25 oct. 2012

LA MÉMOIRE EST AUSSI UNE AFFAIRE DE DÉMONTAGE ET DE REMONTAGE

La mémoire, le transport des armoires et internet (4)
Le cerveau, le vôtre, le mien, celui aussi de votre chien ou de votre chat, ou même celui de votre poisson rouge si jamais vous en avez un, fait pareil : il n’arrête pas de démonter et remonter, de stocker et rechercher, d’attendre ce qu’il ne trouve plus, de faire avec ce qu’il a, et d’être perdu sans plan ou si trop de morceaux sont manquants.
Car aucun souvenir n’est stocké en un seul bloc. Il est fait d’une somme d’informations : son, couleur, image, odeur, sensation, émotion, relation avec l’avant et l’après, … La liste est longue. Comme pour l’armoire, comme pour internet, il est décomposé en petits éléments, ce n’est évidemment qu’une image, et chacun se loge au sein de notre cerveau en fonction de sa nature.
C’est ce qui lui donne à la fois sa puissance et de sa fragilité.
(à suivre)

24 oct. 2012

SUR INTERNET, ON DÉMONTE L’INFORMATION COMME LES ARMOIRES

La mémoire, le transport des armoires et internet (3)
Quel est le lien entre les armoires, le démontage et la mémoire ? Il est direct, comme vous allez bientôt le voir. Mais avant, faisons un détour supplémentaire, et intéressons-nous au cas de l’internet.
Quelles sont les astuces qui ont permis le développement de ce réseau mondial ? L’une d’elles est que l’information n’y circule pas dans son état initial, mais découpée en petits morceaux. Ceux-ci ne voyagent pas tous ensemble, chacun prenant le chemin qu’il veut, celui qui se présente à lui, et qui lui semble le meilleur. Circule aussi le plan, car, comme pour l’armoire, au moment où l’information est désagrégée, chaque bribe est numérotée, et un schéma élaboré.
A l’arrivée, l’information est reconstituée. Comme elle a été éclatée en un très grand nombre d’éléments, si jamais quelques-uns manquent, ce n’est pas très grave, le sens n’est pas perdu. Au fur et à mesure de leur arrivée, les pièces du puzzle s’assemblent. A partir d’un moment, l’information initiale émerge. D’où deux notions essentielles : la limite des pertes et la vitesse de récupération. Dans les débuts de l’internet, le réseau pêchait beaucoup sur cette deuxième dimension, et le célèbre www était traduit en « world wide waiting » : « tout le monde attend » !
C’est pourtant bien la désagrégation des données qui a permis le développement de l’internet : on est capable de déplacer de très grandes quantités d’information dans des tuyaux de capacité moindre. De plus, le réseau est moins vulnérable, puisque les chemins sont multiples et changeants. On peut parler d’une forme de plasticité du système. Il sait s’adapter à des crises.
(à suivre)

23 oct. 2012

PEUT-ON RECONSTRUIRE SANS PLAN ?

La mémoire, le transport des armoires et internet (2)
Les restaurateurs du temple Baphuon à Angkor en ont fait l’amère expérience, reprit-il. Compte-tenu de l’état de délabrement du monument, ils avaient choisi une technique qui passait par un démontage complet. En 1971, le chantier a dû être arrêté à cause de la guerre sévissant au Cambodge. A leur retour, ils ont fait la constatation de la disparition de la totalité des archives. Depuis lors, gisent, sagement alignées sur le sol et consciencieusement numérotées, trois cent mille pierres. Un gigantesque puzzle insoluble. Ainsi a été détruite, avec les meilleures intentions du monde, une des merveilles d’Angkor.
Si jamais, un jour, votre grand-mère vous demande de déplacer son armoire, attention à ne pas lui jouer le même tour. Elle risquerait de vous en vouloir. Heureusement, comme vous êtes attentionnés, vous ne perdez pas le plan, et, à l’arrivée, vous la remontez, et votre grand-mère est contente.
Est-ce à dire qu’elle est toujours la même ? Je parle bien sûr de l’armoire, et pas de votre grand-mère ! Globalement oui, mais dans le détail pas forcément. Un morceau peut avoir été endommagé, un taquet manquer, un emboîtement être imparfait… Bref, après un déménagement, elle n’est plus tout à fait elle-même. D’ailleurs chacun sait que déplacer souvent des meubles n’est pas bon pour eux.
(à suivre)

22 oct. 2012

POURQUOI DÉMONTE-T-ON LES ARMOIRES POUR LES TRANSPORTER ?

La mémoire, le transport des armoires et internet (1)
La mémoire a quelque chose à voir avec le transport des meubles. Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi les démontait-on avant de les déplacer ? Même si vous  ne vous êtes jamais posé cette question, vous trouverez facilement la réponse : pour passer par les portes, et pour les porter plus facilement. Essayez donc, en la laissant telle qu’elle est, de sortir l’armoire de votre grand-mère de sa chambre. Pas moyen. Et si en plus, tout se passe au dernier étage d’un immeuble desservi par un escalier en colimaçon, c’est encore pire. Donc, on la démonte pour la déplacer.
Est-ce la seule raison ? Non, pensez au transport : si vous remplissez un camion de meubles entiers, vous ne pourrez pas en mettre beaucoup. Il sera d’abord plein de vide. Ni très rentable, ni très efficace. C’est un des grands intérêts du système Ikea : économie d’entreposage, manipulation et transport plus commode pour l’entreprise et ses clients. Donc, on démonte pour rendre le stockage et le déplacement efficaces.
Tout ceci est sympathique, mais, du coup, nous voilà avec une armoire en morceaux, qu’il faut reconstituer à l’arrivée. Si vous n’avez pas pris la précaution de noter chaque pièce et de dessiner un plan, vous risquez d’être incapables de le remonter. Même si vous avez pris ces précautions, attention à ne pas égarer votre schéma : ne pas en avoir fait ou le perdre, revient au même. Je vois déjà plusieurs d’entre vous se dire que, même avec, monter un meuble Ikea n’est pas une sinécure. Je suis d’accord, j’ai joué au meccano suédois à plusieurs reprises, et c’est toujours plus compliqué que cela n’y paraît. Mais mieux vaut un plan que pas du tout.
(à suivre)

19 oct. 2012

À HAMPI, ON ARRACHE LA VIE POUR RETROUVER UN PASSÉ DISPARU


Promenade en terres indiennes (7)
Voilà près d’une heure qu’ils regardaient fascinés la démolition en cours. Sous les coups répétés des bulldozers, les murs s’effondraient. De nouvelles perspectives se dégageaient, des colonnades anciennes réapparaissaient, le vieux bazar renaissait de la destruction du nouveau. Hampi remontait le temps. On enlevait méthodiquement les peaux successivement accumulées pendant plus de cinq siècles. Comme un oignon, on le pelait. A la différence essentielle, que les peaux desséchées étaient à l’intérieur, et que c’était la vie qui était retirée. Petit à petit, la mort apparaissait. Les briques s’effondraient, les fresques étaient arrachées, le sang refluait. In fine, ne restait plus que l’ossature du bazar depuis longtemps disparue. Des colonnes brutes, des dalles à vif, des restes de sculptures. Ils voyaient le travail de dizaines de générations être ôté sans considération.
Année après année, décennie après décennie, siècle après siècle, la sueur des marchands avait fait vivre le village et le marché. Certes, on était loin de la splendeur des années quinze-cents, mais ils s’étaient tenus droit : contre toutes les adversités, malgré l’effondrement de leur royaume, en butte à tous les conquérants, ils avaient fait front et maintenu debout la vie et le commerce. Avec honneur et détermination. Tout au long des années, Hampi avait fait de la résistance : le bazar en était resté un. Chaque matin, il riait des cris des marchands, il hurlait des enfants tentant d’arrêter les chalands, il vibrait de marchandages infinis. Tel coin était connu pour ses épices, tel autre pour ses tissus. Les étalages de légumes et fruits rivalisaient entre eux. Le regard ne savait pas sur quoi se poser.
C’était cette histoire et cette lutte qui se trouvaient balayés d’un revers de bulldozer. Chacune des maisons détruites étaient imprégnées d’une sueur légitime, aujourd’hui bafouée et méprisée. Chaque mur abattu était un membre arraché. Chaque colonnade retrouvée l’était au prix du sang et du meurtre.
Demain qu’allait-il en rester ? Une galerie froide et esthétique mimant un passé révolu. Des allées redevenues anciennes et à ce titre perçues comme authentiques, réservées à des touristes en mal de photographies. Une beauté théorique, probablement sublime, mais glaciale comme les couloirs d’un musée.
Les habitants regardaient, figés, leur vie disparaître. Pour eux, ce n’était pas leur passé que l’on retrouvait, c’était leur présent et leurs racines que l’on détruisait. Ils n’avaient cure de voir revenir les fantômes d’ancêtres trop lointains pour être aimés et connus. Non, le retour au bazar des origines ne signifiait rien pour eux, à part peine et douleur.