16 nov. 2012

CÉRÉMONIE AU BORD DU GANGE


Promenade en terres indiennes (8)
À peine entamée par la faible lumière venant des réverbères, l’obscurité était quasiment totale. Le fleuve avait été gommé, il n’était plus qu’une masse noire, animée de quelques reflets. Cette absence visuelle était un trou qui captait les regards de tous. La foule massée sur les marches du ghât était happée par ce vide.
Sur la dernière, presque à fleur d’eau, surgissait, telle une apparition, le visage barbouillé de blanc du guru : assis en lotus, tourné vers le Gange, il ondulait doucement au rythme de son chant. Sur le côté, un peu en retrait, trois jeunes hommes dansaient, soulignant la mélopée en tapant sur des tambourins.
Le temps passait lentement, coulant avec l’eau du fleuve, sans à-coups, sans heurts, sans efforts, dans une puissance irrésistible. J’en avais perdu le compte. Avec tous les autres, j’étais intensément immobile, hypnotisé par le mouvement pendulaire des corps et la circularité du chant.
La voix du guru connut une inflexion, changea de rythme et monta en intensité. Les danseurs s’approchèrent d’un petit feu déposé sur le sol, saisirent des torches, et entamèrent un ballet lumineux. Puis ils descendirent l’escalier pour se trouver à côté du maître. Son balancement s’accéléra, sa voix se pressa, semblant prise par une urgence. Il saisit un petit récipient déposé à ses côtés, l’introduisit dans le Gange et le leva face à lui. Ses trois assistants firent pareil. Alors, toute la foule assise sur les marches se dressa, forma une procession et descendit vers le fleuve. Chacun plongeait à tour de rôle un objet dans l’eau et le dressait devant lui.
Le défilé des fidèles se poursuivait. Chacun, une fois la cérémonie de l’eau effectuée, s’arrêtait devant le guru, se courbait vers lui pour se faire toucher le front, et écouter un court propos. Il remontait ensuite pour se fondre dans la nuit.
« Merci d’avoir assisté à cette cérémonie. J’imagine que, si c’est une découverte pour vous, elle a dû vous paraître bien étrange. Je vous remercie d’autant plus de votre présence et de votre attention. Sans le savoir, elles m’ont apporté beaucoup d’énergie. J’aime partager les moments d’émotion et de recueillement avec des personnes qui, grâce à leur œil neuf, l’aperçoivent sous un jour différent.
- Mais je n’ai pourtant rien fait, ni participé à quoi que ce soit.
- Agir n’est pas très important, du moins pas toujours. C’est le plus souvent superficiel. La vraie force est ailleurs. Elle est dans le courant de la vie et des flux qui la sous-tendent. Elle est dans les énergies qui font que le monde est ce qu’il est. Elle est dans les modifications que votre présence en ce lieu a apportées. D’ailleurs vous avez agi en décidant de venir ici, et en étant immobile et attentif à ce qui se déroulait. Le fait que vous ayez été là a rendu cette cérémonie subtilement différente. Et ainsi que la force, la différence subtile est essentielle. »

15 nov. 2012

WHAT YOU SEE IS ALL THERE IS !

A la découverte de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman (3)
Premier défaut important de notre Système 1 : comme il va au plus pressé (1), il se laisse facilement tromper par ce qui vient de se passer, par les apparences ou par ce qui l’entoure, même si ce n’est pas réellement pertinent pour la situation à analyser.
Ainsi si nous marchons lentement comme une personne âgée, nous reconnaîtrons plus vite des mots comme oubli, vieux ou solitaire ; et si un bureau de vote est situé dans une école, nous aurons plus tendance à voter favorablement en faveur d’une augmentation du financement des écoles. Inquiétant non ? (2)
Mais ceci n’est pas non plus sans intérêt : le plus souvent le contexte est pertinent et ces solutions ultrarapides sont efficaces et nous permettent de mieux nous adapter à notre environnement : « L'exposition répétée à un stimulus est profitable à l'organisme dans ses relations avec son environnement animé et inanimé immédiat. Elle permet à l'organisme de distinguer les objets et les habitats qui sont sûrs de ceux qui ne le sont pas, et elle constitue la base la plus primitive des liens sociaux. Par conséquent, elle est à la base de l'organisation et de la cohésion sociale –  elle est la source fondamentale de la stabilité psychologique et sociale. »
Ce pari tiré du contexte nous amène à faire des choix sans que nous nous en rendions compte.
Ainsi dans cet exemple donné dans son livre (voir l’image ci-jointe), selon que les mêmes signes sont entourés par un A et C ou un 12 et 13, nous lisons spontanément un B ou 13…
Ou la phrase « Ann approached the bank » nous fera penser à une femme se rapprochant soit d’une banque, soit de la bordure d’une rivière selon le contexte de la phrase.
Ces biais cognitifs seraient sans problèmes, si nous en étions conscients, et si nous avions pu vérifier l’adéquation du choix fait. Or ce n’est pas le cas : notre Système 1 a choisi pour nous… et sans nous prévenir. Et comme notre Système 2 est paresseux, c’est-à-dire qu’il s’arrête dès qu’une solution cohérente lui est proposée, ne comptons pas trop sur lui…
Ainsi Daniel Kahneman écrit : « Dans l’incertitude, le Système 1 parie sur une réponse, et les paris sont guidés par l’expérience. (…) Une seule interprétation vous est venue à l'esprit et vous n'avez jamais eu conscience de l'ambiguïté. (…) La combinaison d'un Système 1 en quête de cohérence et d'un Système 2 paresseux implique que le Système 2 approuvera beaucoup de convictions intuitives qui reflètent étroitement les impressions engendrées par le Système 1. (…) Pour qu'une histoire paraisse solide, ce qui importe, c'est la cohérence de l'information, non son exhaustivité. »
Il résume ce risque constant en une expression simple et choc : « WYSIATI = What You See Is All There Is » (3)!  Vers la fin de son livre, il nous expliquera que, sachant que nous sommes victimes des histoires simples et faciles, il a essayé d’en créer tout au long de son propos…
(à suivre)

(1) Je simplifie ici la pensé de Daniel Kahneman
(2) Cette influence d’une information, – même si elle est erronée –, sur une décision est appelée par Daniel Kahneman, un effet d’ancrage : « La même maison vous paraîtra d'une plus grande valeur avec un prix élevé plutôt qu'avec un prix plus bas, même si vous êtes décidé à résister à l’influence du chiffre. (…) Le jugement des gens était influencé par un nombre qui n'avait manifestement aucune valeur informative. »
(3) Traduite par « COVERA = Ce qu'On Voit Et Rien d'Autre » dans la version française

14 nov. 2012

NOUS NE SOMMES PAS SEULEMENT CELUI QUI PENSE CONSCIEMMENT EN NOUS

A la découverte de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman (2)
Arrêtons-nous donc d’abord sur ce que Daniel Kahneman entend par Système 1 et Système 2.
Simplifiant et caricaturant volontairement le fonctionnement de notre cerveau, il imagine qu’il est composé de deux systèmes agissant simultanément et régissant notre comportement et nos décisions :
- Le Système 1 est spontané, c’est-à-dire involontaire et non contrôlé : rapidement et automatiquement, il émet des jugements sur tout ce qui nous entoure.
- Le Système 2 est réfléchi, c’est-à-dire conscient et maîtrisé : lentement et volontairement, il analyse la situation et propose des solutions.
Nous nous identifions à ce Système 2 dont nous percevons le travail… sans nous rendre compte de tout celui fait par l’autre.
Voici ce qu’en dit Daniel Kahneman au début de son livre :
« Quand nous pensons à nous-mêmes, nous nous identifions au Système 2, le soi conscient, qui raisonne, qui a des convictions, fait des choix et décide que penser et que faire. Bien que le Système 2 croie être au cœur de l'action, c'est le Système 1 automatique qui est le héros du livre. Pour moi, le Système 1 produit sans effort les impressions et les sentiments qui sont les sources principales des convictions explicites et des choix délibérés du Système 2. Les opérations automatiques du Système 1 engendrent des enchaînements d'idées étonnamment complexes, mais seul le Système 2, plus lent, peut élaborer des pensées en une série ordonnée d'étapes. »
Ainsi notre pensée est duale à la fois rapide et lente (d’où le titre anglais… qui devient en français seulement les deux vitesses de la pensée…).
Pour être efficace, il nous faut être capable de tirer parti de la vitesse du Système 1… sans être trompé par ses jugements hâtifs, et souvent inexacts. Il nous faut aussi ne pas laisser le Système 2 vouloir contrôler ce qui ne peut pas l’être ou construire des raisonnements qui n’en sont pas.
Son livre part à la découverte des nombreuses situations où cet optimum est loin d’être atteint…
(à suivre)

13 nov. 2012

QUAND DANIEL KAHNEMAN SYNTHÉTISE SES TRAVAUX

A la découverte de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman (1)
A 77 ans, Daniel Kahneman a publié fin 2011 un nouveau livre, « Thinking, Fast and Slow » (1), dans lequel il retrace le parcours de ses réflexions, ses études et ses découvertes, qui lui ont notamment valu d’être le lauréat du prix Nobel d’économie en 2002.
Cet ouvrage est beaucoup trop riche et dense pour que je puisse en faire état en un seul article. J’ai donc décidé de lui consacrer une série à partir d’aujourd’hui. J’y alternerai des verbatim, et des réflexions qu’ils m’inspirent.
Première remarque générale : il y a une grande proximité et beaucoup de rebonds entre ce livre, et les travaux de Stanislas Dehaene, psychologue cognitif et neuroscientifique, professeur au Collège de France à la chaire de psychologie cognitive expérimentale (voir la série d’articles que je lui ai consacré du 18 juin au 13 septembre dernier).
Le premier point commun est bien sûr le poids donné aux processus inconscients pour reprendre la terminologie employée par Stanislas Dehaene, ou au Système 1 selon celle de Daniel Kahneman : pour tous les deux, nos processus conscients et maîtrisés sont soutenus, conditionnés et orientés sans que nous nous en rendions compte.
Le choix fait par Daniel Kahneman d’employer l’expression « Système 1 » a un mérite important : celui d’éviter le risque de confusion avec l’inconscient tel que défini par la psychanalyse. Ceci devrait faciliter la compréhension de ces mécanismes, et leur acceptation. Une question simplement : pourquoi n’a-t-il nulle part, dans son ouvrage, fait référence au fait que ce qu’il appelait « Système 1 » et « Système 2 » était dénommé par les neurobiologistes comme « Processus inconscients » et « Processus conscients » ?
Un autre point commun est notre propension à constamment prévoir le futur sur la base de notre connaissance du passé… et bien souvent, en nous trompant sur la solidité de nos prévisions.
Mais quittons ces généralités et rentrons dans un parcours du livre de Daniel Kahneman, et commençons par une explicitation de ce qu’il entend par « Système 1 » et « Système 2 »
(à suivre)
(1) Il vient de paraître en français sous le titre « Système 1/ Système 2 : Les deux vitesses de la pensée »

12 nov. 2012

ÊTRE LÀ, SANS VOULOIR CHANGER QUOI QUE CE SOIT

A la découverte d’un prophète de l’acceptation de soi et de l’abandon
A l’occasion de l’émission littéraire La Grande Librairie animée par François Busnel, j’ai découvert le philosophe Alexandre Jollien. Une rencontre étonnante avec quelqu’un qui sort de l’ordinaire, un homme qui a su dépasser son handicap physique et être l’apôtre du lâcher prise et de l’acceptation de soi. Au bout de quelques secondes, j’ai été captivé par la profondeur et la légèreté de sa pensée – avec lui, les deux ne sont plus incompatibles ! –, et ai oublié le caractère haché de sa diction.
J’ai aussitôt après, fait l’acquisition de son dernier livre, « Petit traité de l’abandon, pensées pour accueillir la vie telle qu’elle se propose » et m’y suis plongé avec délices. C’est une merveille d’intelligence, d’ouverture et d’humanité dont je vous recommande la lecture.
En voici quelques phrases piochées au hasard de ma lecture :
Il s’agit donc davantage de « laisser être » que d’accepter. Accepter, c’est encore du travail pour le moi.
« Ma femme n’est pas ma femme, c’est pourquoi je l’appelle ma femme » : c’est seulement à partir du moment où je sais que les étiquettes enferment les choses et les gens – et que cela les tue –, que je peux en faire usage.
Je ne rencontre jamais deux fois ma femme parce qu’elle change instant après instant.
On reprocha au philosophe Diogène le Cynique d’avoir faussé la monnaie. Il répondit en substance : « C’est tout à fait vrai, et quand j’étais petit, je faisais pipi au lit, mais cela ne m’arrive plus. » (…) Et l’amour inconditionnel, c’est peut-être cela. Aimer sa femme, ici et maintenant, sans l’enfermer dans ce qu’elle a été.
Un contradicteur de Spinoza, Blyenbergh, lui opposa l’exemple, ô combien fameux, de l’aveugle, objectant à peu près ainsi : « Mais l’aveugle n’est pas parfait. Il lui manque quelque chose. La vue, précisément. » Spinoza lui rétorque en substance : « Est-ce qu’il vous manque des ailes ? » Si l’on me demandait cela en effet, je répondrais d’emblée : « Non, bien sûr, il ne me manque pas d’ailes. »
Ne rien vouloir changer. C’est, paradoxalement, ce qui m’a le plus aidé à changer. Essayer d’être là. Même pas essayer, être là, sans vouloir changer quoi que ce soit.
Ce qui nous sauve, c’est de savoir que l’on ne peut pas guérir de ses blessures mais que l’on peut vivre avec, que l’on peut cohabiter avec elles sans qu’il y ait nécessairement de l’amertume.
Car une chose est certaine : au terme de la vie, nous perdrons tout. Alors autant tout lui donner. Autant considérer la santé des enfants, notre propre santé, nos amis, comme des cadeaux immenses et non comme un dû. En somme, la gratitude, c’est revisiter tout ce que l’on reçoit avec une liberté nouvelle et en profiter encore plus, sans s’accrocher, sans s’agripper.
Et l’on prête à Gandhi cette formule merveilleuse : « Il faut vivre simplement pour que d’autres puissent simplement vivre. »