’écrire sur une feuille de papier ? –, nous ne serions qu’un animal de plus, bien incapable de se démarquer de ses congénères…
Sans les mots, aussi, impossible de communiquer, d’exprimer auprès des autres ce qui s’est construit en nous, d’obtenir un accord, un soutien ou un enrichissement, d’apprendre ce que l’on n’a pas vu, pas lu, pas pensé… bref de collaborer. Sans ces jeux de lettres assemblées, sans ces concepts projetés à l’extérieur de nos neurones, sans ces expériences reçues du dehors, sans ces ponts lancés vers ceux qui ne sont pas nous, nous n’aurions pas pu tisser la société humaine, et surpasser ainsi largement la puissance des fourmilières ou des ruches : l’émotion ressentie par Marcel Proust, de se retrouver, pour une madeleine dégustée, pour un moment dans la maison de tante Léonie serait restée à tout jamais une affaire privée et personne n’en aurait rien su…
Ainsi grandir, que ce soit en tant que personnalité individuelle ou collectivité, c’est largement apprendre à mieux se servir des mots. Bref, les mots, c’est du sérieux, et on ne doit laisser aux seuls humoristes l’art de jouer avec.
Alors pourquoi vais-je, pendant quelques jours, me servir de ce blog pour jouer sur les mots, puisque ceci est tout, sauf une plaisanterie !
(à suivre)

1 juin 2012

VERTIGES

Dehors, dedans…
Des échos et des mots…
Seul
Ta voix en moi crie,
Ton regard sur moi se pose.
Pour quoi, pour qui, pour moi ?
Et je suis vide.
Vide de ces mots que je ne t’ai pas dits,
Vide de ces sourires que je ne t’ai pas faits,
Vide de ces matins où je ne t’ai pas embrassé.
Ta voix en moi ne peut rien,
Ton regard sur moi est creux,
A quoi bon ?
Et je suis seul,
Seul de ce que je n’ai pas pu te dire,
Seul de ton corps que je n’ai pas su étreindre,
Seul des pleurs qui sont restés en moi,
Seul de ta vie qui s’en est allée.

Le bruit de monde
Le bruit du monde en moi vibre,
Danse aléatoire et infinie,
Rebond théorique et irréel,
Dehors et dedans fusionnent,
Altérité et intériorité s’absorbent,
Qui disparaît ?
Faut-il souffrir pour comprendre ?
Faut-il tuer pour apprendre ?
Faut-il penser pour exister ?
Comment savoir ?
Faut-il mourir pour exister ?
Faut-il naître pour disparaître ?
Faut-il aimer pour vivre ?
Le bruit de monde en moi vibre.