3 août 2012

LE MANAGEMENT PAR ÉMERGENCE

BEST OF (26 février- 15 mars)
Le plus souvent ce ne sont pas les dirigeants qui décident
Décider, voilà bien la responsabilité d’un dirigeant… du moins, c’est ce qu’il croît. 
Mais la plupart des décisions prises dans l’entreprise, le sont quotidiennement et sans lui… et heureusement !
Imaginez un seul instant si toutes les décisions d’une grande entreprise devaient être prises par le Directeur Général, ce serait vite l’asphyxie, et plus rien ne bougerait. Sans parler du fait qu’il ne peut pas être omniscient.
C’est déjà ce que j’indiquais dans mon livre Neuromanagement, dans lequel je mettais l’accent sur l’importance des processus inconscients, c’est-à-dire de tout ce qui se passait dans l’entreprise non seulement sans intervention de la Direction Générale, mais sans qu’elle le sache.
J’y écrivais en  conclusion :
« Dérangeant de voir que, comme l’individu, l’entreprise ne peut fonctionner efficacement que si elle est majoritairement guidée par des processus inconscients ?
Et pourtant ils sont bien là : toutes ces décisions prises au sein de l’entreprise, sans que la Direction Générale intervienne ; tous ces résultats issus directement de la façon dont elle est organisée et des systèmes existants.
Ce sont eux qui donnent à l’entreprise rapidité et souplesse : elle sait conduire sans y penser et éviter les balles que la concurrence lui lance…
Ce sont eux aussi qui permettent à la Direction Générale de se centrer sur la gestion et le management de l’imprévu : sans eux, elle n’aurait pas de temps pour inventer de nouvelles stratégies et repérer des signaux faibles porteurs de rupture.
Ce sont encore eux qui nourrissent l’innovation et la veille stratégique : ils fonctionnent comme une « tête chercheuse » permanente et sont force de proposition. »
Ainsi Diriger, c’est décider par exception, et surtout mettre en place des processus qui vont permettre à la bonne décision d’émerger.
Émerger… Tiens, voilà qu’apparaît ce verbe qui est au cœur de l’évolution de l’univers, au cœur de la naissance successive des propriétés qui le constituent, au cœur du processus d’élaboration du vivant.
Et s’il était aussi au cœur du management dans l’incertitude ?

Le plus souvent, un dirigeant ne sait pas pourquoi il décide

Donc un Dirigeant ne décide pas, ou rarement… ou plus exactement, l’essentiel des décisions sont prises dans son entreprise sans lui, et sans qu’il le sache…

Dans mon article d’hier, je finissais sur l’interrogation suivante : Et si l'émergence était aussi au cœur du management dans l’incertitude ?
Avant d’aller plus avant, sur cette idée, arrêtons-nous un plus longtemps sur la décision, et sur pourquoi elle échappe quasiment inévitablement à tout processus conscient et rationnel.
Pour cela, je vais citer un passage de mon livre, Les Mers de l’incertitude, passage qui s’intitulait « Comment se prennent les décisions dans les entreprises ? » :
« Dans une entreprise, le processus de la prise de décisions est complexe et implique :
  • La mémoire collective : à l’instar de l’individu, une entreprise a une mémoire faite des habitudes et des souvenirs, positifs comme négatifs, qui va influencer les choix. Sans s’en rendre compte, elle va écarter une solution parce qu’elle rappelle un échec passé ou parce qu’elle ne correspond à aucune des habitudes acquises, et, à l’inverse, en favoriser une qui est en phase avec sa culture ( …).
  • La multiplicité des intervenants : interviennent toute une série d’acteurs, cachés ou visibles, qui peuvent peser sur le choix des options, ainsi que tous leurs processus inconscients individuels. C’est de cet ensemble d’influences qu’émergent les quelques options sur lesquelles portera la décision consciente.
  • Les tris cachés : La Direction ne tranche que sur les options qui lui sont présentées. Or, le fait de passer du quasi infini des possibles à souvent seulement trois scenarios est un choix majeur. D’où viennent-ils ? Des décisions implicites ou explicites prises par toutes les personnes impliquées en amont.
  • La partialité de la grille de choix : Pour choisir, on s’appuie souvent sur une grille qui va hiérarchiser les scenarios. Derrière l’apparente rationalité de la méthode, le choix des critères mis dans la grille et leur pondération sont affaires de conviction et d’intuition.
De toute façon, comme avait l’habitude de dire un dirigeant d’un grand groupe international : « Si deux options semblent crédibles, pourquoi perdre son temps à choisir, autant tirer au sort. On pourra ainsi arrêter de perdre son temps à des discussions sans fin et ne créant aucune valeur. » »
Double vertige donc :
  • Un vertige « vers le bas », vers l’intérieur de l’entreprise, dans tous ces lieux, ces bureaux, ces réunions, ces coups de téléphone où des décisions sont prises quotidiennement : l’entreprise comme tout organisme vivant échange continûment avec son environnement, respire, et avance.
  • Un vertige « en soi » où tout dirigeant doit se rendre compte de l’irrationalité de ses propres choix : comme tout homme ou toute femme, il n’est conscient que de la surface de ses propres motivations, et les raisonnements qu’il construit le sont le plus souvent a posteriori, pour expliquer ou justifier une décision déjà prise.
Double vertige qui correspond à une double émergence, dans l'entreprise et en soi.
Décidément, se poser la question de l’émergence est donc centrale…  
Suffit-il de ne rien faire ?
Comment donc procéder par émergence ?
Peut-on se dire qu’il n’y a qu’à laisser faire, que l’entreprise trouvera bien d’elle-même le bon cap, qu’attirée par sa mer(1), elle ira cahin-caha dans la bonne direction ? Que la bonne façon de diriger est de prendre de longues vacances, et de ne surtout pas intervenir ?
Évidemment non !
Que risque-t-il de se passer ? Elle va être prise entre deux risques symétriques :
  • Premier cas de figure : sans leadership, l’entreprise va se désagréger aux hasards des initiatives prises. Comme chacune de ses composantes est soumise à un champ de forces spécifique, comme chaque dirigeant local va progressivement se construire sa propre interprétation et sa propre compréhension de ce qu’il faut faire, elle va imploser. Rapidement la culture commune n’existera plus, et ses différentes composantes ne se comprendront plus. Dans le meilleur des cas, la solution passera par sa scission en autant d’ensembles qu’il y aura eu de dérives locales. Le plus souvent, elle disparaîtra, sans laisser d’autres traces que des souvenirs et des regrets.
  • Autre cas de figure : elle restera soudée, mais va dériver et, sans s’en rendre compte, s’éloignera de la mer visée. Ou elle continuera en s’en rapprocher, mais trop lentement, sans voir qu’elle s’est faite doubler par des concurrents plus efficaces. Forte de ses convictions internes, persuadée de sa supériorité, aveuglée par son expertise passée, elle se réveillera trop tard, soit perdue et loin de tout, soit irrémédiablement distancée.
Comment faire alors ? Comment agir pour permettre des émergences efficaces ?
Je crois que cela repose sur le cocktail suivant : lien action/mer + paranoïa optimiste + facilité + flou + confrontation + rythme.
Inutile, je crois, de revenir en détail sur l’idée de mer, car je l’ai fait à de multiples reprises(1). Si vous ne deviez retenir que deux idées la concernant, je vous suggère les deux suivantes :
  • Dans le monde de l’incertitude, notre Neuromonde, comme tout est tourbillonnant, c’est en partant du futur que l’on peut trouver des points fixes, des attracteurs, vers lesquelles les courants convergent.
  • Ces attracteurs doivent être accessibles pour l’entreprise, c’est-à-dire qu’ils doivent être compatibles avec son histoire, et que, avec ses savoir-faire immédiats, elle doit pouvoir apporter une innovation immédiate et palpable, facilitant l’accès à cette mer.
Dans les articles à venir, je vais reprendre chacun de ces points, avant de conclure sur une approche de la transformation en opposition à celle du changement.
(1) Sur le concept de mer qui est au cœur de mon livre, voir notamment mon article Réfléchir à partir du futur pour se diriger dans l’incertitude

Relier mer visée et action individuelle

Comme indiqué dans mon article d’hier, je vois six points nécessaires à des émergences efficaces : lien action/mer + paranoïa optimiste + facilité + flou + confrontation + rythme.

J’aborde aujourd’hui le premier : le lien entre action et mer (1).
Laisser les décisions émerger, et s’assurer qu’elles vont effectivement permettre de se rapprocher de la mer visée, suppose en effet que chacun soit capable de lier son action individuelle à l’avancée vers la mer.
Ceci suppose deux choses essentielles :
  • Que chacun sache quelle est la mer visée, et en quoi elle le concerne personnellement,
  • Qu’il soit capable de trier dynamiquement entre les opportunités d’action qui se présentent à lui, pour choisir celle qui lui apparaît la plus en relation avec la mer.
Ce double préalable à toute émergence efficace paraît trivial, mais je constate que bien peu d’entreprises le mettent réellement en œuvre.
En effet, il ne suffit pas :
  • De diffuser un document présentant la stratégie pour que chacun comprenne de quoi on parle, et surtout en quoi il peut contribuer à cette stratégie,
  • D’informer pour communiquer, de parler pour être compris, ou de dire pour être cru,
  • D’affirmer que chacun dispose de marges de manœuvre, pour qu’il les saisisse, et que son encadrement de proximité l’y incite,
Je ne dis pas non plus que c’est inatteignable, bien au contraire. Simplement, cela nécessite un effort et une action volontariste pour que cela se produise.
Certains vont penser qu’il est dangereux de laisser chacun choisir  ce qui lui apparaît le plus efficace. Je leur répondrais d’abord que l’inverse me semble encore plus dangereux : dans le monde de l’incertitude, l’action centralisée est inefficace, car inadaptée et trop peu réactive.
Ensuite cette prise d’initiative locale se fait dans le cadre des autres points sur lesquels je reviendrai dans les prochains articles, à savoir notamment la facilité (apprendre à privilégier le « geste naturel »), le flou (qui définit les marges de manœuvre), la confrontation (qui articule les points de vue et les actions), le rythme (qui structure la réflexion).
Je reviendrai enfin, dans quelques jours, une fois que j’aurais explicité les six points nécessaires à l’émergence efficace, sur comment il est possible de transformer réellement une entreprise.
(1) Je rappelle que le mot « mer » image l’idée de ce futur durable que l’entreprise vise (voir notamment mon article Réfléchir à partir du futur pour se diriger dans l’incertitude)

Allier inquiétude et optimisme - Retrouvons l'énergie des caravanes du Far West !

Après le lien entre action et mer, explicité hier, venons-en au deuxième point nécessaire à l’émergence efficace, à savoir la « paranoïa optimiste ». J’ai déjà eu l’occasion d’exposer à plusieurs reprises, ce que j’entendais par là, notamment dans mon article Soyons des paranoïaques optimistes.

Je vais reprendre ici les aspects qui sont essentiels, et les compléter en regard de mon propos sur l’émergence.
L’idée principale est la suivante : dans le monde de l’incertitude, il est illusoire de vouloir la contenir ou la limiter. Il faut simplement avoir pensé le pire sans en être tétanisé, s’être préparé pour y faire face tout en se mobilisant pour en limiter la probabilité.
Cet état d’esprit n’est ni courant, ni naturel.
Mon expérience de consultant m’a confronté, le plus souvent, soit à :
  • Des optimistes qui croyaient que le pire n’arriverait jamais, que l’improbable était impossible, ou que le plus raisonnable était de s’organiser sur un scénario médian. Ces optimistes avancent résolument, et ne se sont pas préparés à ce qu’ils ont ignoré ou négligé. Pire, ils ont souvent coupé toutes les ressources ne correspondant pas à leur vision du monde, et qu’ils ont jugées inutiles (1). Or, dans le monde de l’incertitude, comme on ne peut plus probabiliser le futur et que la notion même de médiane n’a plus grand sens, rien ne dit que leur vision est la bonne.
  • Des pessimistes qui, tétanisés par les périls dont ils se sentent entourés, construisent autour d’eux des lignes Maginot ou des murailles de Chine, supposées pouvoir contenir les déferlantes des tsunamis à venir. Mais rien ne dit qu’ils viendront, et même s’ils venaient, ces digues seraient bien insuffisantes. Je repense aussi aux officiers du fort du Désert des Tartares de Dino Buzzati. A quoi sert-il donc de passer son temps à attendre ce qui n’arrive pas ?
J’ai finalement trop rarement rencontré ce juste équilibre entre l’action résolue et volontaire, et la préparation à ce qui peut survenir à tout moment.
La meilleure image qui me vient est celle de ces caravanes qui, parties à la conquête de l’Ouest, se devaient de traverser des contrées hostiles.
Fortes de la vision qui les habitaient, riches des provisions stockées dans leurs chariots, avares dans l’utilisation de leurs ressources, informées constamment par des éclaireurs envoyés en reconnaissance, entraînées aux combats susceptibles d’advenir, elles avançaient. Le soir venu, elles meublaient les nuits de chants joyeux, lancées autour de grands feux de bois, qui ressourçaient leur enthousiasme…
Rechercher la facilité pour pouvoir faire face à l’imprévu - Évitons le triathlon si l'on ne sait pas nager
Comment passer de la métaphore des caravanes de l’Ouest américain sur laquelle je finissais mon article d’hier, a un éloge de la facilité ? N’y a-t-il pas une contradiction à vouloir allier les deux ?
Non, je ne crois pas… à la condition expresse de ne pas faire de contresens sur la notion de facilité : je ne l’emploie pas dans le sens occidental du terme, c’est-à-dire celui d’une paresse ou d’une inclination à fuir la difficulté, mais dans le sens asiatique, c’est-à-dire celui de la pente naturelle ou de l’inclination à fuir l’adversité.
Pour ceux qui ne l’ont pas encore lu, je conseille fortement la lecture de la Conférence sur l’efficacité de François Jullien. Ce court ouvrage – il ne comprend que quatre-vingt-douze pages – est un modèle de concision et de clarté. Sa qualité est une forme de démonstration de l’efficacité dont il traite ! Dans mon article Le grand général remporte des victoires faciles, j’en ai donné mon best of.
J’aime particulièrement ce qu’il dit des plantes et de la façon dont elles poussent : « Méditer la poussée des plantes : Ni volontarisme, ni passivité ; mais, en secondant dans le processus de poussée, on tire parti des propensions à l'œuvre et les porte à leur plein régime. (…) Comme est indirect de biner au pied de la plante pour la faire pousser. (…) On ne voit pas la plante pousser. (…) La grande stratégie est sans coup d'éclat, la grande victoire ne se voit pas. »
Sur ce même thème, j’écrivais dans les Mers de l’incertitude : « Comme un fleuve, la voie vers la mer doit « couler de source », elle doit prendre appui sur la géographie de l’entreprise : les tendances de fonds de la situation actuelle ; les savoir-faire de l’entreprise, sa position, son histoire, ses hommes ; ceux de la concurrence actuelle et potentielle… On teste la faisabilité du chemin à parcourir sans entrer dans le détail, car il est inutile et même dangereux de vouloir dessiner trop précisément le chemin : il se dessinera au fur et à mesure de l’avancée en fonction. »
De ce point de vue, la culture judéo-chrétienne nous a vraiment bien peu préparés à cette recherche de la facilité. Je vois trop de dirigeants qui se font les chantres de l’effort, de la transpiration, de montagnes à escalader… Pour eux, seule, la recherche de la difficulté semble noble.
Mais si l’on part à contre-courant, si, dès le départ, on n’a pas privilégié ce qui était le plus naturel, comment faire face à l’imprévu, à la difficulté qui surgit sans qu’on l’attende ?
J’ai couru plusieurs marathons, et je dois – au risque de vous décevoir – dire que, pour cela, je m’étais entraîné, avais perdu un peu de poids, avais fait attention la veille de bien dormir, et m’étais alimenté tout au long de l’épreuve. Pour être plus méritant, aurait-il fallu que je le coure avec un sac à dos plein de cailloux, aurais-je dû arriver fatigué le matin de la course, et ai-je eu tort de boire et manger durant les un peu plus de quarante-deux kilomètres ?
Ou encore si l’on ne sait pas nager, n’est-il pas raisonnable d’éviter le triathlon ? Ou si l’on a le vertige, est-il vraiment nécessaire de monter en haut de la Tour Eiffel ?

Savoir lâcher prise - Ne pas tout définir, ne pas tout optimiser

Après le lien entre mer et action, la paranoïa optimiste et la facilité, voici le quatrième point nécessaire à une émergence efficace : le flou.

Là encore, pour les lecteurs réguliers de mon blog, ou ceux qui ont lu mon livre les Mers de l’incertitude, il ne s’agit pas d’une idée neuve. Quelle est-elle ?
Elle part une fois de plus d’une idée toute simple : comment on ne peut pas, par construction, prévoir ce que l’on ne connaît pas, si l’on ajuste exactement une entreprise à la vision actuelle que l’on a de la situation future, on la rendra cassante et elle ne pourra pas faire face aux aléas à venir.
C’est pourquoi le sous-titre de mon livre est : une entreprise anorexique ne peut pas faire face aux aléas, et que j’y écrivais : « Je sais combien ceci va aux antipodes de la tendance actuelle qui cherche par tous les moyens à accroître la rentabilité des entreprises : on coupe tout ce qui ne sert apparemment à rien, on comprime tout ce qui n’est pas lié directement avec ce qui est planifié. Mais si l’on améliore les résultats immédiats, on se prépare pour un mort future certaine. L’anorexie managériale en quelque sorte : des entreprises devenues tellement maigres qu’elles vont être emportées par la première bourrasque. »
Donc place au flou.
Est-ce donc à dire qu’il ne faut pas se préoccuper de l’allocation des ressources, et que l’on peut dépenser sans compter ? Évidemment non !
Pour prendre une image : si pour démonter une prise, une personne est suffisante, inutile d’être à deux…
Non, ce qu’il faut préserver, c’est une part de flou, c’est-à-dire des ressources en temps, en argent et en moyens techniques non affectées pour pouvoir faire face à l’imprévu, pour permettre d’inventer, pour autoriser des émergences créatives.
Quelle quantité de flou ?
Le plus possible, en fonction de la rentabilité de l’entreprise et des moyens requis pour tout ce qui est déjà engagé et planifié. En d’autres mots, priorité d’abord à l’accomplissement de ce qui est prévu à court terme : inutile de se donner une souplesse pour le futur, si l’on n’est pas capable de faire face aux contraintes de la situation actuelle.
Ce flou ne doit pas être réservé à des fonctions d’état-major ou d’encadrement. Il faut le répartir dans toute l’entreprise, et apprendre à chacun à s’en servir pour tirer parti de ce qui se présente, saisir une opportunité nouvelle, s’engager dans une pente naturelle qui était restée jusqu’à présent cachée, entreprendre une action qui va rapprocher un peu de la mer visée…
L’idée de flou doit aussi être intégrée dans la conception du rôle de chacun et dans le dessin des organisations. Comme il est impossible de tout optimiser, de tout prévoir, de tout planifier, pourquoi vouloir tout définir ? Pourquoi ne pas lâcher prise, et accepter de laisser le futur répondre à ce que l’on ne sait pas aujourd’hui ?
Se confronter continûment - Il n'est pas normal d'être spontanément d'accord ensemble
Arrive maintenant le cinquième, et avant-dernier point nécessaire à une émergence efficace : la confrontation.
Thème central de mes deux livres, tant Neuromanagement que les Mers de l’incertitude, la confrontation est le préalable au bon fonctionnement de toutes les structures collectives, et surtout dans le monde de l’incertitude.
Pourquoi est-elle ce préalable indispensable ?
Parce que tout est trop mouvant, trop complexe, trop multiforme pour être compris par un individu isolé,
Parce que chacun d’entre nous est trop prisonnier de son expertise, de son passé, de l’endroit où il se trouve, pour avoir une vue complète et absolue,
Parce que l’objectivité n’est pas de ce monde, parce que tout est contextuel, parce que seules les interprétations existent, et que les faits restent cachés et obscurs.
Parce que, si une entreprise réussit dans ce qu’elle entreprend, elle va, faute de se confronter au dehors, se sentir petit à petit invulnérable, dériver, et se réveiller, un jour, déconnectée de son marché, de ses clients et de ses concurrents.
Qu’est-ce que la confrontation ?
La confrontation est le chemin étroit entre nos deux tendances naturelles, qui sont le conflit et l’évitement. Elle est cette attitude d’ouverture aux autres, qu’ils soient membres de l’entreprise ou à l’extérieur, la mise en débat de ses convictions et ses interprétations.
Elle est la recherche de ses propres hypothèses implicites, souvent inconscientes, qui nous conduisent à notre vision du monde, et à recommander telle solution, plutôt que telle autre.
Quelles sont les conditions d’une confrontation réussie ?
Elles sont au nombre de cinq, et chacune est nécessaire :
  1. Un travail personnel pour asseoir ses propres convictions, et être capable d’expliciter le raisonnement qui les a structurées,
  2. Une confrontation sur l’analyse et les raisonnements, jamais sur les conclusions,
  3. La compréhension du rôle des autres et le respect dans leur professionnalisme,
  4. La connaissance de l’objectif commun visé, de cette mer située à l’horizon, et des actions à mener pour s’en rapprocher,
  5.  La confiance en soi-même, en les autres et dans l’entreprise.
Pour aller plus en avant ce sujet de la confrontation, vous pouvez lire les nombreux articles que je lui ai consacrés sur ce blog, ainsi bien sûr que mes deux livres.
En conclusion, voici un extrait de ce que j’écrivais dans les Mers de l’incertitude :
« Finalement, c’est l’absence de confrontation qui n’est pas un bon signe : pour tout projet complexe, il n’est pas normal que tout le monde soit d’accord sans confrontation. Cela signifie soit que l’analyse a été trop superficielle, soit que certaines parties prenantes ont évité la discussion. Quand un projet avance trop vite, quand aucun arbitrage n’est nécessaire, c’est souvent qu’une partie du champ de contraintes n’a pas été pris en compte. On constate alors a posteriori les dégâts : l’objectif n’est pas atteint, ou les délais ne sont pas respectés, ou les coûts ont dérapé… ou les trois.
Plus il y aura de confrontation, meilleures seront la qualité des analyses et la performance des actions. La confrontation n’apporte pas de la rigidité, car elle est un processus dynamique d’ajustement. Elle va apporter le liant qui permet les relations et les fluidifie. C’est elle qui va construire le langage commun, la culture de l’entreprise. Si les dinosaures s‘étaient un peu plus confrontés à la réalité de leur monde et à son évolution, ils seraient probablement encore là ! »
Savoir prendre son temps - Vive la paresse vertueuse !
Dernier point nécessaire à une émergence efficace : le rythme.
Pourquoi ce thème et pourquoi avoir choisi de terminer par lui ?
Précisons d’abord ce que j’entends par « rythme ». Je mets un double sens derrière ce mot : c’est la capacité, à la fois, à ajuster dynamiquement la vitesse à ce que l’on fait (1) , et à agir au bon moment.
Or si l’on n’y prête pas garde, les vagues tourbillonnantes de l’incertitude nous poussent d’une part à la précipitation, et à la confusion entre vitesse et efficacité, mouvement et concrétisation, d’autre part à l’action immédiate, au passage brutal de l’idée à la réalisation, de la pensée à l’agir.
Est-il bien utile que je revienne une fois de plus sur les dégâts de l’hystérie actuelle, et du rapport maladif entretenu avec le temps. Car, enfin, comment imaginer que l’on peut réfléchir vite à long terme ? Comment ne pas voir que, s’il suffisait de courir pour mieux réussir, toutes les entreprises seraient agiles, puisque je n’y vois plus que des gens qui courent ?
A l’inverse, je ne pousse pas non plus à la sieste généralisée, ou à différer sans cesse ce que l’on peut faire maintenant.
Non, je me fais l’apôtre de ce que j’appelle « la paresse vertueuse » ! Qu’est-ce que je veux dire par là ?
J’emploie volontairement le mot provocateur de « paresse », car je suis convaincu qu’il faut maintenant développer un esprit de résistance face à la violence des énergies en cours, à la turbulence des remous de l’incertitude et à la folie collective. C’est le pied sur le frein qu’il faut conduire, compte-tenu de la pente naturelle des systèmes et des organisations.
J’y accole immédiatement le mot de « vertueuse », pour ne faire l’apologie de l’inaction et du laisser-faire : le lâcher-prise n’est pas le laisser-faire, il est tout le contraire.
Le lâcher-prise est l’attention portée aux courants en place, à la sensation de ces moments où vouloir agir ne servirait à rien, et au contraire de ceux où l’action est démultipliée.
Le lâcher-prise est le refus de se laisser emporté par ce qui n’est qu’une agitation inefficace, qu’une dispersion d’énergies, un bruit ambiant.
Le lâcher-prise est la volonté de se poser pour réfléchir, regarder et comprendre.


Voilà donc terminé, ce tour rapide et superficiel sur ces six points qui conditionnent, selon moi, l’émergence efficace, à savoir le lien action/mer, la paranoïa optimiste, la facilité, le flou, la confrontation, et le rythme.


Permettre les émergences - Non au changement, oui à la transformation

Avant d’aborder comment mettre en œuvre concrètement les six points qui conditionnent une émergence efficace, je vais d’abord m’arrêter sur quelques erreurs à éviter.

J’en vois trois essentielles : confondre changement et transformation, avoir un plan d’ensemble rigide et prédéfini, croire que le résultat sera obtenu rapidement.
Une précision : tout ceci ne s’applique pas à une entreprise qui fait face à une situation d’urgence, qui joue sa survie à court terme, qui doit pallier le risque d’un dépôt de bilan immédiat. Alors, il n’est plus temps de réfléchir au moyen terme, on ne peut plus que se battre pour exister encore.
Mon propos s’adresse aux entreprises qui, tout en étant ballottées par les vagues de l’incertitude, ne sont pas en train de sombrer à court terme. Elles disposent du temps et de l’énergie nécessaires à une réflexion de fonds. L’objectif est de trouver les voies et moyens pour leur éviter de précisément se retrouver un jour en situation d’urgence.
Revenons donc à mes trois points :
1. Ne pas confondre changement et transformation.
Contrairement à l’idée reçue, je suis convaincu que le changement est un mal, et non pas un bien, et que moins on change, mieux on se porte. C’est ce que j’écrivais dans mon article portant ce même titre et qui se terminait ainsi :
« Il est urgent d’affirmer au contraire que : 
-        La performance est dans la constance et la permanence, qui, seules, peuvent permettre de construire mondialement un avantage concurrentiel durable et réel,
-        Le changement est un mal parfois nécessaire, mais à petite dose,
-        La réactivité conduit au zapping et à la destruction de valeur. »
La transformation est elle, une adaptation lente et continue, en respirant avec ce qui nous entoure. Elle est respectueuse du temps et de l’histoire, ne crée pas de ruptures.
La meilleure illustration d’une transformation est la croissance d’un enfant : ni lui, ni nous ne le voyons grandir ou changer, et pourtant il suffit de se retourner en arrière pour voir le chemin parcouru.
2. Ne pas avoir de plan d’ensemble rigide et défini.
Comme tout est incertain, comme l’objectif est de permettre à l’entreprise d’être managée par émergence, comme nul ne peut prétendre connaître ce qu’il faut faire, tout dessin précis serait contre-productif.
Il ne faut surtout pas concevoir l’organisation comme un jardin à la française, avec de grandes perspectives uniformes, mais au contraire comme un jardin à l’anglaise qui se dessinera petit à petit. (voir Jardin à la française ou à l’anglaise : comment faire face à l'incertitude dans un cadre rigide et uniforme ?).
3. Ne pas croire que le résultat sera obtenu rapidement
Mon expérience m’a montré que, dans une grande entreprise, c’est-à-dire pour fixer les idées dont l’effectif est supérieur à dix mille personnes, il est illusoire de penser qu’une transformation réelle prendra moins de trois ans. En-deçà, on n’obtient que des résultats apparents et de surface.
Ce ne sont en effet pas seulement des organigrammes qu’il faut redéfinir, des métiers qu’il faut redécouper, des sociétés qu’il faut fusionner, ce sont surtout des habitudes et des comportements qu’il faut modifier.

Faire de l’émergence efficace, un état d’être - Un peu, partout, localement, en même temps
Comment donc transformer une entreprise, et lui permettre de mettre en œuvre les six points qui conditionnent une émergence efficace ?
Au risque de surprendre, ma recommandation est de prendre le contre-pied des trois erreurs que j’évoquais hier, c’est-à-dire de ne rien changer, de ne pas avoir de plan d’ensemble et de prendre son temps. Étonnant, non ?
Je m’explique.
Qu’est-ce que je veux dire par « ne rien changer » ? L’idée essentielle est de ne pas lancer une grande mobilisation générale, ni de dire que le passé est révolu et que l’entreprise doit changer. Il faut dans un premier temps ne rien entreprendre de spectaculaire, et viser une transformation de l’intérieur, qui, au début, sera invisible et se propagera. Ce ne sera que, in fine, que l’on fera constater à tous que, oui, tous se sont transformés, et qu’en ce sens, tous ont changé, mais en profondeur.
Pas de plan d’ensemble, mais une multiplication de chantiers locaux, sans lien a priori entre eux. C’est la propagation de ces chantiers qui les fera progressivement se rejoindre, et qui dessinera, au bout de quelques mois ou années, un schéma d’ensemble. Mais ce schéma n’aura pas été conçu a priori, il émergera.
Pas de précipitation enfin. Les premiers résultats seront lents à obtenir et ne seront pas spectaculaires. Puis, petit à petit, le processus prendra de l’énergie au fur et à mesure de sa diffusion, et de l’apparition de connexions entre les chantiers. La transformation aboutira à des résultats visibles globalement au bout de quelques années. Et ce processus lancé continuera durablement à porter ses effets.
Comment concrètement lancer ces chantiers ?
L’idée est simple, et repose sur la phrase suivante : Agir un peu, partout, localement, en même temps et sur les six points.
Prenons l’exemple du premier point, à savoir le lien entre mer et action. Plutôt que vouloir lancer une mobilisation générale, la démarche est de repérer plusieurs lieux dans l’entreprise qui sont plus sensibles à la portée d’une telle action : un manager local qui a une compréhension profonde et fine de la stratégie ; des équipes qui trouvent qu’elles mènent trop d’actions, sans comprendre à quoi elles servent, ou qui pensent en avoir trop de front ; une nouvelle acquisition qu’il faut rattacher au reste de l’entreprise…
C’est ce même raisonnement qu’il faut suivre pour chaque thème : choisir la voie de la facilité, c’est-à-dire ce qui sera le plus naturel à cet endroit-là. L’objectif est que, d’une façon ou d’une autre, chacun participe, même modestement, à, au moins, un chantier. Je rappelle les six thèmes à lancer : lien action/mer, paranoïa optimiste, facilité, flou, confrontation et rythme.
Il ne m’est pas possible ici de donner une recette, car il n’y a pas, par construction, de plan type : c’est à chaque équipe de direction, en fonction de l’histoire et de la culture de l’entreprise, de trouver comment agir.
Il faut simplement ne pas oublier de se doter d’une équipe qui va être une ressource pour chacun, qui va progressivement diffuser ce qui est entrepris localement, et in fine le relier.
Alors l’entreprise émergera différente, et sera prête à poursuivre cette évolution dynamique, faite d’émergences continues et efficaces…

31 juil. 2012

IMPOSSIBLE DE SAVOIR SI LE TAUX DE CROISSANCE FRANÇAIS EST DE -0,5 OU +3,5%

BEST OF (19 janvier 2012)
Arrêtons de dire et faire n’importe quoi
L’ensemble des experts économiques, et des responsables politiques prennent actuellement leurs décisions au vu des taux de croissance des économies, et de leur évolution. Comme ceci se traduit dans l’évolution effective des taux d’intérêt que chacun de nous, directement ou indirectement, payons, ainsi que dans le niveau de nos impôts et la qualité effective des services publics, il est important de s’assurer que ces taux sont bien pertinents.
Reprenons donc comment ils sont calculés.
Tout part du PIB, c’est-à-dire du produit intérieur brut. Il faut d’abord accepter que ce PIB soit représentatif effectivement l’économie réelle du pays en question. Cela reste à démontrer, mais, soyons bon prince, et acceptons-le…
Ensuite, on calcule donc le taux de croissance du PIB, c’est-à-dire la variation de ce PIB pour une durée donnée, qui est le plus souvent l’année : on prend donc le PIB d’une année N que l’on compare à celui de l’année N-1.
Supposons que le PIB soit mesuré à 1% près. Cela signifie que l’on ne sait pas si la réalité se situe en dessus ou en dessous, et ce à un pour cent. Comme les phénomènes de la vie sont chaotiques, on ne peut pas non plus dire que l’on se trompe toujours dans le même sens. On peut juste au mieux espérer avoir borné le taux d’erreur à 1%. Donc si l’on se trompe par excès lors de l’année N-1, rien ne dit que l’on ne se trompe pas par défaut en année N, ou l’inverse.
Que se passe-t-il alors pour le taux de croissance ?
-        Si le taux de croissance calculé est de 2%, le taux de croissance est en fait compris entre 0 et 4%, et sans que l’on puisse dire où il se trouve dans l’intervalle. (1)
-        Si le taux de croissance calculé est de 1%, l’imprécision est cette fois plus forte, car on ne peut même plus être certain qu’il y a bien une croissance, car le taux se situe entre -1 et 3% ! (2)
Supposons maintenant que le PIB soit calculé dix fois plus précisément, c’est-à-dire à 0,1% près, que se passe-t-il ?
-        Si le taux de croissance est de 2%, il est compris entre 1,8 et 2,2%.(3)
-        Si le taux de croissance est de 1%, il est compris entre 0,8 et 1,2%.
Comme les taux de croissance de tous les pays occidentaux se situent entre 1 et 2%, et que l’on tire des conclusions sur eux-mêmes et leurs variations, j’en déduis donc que l’on sait calculer les PIB à 0,1% près.
Comment sérieusement pourrais-je croire cela ? Mon expérience de consultant m’a montré que la réalité du  chiffre d’affaires d’une entreprise est au mieux approchée à quelques % près. Comment pourrait-on faire mieux pour un pays, réalité infiniment plus complexe et mouvante ?
J’en conclus donc que tout ce que l’on raconte et énonce à partir des taux de croissance est sans fondement…
Pour ce qui est de la France, le taux de croissance est annoncé à 1,5% pour 2010. Si l’on admet que le PIB de 2009 et 2010 est exact à 1% près, le taux français est en fait compris entre -0,5% et 3,5%, et nous n’avons aucun moyen de savoir où il se situe au sein de cet intervalle.
Or on discute d’évolution du taux de croissance de + ou – 0,2%, évolution qui ne serait même pas mesurable, si le PIB était exact à 0,1% près !
Et je fais remarquer que le plus probable est que l’on se trompe de beaucoup plus que de 1% sur le PIB, ou encore que l’écart entre le PIB et la réalité de l’économie française est de plus de 1%...
Et dire qu’en plus, on parle de taux de croissance prévisionnel !
Tout ceci ne serait pas grave si l’on était en train de jouer au Monopoly avec de faux billets. Mais c’est bien de l’argent, du travail et de la vie de tout un chacun qu’il s’agit !
Mon propos n’est évidemment pas de dire que l’on devrait se désintéresser de savoir comment va l’économie de nos pays, et si elle est ou non en croissance, mais que ces taux ne le mesurent pas, et ne veulent rien dire.
Ne serait-il pas temps de s’en rendre compte, et d’arrêter de – excusez la brutalité de mon propos – dire, et  donc de faire collectivement n’importe quoi ? Il y a urgence…

(1) Le PIB initial est donc compris entre 99 et 101, et le PIB après croissance entre 101 et 103 (102 ± 1). Comme on ne peut pas affirmer que l’erreur est toujours dans le même sens, le taux de croissance est compris entre (103/99 - 1) et (101/101 - 1), soit 4% et 0%.
(2) Le PIB initial est toujours compris entre 99 et 101, et après croissance cette fois, il est entre 100 et 102 (101 ± 1). Le taux de croissance est donc compris entre (102/99 – 1) et (100/101 – 1), soit entre 3% et -1%
(3) Le PIB initial est compris cette fois entre 99,9 et 100,1, et après croissance entre 101,9 et 102,1. Le taux de croissance est donc entre (102,1/99,9 - 1) et (101,9/100,1)/100,1 – 1), soit  entre 2,2 et 1,8 %.
(4) LE PIB initial est toujours entre 99,9 et 100,1, et après croissance cette fois entre 101,1 et 100,9. Le taux de croissance est donc entre (101,1/99,9 – 1) et (100,9/100,1 – 1), soit entre 1,2 et 0,8%.

27 juil. 2012

« REGARDEZ, NOTRE TGV A DÉRAILLÉ ! »

BEST OF (17 janvier 2012)
Comment savoir ce qui se passe vraiment ?
Voilà une heure et demie que nous avions quitté Paris. Besoin de savoir où nous nous trouvions, car nous étions partis en retard. Quelques secondes plus tard, grâce à mon iPhone et à Google Maps, j’avais la réponse : nous nous trouvions encore au Nord de Macon.
En regardant, mon écran, je ne pus m’empêcher de laisser échapper à voix basse, mais suffisamment haute pour que mon voisin pût m’entendre : « Tiens, nous venons de dérailler ! »
A son regard, je vis qu’il me prenait pour un fou. Aussi me tournant vers lui, je continuai, cette fois, à voix haute :
« Eh bien oui, selon mon iPhone, le TGV vient de dérailler. Le GPS est trop fiable. La technologie ne peut pas se tromper. Qui a raison lui ou nous ? »
Il me regarda alors, en pensant que vraiment, j’étais un fou. Je poursuivis, en tournant vers lui mon iPhone :
« Regardez mon écran. Voyez ce point, c’est notre train, et le trait le rail. Depuis un moment, le point n’est plus sur le rail. Donc nous avons déraillé. »
Je marquai une pause pour laisser un peu plus le malaise s'emparer de lui.
« Il est vrai que nous sommes dans le train, et que nous pouvons constater que le TGV n’a pas déraillé. Donc le GPS ou la carte de Google Maps doivent se tromper. Si notre train n’était plus sur les rails, nous nous en serions rendus compte. Mais maintenant imaginez que vous êtes au siège de la SNCF, que vous suivez grâce à ce logiciel le bon déroulement des voyages en TGV, et que vous vous fiez là-dessus pour déclencher les alertes. Vous êtes devant un tableau de commandes, vous n’êtes pas dans le train, vous avez seulement cette application. Pour vous, c’est sûr, le train a déraillé. Donc vous déclenchez l’alerte, vous envoyez gendarmes, secours, hélicoptères, et tutti quanti ! »
Il me regarda en souriant et nous avons continué à parler de la fragilité des tableaux de bord et des outils de pilotage.
Car, ainsi va la vie, nous croyons avoir accès au réel, alors qu’en fait, nous n’avons accès qu’à une représentation du réel, et nous n’arrêtons pas d’envoyer des hélicoptères pour des TGV qui n’ont pas vraiment déraillé.
A propos, sommes-nous si sûrs que le PIB mesure vraiment ce qui se passe dans un pays ? Et les taux de croissance et d'inflation ? Et les prévisions sur ces mêmes indicateurs ? Sommes-nous en train de dérailler ? ....

24 juil. 2012

INCERTITUDE, CLOISONNEMENT ET PROPAGATION

BEST OF (10-11-12 janvier 2012)
Incertitude, cloisonnement et propagation
Chacun se sent pris, comme emporté, par les vagues de l’incertitude. L’imprévu déferle sans cesse, et les prévisions sont balayées, les unes après les autres. L’horizon du court terme se rapproche, et bien peu de responsables économiques se risqueraient à s’engager trop en avant.
Que se passe-t-il ? Le monde est-il donc devenu brutalement incertain ? Ou sommes-nous devenus, du jour au lendemain, incapables de nous projeter dans le futur ?  Faut-il redorer le blason des cartomanciennes, et aller tirer les cartes pour construire des plans stratégiques ?
Non, bien sûr.
Comme j’ai eu l’occasion de l’expliquer sur ce blog, et longuement dans la première partie de mon livre, les Mers de l’incertitude, l’incertitude était là de tous temps, car elle est le moteur du monde. Depuis le Big-Bang, tout se complexifie et dérive constamment : aléas de l’entropie, évolution chaotique – au sens mathématique du terme –  de la plupart des phénomènes, auto-organisation des cellules vivantes, mouvements erratiques du monde animal, importance de la dimension des processus inconscients, emboîtement de libres arbitres… Bref que des raisons de voir l’incertitude non seulement s’accroître, mais le faire de plus en plus vite.
Alors pourquoi diable, avons-nous l’impression que, il n’y a ne serait-ce qu’une vingtaine d’années, ou même une dizaine d’années, tout était plus prévisible, moins incertain ?
Parce qu’alors l’incertitude était contenue, localisée, comme « emprisonnée ». Qu’est-ce que je veux dire par là ?
Chacun de nous est soumis à toutes les incertitudes
Il y a dix ou vingt ans, nous n’étions, chacun de nous, soumis qu’à l’incertitude de ce qui était autour de nous, à portée de notre vue et notre toucher. Nous savions que nous pouvions subir le décès imprévu d’un de nos proches, que le ticket de loterie que nous venions d’acheter pouvait être gagnant ou pas, qu’un client pouvait nous faire défaut, qu’une machine pouvait brutalement se casser, qu’il était imprudent d’affirmer qu’il ferait beau demain, etc.
Par contre, ce qui se passait dans le lointain, dans une autre ville, un autre pays, un autre continent, cela ne nous concernait pas. Nous pouvions regarder serein les informations, sans nous sentir impliqué, car cela n’avait pas de conséquences directes sur notre vie quotidienne, sur notre famille, sur notre emploi, sur notre entreprise, sur notre pays. Ou plutôt la vitesse de propagation des effets était suffisamment lente, pour que nous ayons le temps d’être informés et d’avoir mis en place des actions correctives. Donc ce n’était plus incertain pour nous.
Le monde était donc partitionné, cloisonné, et nous en avions l’habitude. Nous étions protégés des incertitudes des autres. Certes le champ géographique de propagation des incertitudes s’était étendu au rythme du développement de l’énergie et des transports, mais jusqu’à ces dernières années, la vitesse de propagation restait limitée.
Avec le déferlement de l’informatique, des télécommunications et d’internet, cette partition du monde a volé en éclat. Tout se propage instantanément, et nous sommes directement et immédiatement exposés à toutes les incertitudes. Et dès lors, l’aléa change de dimension, et nos peurs se lèvent.
Pour être encore plus clair, je vais prendre une image simple : imaginez que vous jouez aux dés et que, si jamais vous faites quinze fois de suite un « 6 », vous perdez tout ce que vous avez. Si vous êtes seul à jouer, vous ne risquez pas grand chose : vous n’avez qu’une chance sur 615 de perdre, soit moins d’une chance sur 470 milliards. Vous pouvez être détendu, car la probabilité de la catastrophe est négligeable. Si maintenant c’est l’ensemble de l’humanité qui joue, c’est-à-dire sept milliards de joueurs, et qu’il suffise que l’un quelconque fasse cette séquence pour que vous perdiez tout, c’est une tout autre histoire, car vous avez maintenant une chance sur soixante-sept. Vous allez devenir très nerveux.
Eh bien, c’est exactement ce qui se passe depuis peu : chacun de nous est soumis au jeu de tous les autres.
Que faut-il faire alors ? Essayer de reconstruire la partition du monde ? Prôner le suicide collectif et immédiat, car il ne sert à rien de différer l’holocauste ?


Mais nous sommes aussi soumis à tous les gains potentiels
Revenons à la partie de dés, où si vous faites quinze fois de suite un « 6 », vous perdez tout, et complétons la règle avec les ajouts suivants, si vous faites une série de quinze chiffres identiques autre que le « 6 », vos avoirs seront multipliés par un facteur dix si c’est un « 1 », cent si c’est un « 2 », mille si c’est un « 3 », un million si c’est « 4 » et un milliard si c’est un « 5 ».
Si vous êtes seul à jouer, peu de chances de gagner ou de perdre. Vous n’allez pas vous intéresser à ce jeu.
Si c’est à nouveau la planète qui joue pour vous, vous avez une chance sur soixante-sept de tout perdre, et une chance sur treize de multiplier vos avoirs (dix fois, cent fois, mille fois, un million de fois, un milliard de fois).

Alors toujours nerveux ? Moins n’est- ce pas. Vous seriez même peut-être à jouer, non ? Surtout si je change les probabilités, et qu’il suffit, par exemple, d’une série de dix chiffres identiques pour gagner, et toujours quinze pour perdre…
Voilà le jeu auquel joue notre planète : certes les incertitudes se propagent à toute vitesse, mais les bonnes comme les mauvaises, et nous sommes d’abord riches de notre diversité et de nos échanges.
Pourquoi ?
Parce que l’incertitude, le désordre et les échanges sont le moteur du vivant : plus il y a d’incertitude, de désordre et d’échanges, plus la vie se développe. On ne protège pas la vie en la cloisonnant, au contraire.
Penser aux risques des mariages consanguins : le métissage enrichit l’ADN du monde, le cloisonnement l’appauvrit.
Avec le retour à l’isolement et la remontée des barrières, nous ne serions pas plus riches, mais plus fragiles : moins d’innovation, moins de puissance dans la recherche, moins de performance dans les nouveaux produits. Les laboratoires et les chercheurs se nourrissent des découvertes des uns et des autres, les améliorations techniques inventées dans une usine se répandent partout, la création musicale ou littéraire rebondit d’un lieu à l’autre, internet est une immense agora collective.
Alors ayons l’attitude du joueur, et n’ayons plus peur de l’incertitude : elle est la garante de notre survie et notre développement…

20 juil. 2012

ENTRE MIRAGE ET RÉALITÉ, ENTRE PARTI ET ARRIVÉ...

Entre-deux…
Comme un caillou jeté en l'air, comme une espérance...
Vers toi
M’envoler vers toi, toi que je ne connais pas,
Transformer l’image virtuelle de nos échanges,
Mettre en jeu le construit de mon imaginaire,
Pour la force de tes bras, pour la dureté de ta peau.

Dix heures dans une boîte, dix heures de passerelle,
Entre deux mondes, de l’Europe à l’Asie,
Du pensé au vécu, du possible au réalisé,
Dix heures pour te sentir en moi, dix heures pour risquer la joie.

Rien n’est certain, rien n’est couru,
Tout peut s’effacer, dans les nuages d’un mirage,
Tout peut n’être que vent, qu'un espoir envolé,
Comme cet avion dans lequel je vais vers toi.

19 juil. 2012

NOUS NE PERCEVRIONS LE PRÉSENT QUE COMME ÉCART PAR RAPPORT À NOS PRÉVISIONS

Le cerveau se ferait constamment une idée du futur qui l’attend (Neurosciences 20)
En quoi donc notre cerveau est-il concerné par les mathématiques bayésiennes et les calculs de probabilité ?
Voici de façon synthétique les raisons avancées par Stanislas Dehaene (1):
1. Ces inférences rendent compte des processus de perception : étant donné des entrées ambiguës, notre cerveau en reconstruit l’interprétation la plus probable.
En effet, notre vue ne transmet au cerveau qu’une photographie de ce qui nous entoure. Notamment la plus plupart de ce qui nous entoure est partiellement caché, et nous n’en voyons qu’une partie. En tenant compte de la succession des images transmises (qui vont révéler une partie de ce qui est caché) et de ce que nous avons appris depuis notre naissance, le cerveau va interpréter ces informations pour nous permettre de comprendre ce qui nous entoure. Par exemple, si nous voyons la tête d’un ami dépasser d’un mur, nous allons inférer que cet ami est bien présent derrière ce mur.
2. Nos décisions combinent un calcul bayésien des probabilités avec une estimation de la valeur probable et des conséquences de nos choix.
Prendre une décision suppose d’avoir construit une interprétation du monde qui nous entoure, ce à partir de ce que nous en percevons. Cette interprétation est issue de la valeur la plus probable, telle que calculée selon les mathématiques Bayésiennes. Par exemple, si nous devons parier sur la couleur d’une bille tirée d’une urne, nous allons spontanément ne prendre en compte que les couleurs étant apparues lors des tirages précédents.
3. L’architecture du cortex pourrait avoir évolué pour réaliser, à très grande vitesse et de façon massivement parallèle, des inférences Bayésiennes.
Sur la base de ce qu’il connaît, notre cerveau construit dynamiquement une projection du futur, tel qu’il devrait être, c’est-à-dire tel qu’il est le plus probable qu’il soit (codage prédictif). Ensuite, les informations issues de la situation réelle ne sont pas codées telles qu’elles apparaissent, mais en tant qu’écarts par rapport à cette prévision. Ainsi ce sont les différences et les nouveautés qui ont transmises (propagation des signaux d’erreur).
4. Le bébé semble doté, dès la naissance, de compétences pour le raisonnement plausible et l’apprentissage Bayésien.
Dès la naissance, nous serions capables de combiner de façon quasi optimale les a priori issus de notre évolution et les données reçues du monde extérieur. Ainsi la théorie Bayésienne résoudrait le dilemme classique entre les théories empiristes et nativistes. L’apprentissage du langage, la reconnaissance des mots, et la théorie de l’esprit pourraient également être modélisés comme des inférences Bayésiennes.
Telle est toute l’étendue de ce cours 2012. Vous percevez déjà l’importance des conséquences de cette nouvelle vision du fonctionnement du cerveau, ce notamment sur notre approche de l’incertitude : si notre cerveau est structurellement et intimement construit pour prévoir le futur à partir du passé et du présent, il n’est pas surprenant que nous ayons du mal à appréhender la nouveauté et les ruptures.
Tout ceci mérite bien sûr de s’attarder davantage.
C’est ce que je ferai à la rentrée, à compter du lundi 3 septembre. Je reviendrai alors plus en détail sur ce cours 2012, et sur ces conséquences pour le management des entreprises.
D’ici-là, mon blog va, comme tous les ans, prendre quelques vacances. Pendant celles-ci, sera diffusé, au rythme de deux articles par semaine (un le lundi, un le jeudi), un best of tiré des articles parus jusqu’à présent.
Pendant cette période, je vais aller me laisser perdre dans l’effervescence de l’Inde du Sud, occasion de nouvelles découvertes, de prise de recul, et aussi très probablement de commencement de la rédaction de mon prochain livre…
Avant cela, juste quelques lignes demain, comme un pont entre ici et là-bas...

(à suivre le 3/9/12)

(1) Pour ceux qui veulent plus de détails, le mieux est de suivre l’intégralité du cours 2012

18 juil. 2012

PRÉVOIR LE PASSÉ À PARTIR DU PRÉSENT

Comment imaginer ce que nous ne connaissons pas à partir de ce que nous voyons (Neurosciences 19)
Voilà donc notre cerveau qui, à l’instar de Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, manipulerait sans cesse des statistiques, et ferait des inférences Bayésiennes.
En paraphrasant les célèbres dialogues de Molière dans le Bourgeois gentilhomme, on pourrait dire en imaginant un dialogue entre Stanislas Dehaene et un grand bourgeois contemporain :
« Non, Monsieur : tout ce qui n'est point inférence Bayésienne est certain; et tout ce qui n'est point certain est inférence Bayésienne.
- Et comme l'on pense qu'est-ce que c'est donc que cela ?
- De l’inférence Bayésienne.
- Quoi ? Quand je pense : "Je regarde le ciel, et j’en conclus qu’il va pleuvoir," c'est de l’inférence Bayésienne ?
- Oui, monsieur.
- Par ma foi ! Il y a plus de quarante ans que je fais des inférences Bayésienne sans que j'en susse rien, et je vous suis le plus obligé du monde de m'avoir appris cela. »
Plus sérieusement de quoi s’agit-il ?
Faisons d’abord un flash-back au XVIIIème siècle, à l’époque où le révérend Thomas Blayes, pasteur dans la journée, écrivit un ouvrage, Une introduction à la doctrine des fluxions, et une défense des mathématiciens contre les objections faites à l'auteur de l'Analyse (sic !), ouvrage qui fut repris à sa mort par son ami Richard Price dans un essai intitulé Essai sur la manière de résoudre un problème dans la doctrine des risques.
Cet ouvrage institua ce qui fut appelé la «  règle de Bayes » et qui est une forme d’inversion du raisonnement suivi dans les probabilités :
-        Dans le calcul de probabilités, on cherche à avoir une idée du futur à partir de la situation actuelle : que risque-t-il d’arriver compte-tenu de tout ce que l’on sait de la situation actuelle (y compris de la situation passée).
-        Dans la « règle de Bayes », on cherche à partir de la situation actuelle et de tout ce que l’on en connaît, à imaginer ce qui a pu exister avant, et conduire à cette situation.
Pour être plus clair, prenons le cas d’une urne dans laquelle on procède à un tirage :
-        Si l’on procède à un raisonnement probabiliste, on va chercher à prévoir le futur tirage, et l’on va calculer les probabilités respectives, compte-tenu du contenu de l’urne : si l’urne contient p boules noires, et q boules rouges, on pourra dire que l’on aura soit une boule noire, soit une boule rouge, et les probabilités respectives seront de p/p+q et q/p+q.
-        Si l’on procède à une inférence Bayésienne, on va partir des tirages observés pour imaginer quel peut être le contenu de l’urne. Donc dans ce cas, comme on aura constaté que l’on n’a tiré que des boules noires et rouges, on inférera d’abord que l’urne ne doit contenir que des boules noires ou rouges. Ensuite en fonction du nombre de boules de chaque couleur, on inférera le nombre de boules probables se trouvant dans l’urne.
Mais comme dans la projection vers le futur, sauf à avoir accès au contenu de l’urne, on n’a pas de certitudes :
-        Ce n’est pas parce que, jusqu’à présent, on n’a tiré que des boules noires et rouges, qu’il est certain qu’il n’y a rien d’autres dans l’urne.
-        Le nombre de boules imaginé à partir du nombre de boules tirés n’est que le nombre le plus probable, ni plus, ni moins.
Ainsi les inférences Bayésiennes sont une forme de probabilités à rebours. Comme si un joueur au casino voulait savoir pourquoi il avait gagné ou perdu !
Mais en quoi cela concerne-t-il notre cerveau ?
(à suivre)