7 août 2015

CÉRÉMONIE AU BORD DU GANGE

Au coeur de Bénarès (2008 et 2010)
À peine entamée par la faible lumière venant des réverbères, l’obscurité était quasiment totale. Le fleuve avait été gommé, il n’était plus qu’une masse noire, animée de quelques reflets. Cette absence visuelle était un trou qui captait les regards de tous. La foule massée sur les marches du ghât était happée par ce vide.
Sur la dernière, presque à fleur d’eau, surgissait, telle une apparition, le visage barbouillé de blanc du guru : assis en lotus, tourné vers le Gange, il ondulait doucement au rythme de son chant. Sur le côté, un peu en retrait, trois jeunes hommes dansaient, soulignant la mélopée en tapant sur des tambourins. 
Le temps passait lentement, coulant avec l’eau du fleuve, sans à-coups, sans heurts, sans efforts, dans une puissance irrésistible. J’en avais perdu le compte. Avec tous les autres, j’étais intensément immobile, hypnotisé par le mouvement pendulaire des corps et la circularité du chant.
La voix du guru connut une inflexion, changea de rythme et monta en intensité. Les danseurs s’approchèrent d’un petit feu déposé sur le sol, saisirent des torches, et entamèrent un ballet lumineux. Puis ils descendirent l’escalier pour se trouver à côté du maître. Son balancement s’accéléra, sa voix se pressa, semblant prise par une urgence. Il saisit un petit récipient déposé à ses côtés, l’introduisit dans le Gange et le leva face à lui. Ses trois assistants firent pareil. Alors, toute la foule assise sur les marches se dressa, forma une procession et descendit vers le fleuve. Chacun plongeait à tour de rôle un objet dans l’eau et le dressait devant lui.
Le défilé des fidèles se poursuivait. Chacun, une fois la cérémonie de l’eau effectuée, s’arrêtait devant le guru, se courbait vers lui pour se faire toucher le front, et écouter un court propos. Il remontait ensuite pour se fondre dans la nuit.

4 août 2015

LA FORCE DE LA JUNGLE

Energie vitale
Dans le Nord de la Thaïlande, la moindre habitation est tissée de vert, et le macadam dévoré de toutes parts. Dès qu’une route n’est plus entretenue, elle devient aussitôt la proie du végétal, puissant et dominant. Nous, les humains, n’y sommes que des invités tolérés et encombrants. Nos constructions sont provisoires, la nature est définitive. Quand les pluies s’abattent, l’eau monte de partout et emporte tout ce qui se trouve à sa portée. Quand le soleil brûle, il apporte aux bambous la force de se hisser vers le ciel, en soulevant tout ce qui entrave leur croissance.
Rien à voir avec nos campagnes policées et dressées. En Europe, les arbres grandissent, lentement et respectueusement, là où nous les avons plantés, et uniquement là. Ils sont apprivoisés comme les animaux qui peuplent nos villes et nos jardins. Nos maisons passent au travers des siècles, nos routes marquent au fer rouge les paysages. Nous avons l’impression d’avoir domestiqué le monde, et d’en être le centre. Pas étonnant que nous employions le mot d’environnement : le monde non humain nous environne, et s’agenouille devant nous les tout-puissants. De temps en temps, il se manifeste au travers d’une chute de neige ou d’une tempête un peu plus fortes, mais cela ne dure pas, et tout rentre vite dans l’ordre. Nous ne connaissons ni les pluies diluviennes de la mousson, ni les cyclones qui balayent tout en quelques minutes.
Je retrouve à Calcutta la même puissance, mais urbaine, animale et humaine. Comme si les hommes face à la violence de la nature avaient dû se mettre au diapason. Nous sommes ici dans une jungle urbaine. L’énergie est omniprésente, jaillit de partout, bouleverse et mange tout. Regarde la façade de cet immeuble, des arbres poussent à partir du quatrième étage. Descend ton regard et vois le flot ininterrompu des voitures et de la marée jaune. Sur les trottoirs, c’en est une humaine.

30 juil. 2015

MOITEUR FERROVIAIRE

De nuit (entre Bénarès et Calcutta)
L’air qui passe par les barreaux des fenêtres est chargé d’humidité, comme si la nature elle aussi transpire. Tout est eau. Les molécules d’oxygène ont du mal à passer au travers et accèdent difficilement à ses poumons. Le couloir est rempli de corps suants, assis sur un patchwork de paquets de toutes sortes.
En plus de la sensation d’étouffement, difficile de se voir enfermé comme derrière des grilles de prison. Le monde extérieur qui défile sous mes yeux, est inaccessible, séparé par des tubes de métal qui remplacent le vitrage. Si seulement cela permettait le passage d’un peu de fraîcheur.

Péniblement, je glisse dans un sommeil d'où émerge un dialogue : 
« Je ne supporte plus d’être reclus comme cela. 
- Calme-toi. C’est toi qui as voulu voyager dans ces conditions. Alors détends-toi, et à défaut d’apprécier, ce que je comprends tu n’arrives pas, dis-toi qu’il y a pire. Imagine-toi par exemple être vraiment en prison. Ces barreaux ne seraient pas là pour quelques heures, mais pour des années ! 
- Tu en as de bonnes ! Maintenant, pour m’aider à supporter ce qui se passe en ce moment, tu veux m’enfermer à vie ! 
- Tu sais très bien que ce n’est pas ce que j’ai dit. Pour ta gouverne, ces barreaux ont une utilité. Ils sont là pour empêcher que des passagers clandestins ne pénètrent lors des arrêts en gare, ou que des voleurs à la tire ne s’en prennent aux passagers. 
- Tu tiens cela d’où ? 
- D’un Indien avec qui je viens de discuter dans le couloir. Nous ne sommes pas enfermés, nous sommes protégés. Un peu comme ces maisons dont toutes les ouvertures sont garnies de grilles pour les garantir contre les cambrioleurs. 
- Peut-être, mais je ne le vis pas comme cela. Pour moi, c’est nous les détenus, je ne me sens pas du tout à l’abri. A tout moment, je m’attends à voir arriver un garde-chiourme. »

28 juil. 2015

LES VOITURES DE CALCUTTA

Dans la jungle du trafic indien (Calcutta 2010)
Dès la sortie de Howrah, la grande gare de Calcutta, je prends de plein fouet une douche d’énergie vitale qui finit de me réveiller. M’extraire de la foule bigarrée qui peuple le terminal ferroviaire est mon premier combat. Des silhouettes allongées ou assises tapissent le sol, et constituent autant d’obstacles. Chacun trace son chemin sans se préoccuper de ceux qui l’entourent, ni imaginer d’avoir à s’excuser. Les pieds des autres ne sont que des paillassons sur lesquels il est de bon ton de s’essuyer.
Obtenir ensuite un taxi n’est pas une mince affaire : échapper au piège des offres fantaisistes des chauffeurs amateurs, trouver la cahute des « prepaid taxi », obtenir le ticket sésame pour découvrir qu’il n’ouvre aucune porte car aucun taxi ne veut l’honorer, accepter alors l’offre d’un indépendant qui ne parait pas déraisonnable, et s’abandonner à l’inconfort d’une banquette arrière dont l’âge m’est inconnu, mais pour sûr avancé.
Le pont métallique, qui enjambe la rivière Hooghly, est tapissé du jaune des taxis. Quelques tâches grises, noires ou marron, surnagent comme autant d’erreurs et de malentendus. Conscientes de leur vulnérabilité et de l’incongruité de leur présence, voyageurs en terre étrangère et rapidement hostile, juste tolérées, elles se font discrètes, tentant de se faire oublier et glissant plutôt que de rouler. Les taxis, forts de leur supériorité numérique, insolents enfants se sachant en terre conquise, avancent ainsi que bon leur semble. Le code de la route, à supposer qu’il y en eut un, ne s’applique pas à eux. Les sens uniques sont au mieux des indications de tendance.
Une fois la rivière franchie, l’hémorragie jaune se poursuit. De temps en temps, émergent aléatoirement des policiers qui, au milieu des carrefours, tentent de réguler le flux compact, joyeux et aléatoire. D’aucuns multiplient des gestes, dessinant des courbes dans l’espace, selon un tempo et une forme propres, sans liens avec ceux du trafic. Ils ne sont que des chefs d’orchestre impuissants, face à des musiciens déterminés à jouer chacun le morceau qui leur plaît. D’autres plus lucides bougent avec parcimonie, voire presque pas du tout. Ils se contentent d’être là, virgules censées représenter l’autorité, en fait seulement symboles depuis longtemps dénués de toute puissance, des décorations ponctuant la jungle goudronnée de Calcutta.
Mon taxi fort de la légitimité tirée de sa caste d’appartenance, avance au hasard de ses initiatives. Selon son humeur, il va sur le côté droit ou gauche, accélère, freine ou s’arrête suivant un code qui n’appartient qu’à lui seul. Pour cela, il est muni d’une arme magique, le klaxon, dont il se sert sans relâche. Les autres font de même, et la route est une cacophonie, un opéra maudit.
Enfin parler de route est une expression bien emphatique pour désigner ce qui n’est plus que des îlots de macadam, tant elle a été dévorée par une lèpre endémique. Sous les morsures de la contagion, les trous n’y sont plus en formation, mais se sont creusés et multipliés. La chaussée présente un état de surface imprévisible sur lequel la voiture rebondit. À certains endroits, pris de bonnes intentions, les autorités locales entreprennent des travaux pour en améliorer le revêtement. Cependant, n’étant signalés par aucun panneau, et pouvant surgir à tout moment, ils sont autant de risques supplémentaires.

24 juil. 2015

DÉDOUBLEMENT

Sur les quais de Bordeaux
Une soirée pour parler, un matin pour marcher. Une conférence organisée, une promenade aléatoire. Entre les deux, une nuit en pivot.
Résonance entre la vapeur issue du miroir d’eau et le ciel chahuté de bleu et de gris. Entre les deux, emprisonnées entre ces deux nuages, les façades de pierre prennent une note surréaliste.
Je ne suis pas le seul à rester interdit face à ce spectacle inattendu. Un cycliste marque aussi un arrêt.
Mais pourquoi diable a-t-il donc deux bicyclettes ? Se dédouble-t-il donc lui aussi ?
Inquiet de cette contagion possible, je reprends ma marche.
Mais peut-être sans m’en rendre compte, me suis-je aussi dédoublé, et mon alter ego est, depuis lors, resté là-bas, figé dans une contemplation infinie et suspendue…

22 juil. 2015

NON AU CHANGEMENT, OUI À LA TRANSFORMATION

Grandir sans changer
Imaginez que vous demandiez à un couple qui a des enfants, s’il veut en changer, et en avoir de nouveaux. Même si parfois ils sont fatigués des tours que peut leur jouer leur progéniture, ils vont vous regarder avec des yeux effarés. Et pourtant ces enfants, qu’ils ne veulent surtout voir être changés, se transforment et grandissent sans cesse : chaque matin, ils sont légèrement différents, et des années plus tard, devenus adultes, ils ressembleront bien peu aux enfants qu’ils étaient. Ils sont toujours eux-mêmes, transformés mais pas changés.
Quand un dirigeant demande aux personnes dans l’entreprise de changer, il commet la même erreur : personne n’a ni envie, ni n’est prêt à changer… mais tout le monde est prêt à accepter de grandir et de se transformer.
D’ailleurs, contrairement à l’idée reçue, moins on change, mieux on se porte : la performance est dans la constance et la permanence, qui, seules, peuvent permettre de construire un avantage concurrentiel durable et réel. En effet l’excès de réactivité conduit au zapping et à la destruction de valeur : les nouveaux produits mettent du temps à s’installer sur un marché, et être connus par les clients ; une nouvelle organisation n’est pas mise en œuvre immédiatement, et, au départ, déstabilise les modes de fonctionnement ; un nouveau système d’information, même s’il est justifié, plus performant et mieux adapté, n’est ni correctement utilisé, ni compris du jour au lendemain…
La transformation est, elle, une adaptation lente et continue, respectueuse du temps et de l’histoire, et ne crée pas de ruptures. Elle forme et déforme, comme le flux d’un fleuve.

20 juil. 2015

SOUS-TRAITER LES CALCULS, MAIS PAS LA COMPRÉHENSION, L’EMPATHIE ET LA VISION

Comment piloter dans l'incertitude
Voici donc en résumé les qualités requises pour être un dirigeant capable de piloter par émergence :
- Savoir que, quels que soient ses efforts, ses décisions et ses actes seront conduits majoritairement par ses processus inconscients : il doit l’avoir intégré, et donc se méfier des situations où son expérience et son passé pourraient l’amener à avoir des intuitions fausses. Ceci l’amène à ne pas diriger une entreprise dans laquelle il n’a pas grandi, ou qui est trop éloignée de celle où il a travaillé.
- Avoir compris que l’incertitude n’est pas le témoin d’un déficit de connaissance ou une anomalie, mais le fruit du développement du monde, et croît inévitablement avec le vivant : s’il lutte contre l’incertitude, et pense la réduire par le contrôle et la prévision, il fait fausse route. Renforcer son entreprise, c’est l’accroître, tout en développant une capacité collective à en tirer parti.
- Savoir que les mots et le langage qu’il emploie, ne sont pas seulement ce avec quoi il communique, mais d’abord ce au travers de quoi il pense : parce que l’art du langage est celui de la précision, il prête attention aux mots qu’il utilise, et comment ils conditionnent sa pensée et la compréhension de ceux qui l’entourent. L’art des mots est plus important que celui de la règle de trois, car les calculs peuvent être sous-traités, la pensée non.
- Rechercher la confrontation comme moyen d’ajuster les interprétations : il sait que les points de vue de chacun dépendent de l’endroit où l’on se trouve et de sa propre expérience. Il est donc normal de ne pas être d’accord, c’est l’inverse qui est surprenant et preuve d’évitement.
- Inspirer confiance et la diffuser dans toute l’entreprise : sans confiance, il est impossible d’accepter l’incertitude et de développer une confrontation positive. C’est donc une de ses préoccupations majeures et un de ses objectifs quotidiens : comment accroître la confiance individuelle et collective au sein de son entreprise.
Bref il sait qu’il peut sous-traiter les calculs, mais pas la compréhension, l’empathie et la vision.

17 juil. 2015

HISTOIRE DE TRAVESTISSEMENT

Une nuit à Pékin (juillet 2005)
La nuit est tombée depuis longtemps, pourtant l’air est toujours aussi moite et chaud. Difficile de respirer parmi les rues étroites dans lesquelles je circule à pied. Encore une heure à attendre avant que le spectacle ne commence, un spectacle de travesti dans un petit bar perdu dans les méandres de la mégapole.
Alors c'st lentement que j’avance, au hasard des ouvertures et des rencontres. Pas mal de monde malgré l’heure tardive, mais bien peu par rapport à la foule de la journée. Douceur de l’ambiance, feutrée par le manque de lumière et la lourdeur de l’atmosphère. Peu de bruits, juste les bruissements des conversations et des cliquetis des baguettes

Petit à petit, il se transforme. Tout à l’heure, il sera toujours lui-même, mais avec l’apparence d’une autre. Magie du travestissement et du jeu des apparences. Il pourra alors laisser place à sa fantaisie pour le plaisir des spectateurs réunis.
Petit à petit, j’oublie où je suis et ce que je vois : c’est la Chine qui est en train de se travestir. N’est-elle pas en train de perdre son âme en se lançant tête perdue dans une mondialisation qui n’a jamais été son histoire, ni sa culture ?
Comment elle qui a toujours vécu coupée du reste du monde, protégée par des successions d’enceintes - le mur de la Grande muraille, le mur de la Cité Interdite - va-t-elle résister au flux de tous ces étudiants qui, après avoir séjourné plusieurs années en Occident, reviennent dans leur mère patrie ? Flux continu qui fait monter la puissance de l’hybridation.
Beaucoup en Europe ont peur du métissage du monde, mais nous nous sommes construits de métissages successifs. Notre histoire est faite de mouvements, de mélanges et de fusions. La Chine non.
Alors oui, c'est la Chine, en cette nuit pékinoise, qui se prépare à se transformer et à renaître nouvelle et différente. Que deviendra-t-elle ? Impossible à prévoir… 

15 juil. 2015

S’ACCEPTER TEL QUE L’ON EST POUR POUVOIR LÂCHER-PRISE

Comprendre que l'on n'est pas "deux"
Diriger efficacement, c’est aussi ne pas penser qu’il y a d’un côté celui qui travaille, de l’autre celui qui a des émotions. Les deux sont indissociables, nous ne sommes pas multiples, nous ne sommes qu’un, et toute tentative de division est un déni de soi-même. Celui qui vibre devant un match de football, à la lecture de Marcel Proust ou devant un film de Woody Allen, est aussi celui qui a à choisir quel investissement faire, relire un business plan ou évaluer la performance de ses collaborateurs. Lors de nos formations, on nous a fait croire que le management serait du domaine du rationnel et de la science, alors que l’être privé relèverait lui d’une autre sphère. Cette frontière est fausse et artificielle.
Cette acceptation de soi-même dans toutes ses composantes, toute sa diversité et tous ses mystères est un préalable pour pouvoir lâcher-prise, et avoir confiance en soi et en les autres. C’est un défi, car nous ne pouvons pas nous empêcher de comprendre ou de vouloir le faire : la tension entre cette volonté et l’acceptation du dépassement est réelle et irréductible. On ne peut que vivre avec, chaque jour un peu mieux.
C’est une condition nécessaire pour accepter ses intuitions, et ne pas se réfugier derrière une mathématisation artificielle du monde : on ne peut pas trouver une mer à l’issue d’un cheminement logique, car partir du futur est d’abord affaire d’imagination. Certes, cette imagination se nourrit de faits et d’informations, et il ne s’agit pas de tirer sa mer à la loterie ou chez une cartomancienne. Mais ce n’est pas par un raisonnement rationnel et séquentiel que l’on passe de ces faits à la mer, c’est par un saut créatif. Sans rêve, pas de créativité.

10 juil. 2015

SUR LE DOS DU MONSTRE QUI DORT

Sur la muraille de Chine (2003)
L’air est glacial, environ une dizaine de degrés en dessous de zéro. Le vent vif vient en souligner les morsures. Le neige, tombée il y a quelques jours, recouvre le paysage et fournit un miroir aux rayons du soleil.
Tout autour de nous, un paysage de montagnes qui se chevauchent à l’infini. Pékin, qui n’est pourtant qu’à un peu plus de cent kilomètres, est bien loin. Aucun bruit, aucune pollution, quasiment personne.
Sur le sommet de la montagne, une énorme chenille dort, immensément immobile. Caméléon de l’histoire, elle a su, pour se dissimuler, s’habiller des tons des pierres sur lesquelles elle repose. Un regard rapide ne prêterait guère attention à ses aspérités. Elle est pourtant bien là, sentinelle qui veille depuis deux mille ans, sur la tranquillité de l’Empire céleste.

Doucement, nous montons sur son dos, en prenant garde à ne pas la réveiller. La glace recouvre ses aspérités qui se font marches. La progression est lente et difficile.

Au bout de quelques minutes, je me retourne. 
Au loin sur certaines montagnes, je la vois qui se poursuit, animal mythique et infini. Les autres, nues, boudent, en regardant jalousement leurs sœurs habillées de la ceinture impériale.
Chacun ici sait qu'il n'a rien à craindre de ce qui, depuis presque toujours, protège les siens.

8 juil. 2015

NE PAS CHERCHER À TOUT COMPRENDRE

Accepter le dépassement
A vouloir tout comprendre, on est amené à mathématiser ce qui ne peut pas l'être. Le management passe par l'acceptation du dépassement.

6 juil. 2015

LES DÉCIDEURS SONT MORTS, VIVE LES DIRIGEANTS

Pour un Dirigeant porteur de sens et de compréhension
Les décisions d'un Dirigeant sont certes importantes et nécessaires, mais face à la masse des décisions qui se prennent constamment au sein de l'entreprise et autour d'elle, elles ne sont que de peu de poids dans ce flot constant. Aussi la question clé n'est plus tant la décision que la capacité à faire émerger une direction à peu près stable de ces mouvements chaotiques : Diriger est donc de plus en plus manager par émergence.

3 juil. 2015

PERSPECTIVES CHINOISES

A Pékin
La cité interdite ne l’est plus guère de nos jours, et n'est qu'un parc d’attraction touristique. Continûment peuplée d’une foule de Chinois et Chinoises partis à la recherche d’un passé révolu, elle est vide de la cour qui l'habitait autrefois. Dommage…
Aussi, plutôt que de suivre un flux qui m’est doublement étranger, je me laisse perdre non plus dans ce lieu ceint et clos, mais le long des murs qui le définissent. Membranes figées et impénétrables, ils dessinent la cellule dans laquelle battait le cœur de l’empire.
Peints du rouge impérial, ils dressent des perspectives qui poussent le regard à l’infini. Presque aucun détail ne vient freiner cette fuite, juste quelques pics qui surgissent inutilement.
Alors la cité redevient interdite, et je rêve des bruissements anciens faits par les dizaines de milliers d’eunuques qui, en silence, se pressaient de toutes parts, et d'un empereur condamné à régner sur des terres immenses sans pouvoir quitter sa cellule de 9999 pièces…


Difficilement, je m’extrais de ma rêverie pour rejoindre les abords du parc Beihai.
Là sur le vaste trottoir qui le cerne, un groupe de vieillards devise. L’un assis sur une chaise joue d’un instrument qui m’est inconnu, et dont il tire des sons qui viennent d’un autre monde.
Un autre, avec l’aide d'un grand pinceau et d'un peu d'eau, dessine des idéogrammes. Son ballet est lent et méthodique. Religieusement, il écrit de l’éphémère, qui, grâce à l’absence de soleil, durera un peu plus longtemps : « Seul, celui qui ne cherche ni gloire ni richesse, peut avoir de grands idéaux ; seul, celui est en paix dans son cœur, peut penser et voir loin devant »

1 juil. 2015

QU’EST-CE QUE DIRIGER ?

Une affaire de sens et de courage
Diriger, ce n’est pas que fixer ce cap, c’est aussi être présent et exemplaire au quotidien. Ce n’est pas seulement dire et montrer, c’est aussi être capable de traduire ses pensées en actes et démontrer leur faisabilité. Le leadership n’est jamais acquis.
Diriger, ce n’est pas non plus avoir peur de décider, c’est avoir compris que ses propres décisions sont parfois nécessaires, mais sont toujours de peu de poids face à toutes les décisions qui se prennent sans cesse et de partout.
Diriger, c’est aussi, dans notre monde de medias, souvent être le porte-drapeau de son entreprise, non pas pour se mettre en avant, mais pour la mettre en avant : être fier du succès de ceux que l’on représente, et que l’on incarne.
Diriger c’est finalement souvent une affaire de courage. Mais pas le courage factice du violent ou de celui qui se croît supérieur. Non, le courage calme de celui qui s’engage : engagement face aux choix stratégiques qu’il a fait et qu’il n’a peur ni d’expliquer, ni de revendiquer, ni d’assumer ; engagement aux côtés de ceux qui, chaque matin, agissent ; engagement le cas échéant pour défendre l’entreprise et le collectif accumulé qu’elle représente.

29 juin 2015

COMMENT AGIR ENSEMBLE DANS L'INCERTITUDE

Les deux piliers de l'action dans l'incertitude
La confrontation permet d'ajuster les interprétations, la confiance permet une confrontation positive.



(Présentation de mon livre "Les mers de l'incertitude")

24 juin 2015

LA CONFRONTATION EST LA SŒUR DE LA CONFIANCE

Pouvoir s'ouvrir aux autres et au monde
À la confiance, il est nécessaire d’adjoindre sa sœur, la confrontation, c’est-à-dire la mise en commun et en débat des interprétations et des points de vue, internes comme externes.
Pourquoi ? Parce que tout est trop mouvant, trop complexe, trop multiforme pour être compris par un individu isolé ; parce que chacun d’entre nous est trop prisonnier de son expertise, de son passé, de l’endroit où il se trouve, pour avoir une vue complète et absolue ; parce que l’objectivité n’est pas de ce monde, que tout est contextuel, que seules les interprétations existent, et les faits restent cachés et obscurs ; parce que, sans confrontation avec le dehors, l’entreprise se sent, petit à petit, invulnérable, dérive, et se réveille, un jour, tel un dinosaure, déconnectée de son marché, de ses clients et de ses concurrents.
Qu’est-ce donc que la confrontation ? Elle est le chemin étroit entre nos deux tendances naturelles, qui sont le conflit et l’évitement. Mus par nos réflexes inconscients, ceux qui viennent des tréfonds de la jungle que nous avons quittée il n’y a pas si longtemps, nous voyons d’abord un point de vue différent, comme une menace et une remise en cause : si nous nous sentons suffisamment forts, nous chercherons le conflit, pensant le gagner ; si c’est le sentiment d’infériorité qui domine, comme une gazelle face à un lion, nous fuirons.
La confrontation est une troisième voie : elle est ouverture aux autres, mise en débat de ses convictions et ses interprétations, recherche des hypothèses implicites, souvent inconscientes, qui ont conduit chacun, à sa vision du monde, et à recommander telle solution, plutôt que telle autre. Le but de la confrontation est d’ajuster les interprétations, de construire une conviction collective, de prendre ensemble une décision, et de définir les modalités d’actions.
Finalement, c’est l’absence de confrontation qui est un signal d’alerte, car, pour tout projet complexe, il n’est pas normal que tout le monde soit spontanément d’accord. Cela signifie soit que l’analyse a été trop superficielle, soit que certaines parties prenantes ont évité la discussion. Quand un projet avance trop vite, quand aucun arbitrage n’est nécessaire, c’est qu’une partie du champ de contraintes n’a pas été pris en compte. On constate alors a posteriori les dégâts : l’objectif n’est pas atteint, ou les délais ne sont pas respectés, ou les coûts ont dérapé… ou les trois.

22 juin 2015

SAVOIR NE PAS S'ÉPUISER DANS LA DURÉE

Faire facile et simple pour durer
Pour tenir dans la durée et ne pas s'effondrer face aux obstacles, il faut trouver le geste naturel et facile, identifier les solutions les plus simples pour bâtir sur elles, ne pas faire de l'effort une valeur, mais juste une nécessité parfois incontournable, et savoir prendre son temps.

19 juin 2015

PUZZLE

Enfants
Au cours de mes voyages, j’ai toujours aimé saisir des instantanés d’enfants.
Rencontres aléatoires et fortuites, au hasard de mes déambulations. 
Aucun de ces enfants ne se ressemble. Chacun a son histoire, sa culture. Aucun ne vient du même village, ni souvent du même pays.
Mais rapprochés ainsi, ils se répondent en écho. Toujours en groupe, ils sont. Une complicité joyeuse les anime, et les bras, volontiers, s’entremêlent.

Rien que pour le plaisir du souvenir et de leurs sourires,  ci-joint un kaléidoscope…

17 juin 2015

CHERCHER LA FACILITÉ EST NÉCESSAIRE, ET CE N’EST PAS SIMPLE !

Dur, dur de faire "facile"
« La grande stratégie est sans coup d’éclat, la grande victoire ne se voit pas. (...) Méditer la poussée des plantes : ni volontarisme, ni passivité ; mais, en secondant dans le processus de poussée, on tire parti des propensions à l’œuvre et les porte à leur plein régime. » (1)
L’action ne doit pas seulement être locale et cohérente avec la stratégie, elle doit aussi être efficace, c’est-à-dire tirer parti des situations, et s’inscrire dans la durée, ce qui suppose de chercher la facilité.
Je conçois que, pour nos esprits habitués à la pensée occidentale, parler de facilité peut sembler une provocation et un contresens : comment vouloir viser la facilité dans un monde incertain ? Mais si nous opposons facilité et incertitude, c’est parce que nous nous méprenons sur la notion de facilité, et que, pour nous, elle veut dire souvent paresse ou passivité, au mieux absence de volonté et d’effort. Nous sommes persuadés que chercher la facilité est facile…
Ce que nous aimons, forts de notre culture, c’est la transpiration et la difficulté : le manager méritant est celui qui part à l’escalade d’une montagne, si possible enneigée et escarpée, c’est le premier de cordée, celui qui apprécie se trouver en avant et aller à l’assaut des obstacles. Mais s’il part pied au plancher, au maximum de ses capacités, à l’assaut d’une falaise, comment fera-t-il quand des aléas et des difficultés imprévues surviendront ? S’il part à contre-courant ou à la limite de ce qu’il peut entreprendre, si, dès le départ, il n’a pas privilégié ce qui était le plus naturel, comment fera-t-il face à la nouveauté, au problème qui surgit sans qu’il l’attende ? Et si c’est toute l’entreprise qui est ainsi aux taquets, à la limite de ce qu’elle peut faire, comment réagira-t-elle face à une attaque non planifiée d’un concurrent, au retard d’un lancement d’un produit critique ou à la perte d’un client majeur ?
(1) François Jullien, Conférence sur l’efficacité
(extrait des Radeaux de feu)

15 juin 2015

LA CULTURE EST UN CIMENT QUI ÉMERGE LENTEMENT

Grandir sans changer
La culture naît d’un compost, et c’est ce qui fera de l’assemblage hétérogène d’hommes et de femmes d’origines et d’âge différents, une collectivité : ce compost en crée un autre. C’est elle qui permettra au groupe d’acquérir des propriétés nouvelles.
A titre d’exemple, j’aime bien ce que relate Kevin Kelly dans Out of Control. Imaginez le jeu suivant : prenez un groupe de personnes et demandez-leur de se mettre en cercle. Sur votre ordre, chacun doit plier ses jambes et s’asseoir sur les genoux de son prédécesseur. Si le groupe est soudé et synchrone, si chacun a confiance dans l’autre, le groupe devient une chaise collective autoporteuse. Si un seul manque, tout s’effondre. Une sorte de radeau de feu simplissime et primaire. Ainsi que Kelly l’écrit : « Toutes les causes sont des résultats, comme tous les genoux sont des sièges. Contrairement au sens commun, toutes les existences dépendent de l’existence consensuelle de toutes les autres. »
La culture est le point de référence qui permet des émergences synchrones, ces nouvelles propriétés circulaires. Impossible de savoir qui est à l’origine du résultat obtenu, car chacun en est la cause et la conséquence, le commencement et la fin. Comme dans les vols d’étourneaux, pas besoin de contrôleur central pour avoir la puissance du groupe et la capacité à prendre des initiatives individuelles. Simplement, c’est au dirigeant de faire en sorte que cette culture existe et soit vivante.
Alors, si l’entreprise grandit et se transforme sans changer, si les matriochkas stratégiques apportent une référence stable et permanente, si ceci se transforme en une culture diffusée et partagée, les individus feront société, des performances collectives insoupçonnées et imprévues naîtront, et des mouvements autonomes, émergeront la puissance, la souplesse et la résilience. Tel un fleuve, elle captera les eaux tout autour d’elles, fera des autres ses affluents, sortira de son lit s’il le faut, fera peut-être un méandre de plus ou de moins, sera chaque jour plus forte, et toujours se jettera dans sa mer, précisément au même endroit.

12 juin 2015

LIGNES DE VIE

Jeux de lignes
Les lignes sont des structures imprécises. Elles autorisent ou interdisent, se forment et déforment, ondulent ou rigidifient.
Elles sont aiguillages et mouvements. Vers la gauche ou la droite, c’est selon. Tel un train fou, nous suivons leur chemin. A quand la collision ?
Elles sont aussi empilements, pierres posées les unes sur les autres. Le temps a fait son œuvre, les bords se sont érodées, les pluies ont entaillé celle-là, préservé celle-ci.
Elles sont tissées ou non, horizontales ou verticales, colonnes ou grillages.
Nous vivons dans ces toiles d’araignées qui nous entravent ou capturent nos proies, c’est selon.
Ainsi vont nos vies : nous marchons sur le fil de ces lignes …

10 juin 2015

COMMENT L'ORÉAL CONSTRUIT UNE STRATÉGIE RÉSILIENTE EN UNIVERS INCERTAIN

Les Matriochkas d’une stratégie résiliente
Comment L'Oréal construit une stratégie stable et se renforce, tout en menant des actions immédiates changeantes et tirant parti de l'incertitude



(Extrait de l'interview de Robert Branche, par Vincent Neymon, sur Radio Notre Dame au cours de l'émission Grand Témoin)

8 juin 2015

TOUJOURS VISER LE MÊME POINT FIXE

Se renforcer en avançant toujours dans la même direction
Qu’il pleuve ou qu’il vente, que l’on modifie ses berges ou que l’on mette en place de nouveaux pompages, tout fleuve continue son cours imperturbablement jusqu’à la mer. Indifférent, ou presque à tout ce qui l’entoure, au fur et à mesure de sa progression, il se renforce.
Comme dans la théorie des mathématiques du chaos, la mer se comporte comme un attracteur qui attire à lui l’eau qui tombe tout autour : peu importe l’incertitude en amont, tout converge vers elle. Le couple fleuve-mer est un système structurellement stable, la mer est un point fixe pour le fleuve. Telle est la logique qui régit notre monde : derrière les aléas immédiats, au-delà des méandres et des hésitations, les structures fondamentales restent inchangées.
Il en est de même pour une entreprise : pour se renforcer tout au long de sa progression, elle doit viser un point fixe, une mer, et allier stabilité et adaptation aux événements et au terrain. Elle a commencé par hasard, intuition et volonté, mais un jour se pose la question du choix : comment trouver cette mer qui sera son point fixe, et fera d’elle un fleuve, celui dont les autres seront les affluents ?
Première question : de tels points fixes existent-ils ? Oui, car les processus chaotiques qui régissent notre monde, le rendent structurellement stable : la physique est toujours faite des mêmes solides, l’énergie est toujours là, et nos écosystèmes sociaux s’articulent toujours autour de la communication, la beauté, l’alimentation ou la sexualité. Ce sont ces déterminants que les entreprises doivent viser, ce sont parmi eux qu’elles doivent choisir leur mer.
Ainsi, quand vous demandez à L’Oréal de définir sa stratégie, il répond la beauté. De même Nestlé avec la nutrition et la santé, Saint-Gobain avec l’habitat, ou Air Liquide avec la gestion des gaz. Quand Steve Jobs explique pourquoi il a choisi le marché de la musique, il dit que c’est un besoin permanent et constant : pas d’inquiétude à avoir, il sera là encore demain. Quant à Google, il ne se définit pas comme le spécialiste des moteurs de recherche sur Internet, ni même comme visant à favoriser l’usage d’Internet. Non, en 2009, son PDG, Éric Schmidt disait : « Nous avons une mission et une stratégie, et la mission est…, vous savez, d’organiser l’information du monde. Et la stratégie est de le faire à travers l’innovation. »

5 juin 2015

LES DEUX FACES DE BÉNARÈS

Quand le territoire des hommes est celui de la nuit et de la fange…

Bénarès est une hydre à deux têtes, Jekyll et Hyde, deux mondes parallèles, juxtaposés et pourtant entremêlés, un côté lumineux, un côté obscur.
Au bord du Gange, c’est le pays des Dieux et de la lumière. Le soleil y est omniprésent et balaie la moindre marche, le moindre recoin. Aucun arbre, aucun abri pour s’en protéger, juste des berges en pierres, nues et sans artifice. Aucune ombre ne vient se déposer sur le serpent liquide. Rien pour se cacher de lui. Tel Caïn assujetti pour toujours au regard de Dieu, nous n’avons aucune chance de nous soustraire ici à celui du fleuve. Être au bord du Gange, c'est être entre les mains d’un géant, soumis à sa puissance et sa force.
Sa vigueur et son énergie, c’est avec calme qu’il les exprime. Son cours est lent et majestueux. Le long de son parcours, les rives se font respectueuses et silencieuses. Pas de cris, pas de voitures, pas de courses. Simplement des hommes, des femmes et des enfants qui marchent, prient, chantent, méditent, et, plus prosaïquement, se lavent ou lavent. Quelques animaux aussi, des buffles, des vaches et des chiens, s’y déplacent sans bruit. Sont-ils conscients de l’importance de ce qu’ils côtoient ?
A l’autre extrémité du monde, se trouve la rue. Elle serpente en hauteur, mimant sinistrement le cours du fleuve. Ici ce n’est plus de l’eau qui est charriée, mais des excréments. Ici, ce n’est plus la lumière qui règne, mais le noir éternel. Ici, ce n’est plus le pays des Dieux, mais celui des hommes. Étroite et sournoise, la rue se faufile en arrière-plan, comme si elle avait peur d'elle-même, coincée entre des maisons qui l'obstruent, encapuchonnée de toiles multiples, la protégeant de son ennemi, le jour. 
Elle est le règne du sale, de la cacophonie et des heurts. Des déchets de toutes sortes conchient le sol. La pluie, loin de la nettoyer, transforme le tout en un cloaque de boue innommable et répugnante. Les bruits qui résonnent et se télescopent, ne sont qu’accumulations de cris, de violences et de souffrances. Pour y avancer, les motos et les vélos se créent leur chemin, fendent la foule, taillent dans la jungle humaine et inhospitalière. Tel l'univers des hommes, celui de la fange. C'est là qu'ils vivent, travaillent et blasphèment.
Dans le noir de ce bourbier, les propos de Michel Serres prennent tout leur sens : « À l'imitation de certains animaux qui composent leur niche pour qu'elle demeure à eux, beaucoup d'hommes marquent et salissent, en les conchiant, les objets qui leur appartiennent pour qu'ils le deviennent. Cette origine stercoraire ou excrémentielle du droit de propriété me paraît une source culturelle de ce qu'on appelle, pollution, qui, loin de résulter, comme un accident, d'actes involontaires, révèle des intentions profondes et une motivation première. »
Régulièrement, ruptures dans cet égout vivant, des boyaux latéraux surgissent. Ils sont des voies qui descendent vers la lumière. Passerelles entre la noirceur des hommes et la beauté des Dieux, ils sont des appels à la conversion et à la foi. Pour rejoindre la vertu, il suffit de se laisser glisser. Il n’est besoin ni de lutter, ni de faire des efforts. Le salut n’est pas dans la douleur, mais dans la joie. Il est dans la compréhension que la nature des hommes est d’accepter de se soumettre à l’attraction des Dieux, et que le Gange, témoin infatigable de leur bonté infinie, attend tous ceux qui voudront s’y plonger.
Une fois ce paradis atteint, si la nostalgie vous assaille, si la fange quittée vous manque, si la chaleur animale vous fait défaut, alors il vous faudra escalader péniblement, marche après marche, le ghât, puis vous hisser dans le boyau, mètre après mètre. La lumière baissera petit à petit, jusqu’à s’éteindre, les bruits du monde vous envahiront progressivement, les odeurs vous nourriront. Vous ne serez plus soumis à la puissance des Dieux, mais à quel prix ? A celui d’accepter la plaie et la douleur des hommes.
Étrange métaphore que Bénarès, là où liberté rime avec bruit, nuit et violence, et soumission avec silence, lumière et calme. Il y est facile d’être croyant, et difficile d’être un homme. 

3 juin 2015

DANS L'INCERTITUDE, LE DÉFI N'EST PAS L'AGILITÉ, MAIS LA STABILITÉ !

Bouger en tous sens ne conduit nulle part
L’agilité est le mot à la mode du management contemporain. Mais, dans le Neuromonde incertain et tourbillonnant, est-ce, à la moindre brise, changer de cap plus vite que les autres ? Qui peut croire que la création de valeur naîtra de tels mouvements erratiques ?
Au contraire, la performance est dans la stabilité, et la capacité à maintenir son cap : arriver à construire dans la durée, sans être désarçonné par tout ce que l’on n’a pas pu prévoir. Tel un fleuve, modifier son cours en fonction des mouvements de terrain, du volume des pluies, des barrages imprévus, mais sans changer de destination.
Aussi si toutes les entreprises sont nées par hasard, intuition ou volonté, celles qui sont devenues des leaders mondiaux durables ont pris, à un moment, le temps de trouver leur mer : elles sont les fleuves qui attirent et structurent le cours des autres.
Ainsi L’Oréal ne cesse jamais de viser la beauté, reste centrée sur les cheveux, la peau et le parfum, développe des marques mondiales dédiées toujours aux mêmes circuits de distribution, tout en en allongeant sans cesse la liste, ne renonce pas à ses principes d’action, … avec au cœur, une réactivité extraordinaire, celle de l’énergie de la vie : les actes élaborent des produits, produits qui construisent des marques, marques qui rapprochent l’entreprise chaque jour un peu plus de sa mer.
L’entreprise est structurellement stable et changeante au quotidien : le chaos des initiatives apporte la résilience globale.
Attention enfin à s’être préparé au pire et organisé sur les scénarios les plus défavorables, car, dans les tourbillons du Neuromonde, seuls les paranoïaques optimistes survivent !
(extrait des Radeaux de feu)

1 juin 2015

ON COMMENCE PAR HASARD, ON RÉUSSIT PAR CHOIX

Savoir se focaliser sur ce qui est né et a commencé à grandir
Les débuts de toutes les entreprises - Facebook aussi bien que Air Liquide ou 3M - ne sont ni pensés a priori, ni le fruit d'une réflexion stratégique approfondie. Ce n'est que dans un 2ème temps, que se pose la question d'identifier pourquoi on est en train de réussir. Les bons Dirigeants sont donc ceux qui sont capables d'identifier ce qui est né par hasard, de se focaliser, puis de s'y tenir.

29 mai 2015

FRANCHIR DES PORTES POUR SE VOIR DU DEHORS

Des portes…
Voyager, c’est franchir sans cesse des portes… ou essayer.
Les portes délimitent et dessinent des espaces. Elles sont les trous des peaux de mondes successifs.
Fermées, elles interdisent l’accès, et cachent ce qui restera inconnu. Le mystère restera entier. Qu’y a-t-il derrière ? Occasion de découvertes futures.
Fermées, elles laissent place à l’imagination. Faut-il voir pour savoir ? Pourquoi ne pas laisser mon esprit voguer, et construire ce que je ne vois pas et ne connais pas…

Entrouvertes, elles appellent mes pas et me poussent à me glisser le long d’elles. Avancer vite de peur qu’elles ne se referment.
Souvent en Chine, elles sont garnies de petits plots. Sont-ce des pitons pour pouvoir ralentir cette glissade ? Dois-je m’encorder et freiner mon avancée ? 
Va-t-elle pivoter dès que je l’aurai franchie ? L’appel qu’elle émet vers moi est le chant des sirènes. Le jardin qui se dessine après elle sera ma prison…

D’autres, ne sont que trou. Pas de porte, pas de charnières. Aucun risque de me voir interdit le chemin de retour.
Entre porte et fenêtre, elles laissent à voir ce dehors qui peut devenir dedans à tout moment. Jeu de passe-passe. Le monde s’inverse à chaque franchissement.
Dès que je serai de l’autre côté, je sais que je me retournerai pour découvrir sous un angle nouveau, là où je suis.

Tel est le jeu du voyage. Franchir des portes pour regarder du dehors le pays qui est le mien, et ainsi le redécouvrir…

26 mai 2015

CONNEXION GLOBALE ET ACCÉLÉRATION DE L'INCERTITUDE

Soumis à toutes les incertitudes !
Pourquoi notre Neuromonde, c’est-à-dire un monde connecté et où "nous nous touchons" tous, génère-t-il une accélération de l'incertitude.

22 mai 2015

DANS LE FLOU DES APPARENCES ET DU SOUVENIR

Noël à Pékin (2004)
L’année 2004 se termine, et Pékin est doublement nappé de blanc : l’opacité moite de la brume répond à la neige qui tapisse tout.
La Cité Interdite ne l’est plus guère, devenue carrefour où les Chinois en mal de souvenirs s’y télescopent. 
Depuis la colline voisine, elle est une immensité figée. Les frontières entre ciel et sol, entre constructions et nuages s’estompent.
Face à la porte principale de cette Cité largement ouverte, vu de loin, le portrait de Mao sous lequel chacun doit passer, n’est plus qu'une vignette. 
Est-ce qu’avec l'érosion de temps, la Chine finira par s’éloigner de son dernier empereur ? Les statues de Staline ont, elles, été depuis longtemps déboulonnées.
Noyées dans l’immensité de la place Tiananmen, les silhouettes sont dérisoires, miroir de la petitesse des individus pris dans la masse des foules chinoises. 
Chacun marche en ignorant son voisin, et ce qui l’entoure…
Fin de nuit dans un cabaret. Le froid et la nuit ont disparu pour faire place à la chaleur des lumières.
La neige extérieure s’est fait perruque, et les apparences restent masquées, incertaines et trompeuses.
Jeu des apparences et des dissemblances, contraste dans cette Chine qui retrouve ce qu'elle a toujours été.
La bouche se tend vers cette bière – une Tsingtao bien sûr ! –, mais n’est-ce pas pour peut-être nous tromper ? 

20 mai 2015

LES ENCHEVÊTREMENTS QUI TISSENT NOTRE MONDE

L’entreprise au cœur de l’incertitude et des émergences
En marchant dans les rues de Paris ou de toute autre grande ville du monde, je suis frappé par la complexité sous-jacente qui permet à notre société de fonctionner : un enchevêtrement d’entreprises est nécessaire à son existence, et la production cahin-caha, au moins jusqu’à ces dernières années, de la croissance. C’est une toile finement tissée faite de sous-traitants et donneurs d’ordre, fournisseurs et clients, partenaires et compétiteurs, qui font que tout un chacun trouve les produits qu’il cherche. Regardez autour de vous et essayez donc de compter le nombre d’entreprises qui ont dû intervenir pour faire exister ce qui vous entoure et vous le rendre accessible : une voiture, un immeuble, un téléphone, un yaourt, un légume… Impossibles identification et comptage.
Il y a quelques siècles, c’était simple : nos villes étaient nées des mains de ceux qui les habitaient, et personne n’était bien éloigné de l’origine de ce qu’il trouvait dans son assiette, de l’objet qu’il saisissait ou du mur qui l’entourait. Encore à la fin du dix-neuvième siècle, il n’était pas difficile de démêler les enchevêtrements qui étaient sous-jacents à notre existence personnelle : les biens industriels étaient rares, et souvent complètement conçus et construits en un lieu unique ; l’industrie agro-alimentaire n’existait pas, ou presque ; les produits agricoles, sauf des exceptions comme le café ou le poivre, voyageaient peu. (…)
Parallèlement à l’élaboration progressive de ce tissu économique fait de codépendances et de coproductions, la notion même d’entreprise s’est compliquée au fur et à mesure de l’accroissement de leurs tailles et de l’apparition d’expertises internes : nées initialement autour d’un leader ou d’une équipe, à partir d’une idée ou d’un premier client, sur un territoire donné, à l’instar d’un corps vivant qui se démultiplie, elles sont parties à la conquête de nouveaux territoires, articulant petit à petit chaque jour davantage de ressources techniques, financières et humaines, internes comme externes, associant fournisseurs, autorités publiques et clients.
Leurs intérieurs sont devenus habités par une multitude de matriochkas qui se chevauchent et s’emboîtent, constituant autant d’unités d’appartenance : des équipes dans des ateliers, dans des usines, dans des filiales, dans des divisions ; des organisations marketing, à côté des structures industrielles, de recherche, financières,… ; des syndicats, des comités d’établissement, des comités d’entreprises, des comités de groupe ; des clubs sportifs, des réseaux d’anciens de la même école…

(extrait des Radeaux de feu)

18 mai 2015

LE LOINTAIN EST DEVENU NOTRE PROCHAIN

Vers la connexion globale
Il y a dix ou vingt ans, nous n’étions, chacun de nous, soumis qu’à l’incertitude de ce qui était autour de nous, à portée de notre vue et notre toucher. Nous savions que nous pouvions subir le décès imprévu d’un de nos proches, que le ticket de loterie que nous venions d’acheter pouvait être gagnant ou pas, qu’un client pouvait nous faire défaut, qu’une machine pouvait brutalement se casser, qu’il était imprudent d’affirmer qu’il ferait beau demain, etc.
Par contre, ce qui se passait dans le lointain, dans une autre ville, un autre pays, un autre continent, cela ne nous concernait pas. Nous pouvions regarder serein les informations, sans nous sentir impliqués, car cela n’avait pas de conséquences directes sur notre vie quotidienne, sur notre famille, sur notre emploi, sur notre entreprise, sur notre pays. Et si jamais des conséquences étaient possibles, puisque la vitesse de propagation des effets était suffisamment lente, nous avions le temps de mettre en place les actions correctives nécessaires.
Aussi, ce qui était lointain n’était pas incertain pour nous : il était prévisible, parce que distant. Le monde était partitionné, cloisonné, et nous en avions l’habitude. Nous étions protégés des incertitudes des autres. Certes le champ géographique de propagation des incertitudes s’était étendu au rythme du développement de l’énergie et des transports, mais jusqu’à ces dernières années, la vitesse de propagation restait limitée.
Trois phénomènes majeurs ont changé la donne :
- La croissance de la population humaine s’est brutalement accélérée : en moins de quarante ans, nous venons de passer de quatre milliards d’hommes à sept milliards, alors que nous n’étions qu’un milliard, il y a deux cents ans, et deux cent cinquante millions, il y a mille ans. Demain, en 2050, nous serons probablement neuf milliards. Nous sommes de plus en plus voisins, les uns des autres.

- L’impact de chacun de nous est démultiplié par tous les outils mis à notre disposition : avant, nos outils ne prolongeaient nos bras que de la longueur d’un morceau de bois – un marteau, une pelle, une pioche… Maintenant (…) nous sommes pris dans les mailles de l’effet de nos propres actes, et de ceux des autres : il y a de plus en plus une interaction dynamique entre l’objet sur lequel nous agissons et nous-mêmes. (…)
- Avec le déferlement des technologies de l’information, la partition du monde a volé en éclat : grâce à l’informatique, aux télécommunications et à l’internet tout se propage instantanément, et nous sommes directement et immédiatement exposés à toutes les incertitudes. S’appuyant sur ces réseaux, les entreprises ont globalisé leurs modalités d’actions, et bon nombre de produits sont le résultat d’un processus de fabrication faisant intervenir plusieurs pays, et souvent plusieurs continents.
(extrait des Radeaux de feu)