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2 oct. 2012

100% DES GAGNANTS ONT TENTÉ LEUR CHANCE

Vers un monde de la compétition et du jeu ? (Démocratie 5)
Dans ce monde de la singularité, Pierre Rosanvallon évoque trois croyances clés :
- Le mérite : « J’ai gagné, mais je le méritais ». Les différences sont justifiées au nom d’un écart objectif. Mais comment peut-on le mesurer ? Ce n’est facile à définir que négativement.
- Le hasard : « J’ai gagné, parce que j’ai eu de la chance. ». Les différences sont justifiées au nom de la chance et du hasard.
- La responsabilité : « J’ai gagné, mais je vais aider les autres. ». Les différences sont explicables, mais doivent être compensées. Elle revient en ce moment et fait le rapport entre action et volonté. Elle se traduit par le besoin de réparation d’un nombre croissant de sinistres et d’indemnisation.
Pour aller plus en avant, Pierre Rosanvallon évoque alors Roger Caillois qui classe les jeux en quatre catégories1 :
- La compétition : le sport, les examens,
- L’aléa ou la chance : les loteries, la spéculation boursière,
- Le simulacre : le spectacle, le carnaval, le cinéma, la reconstruction de la réalité,
- Le vertige : la griserie, le test de ses limites, l’alpinisme, la vitesse, la drogue
Le monde du simulacre est celui des artistes. Ce sont des êtres singuliers, intrinsèquement liés à la singularité. Ils ont tous les autres comme public, et ont l’écho de tous. Les inégalités sont spectaculaires (les écarts de revenus), mais elles sont acceptées, car il y a une légitimation particulière, et une concurrence par l’originalité : on peut mépriser ceux qui vendent beaucoup de livres, on peut être reconnu en n’étant apprécié que par un. On a alors le sentiment d’appartenir à une aristocratie, et si le succès est incertain, il peut dépendre à la fois du mérite et de la chance.
Le monde du vertige n’est pas celui du social, il est juste celui des extrêmes, de ceux qui sont à la marge du monde.
Restent donc les deux premiers qui sont essentiels dans les sociétés modernes, et sont de plus en plus liés : on parie sur le sport. La compétition sportive qui est récente, représente la concurrence salutaire, l’apprentissage du « struggle for life », le respect du gagnant et du perdant, la justification des inégalités. Dans la compétition, comme dans l’aléa, ce sont les règles qui ont importantes pour l’égalité des chances. Apparaissent aussi les courses à handicap.
Faut-il alors aller vers une société de concurrence généralisée, en faisant de l’idée de compétition la forme sociale généralisée, ou vers une égalité radicale des chances avec la constitution d’un anti-hasard, avec des individus débarrassés de leurs conditionnements sociaux ?
(à suivre)
(1) Voir son livre « Les jeux et les Hommes »

1 oct. 2012

COMMENT ÊTRE ÉGAUX TOUT EN ÉTANT DIFFÉRENTS

Vers une humanité d’amis solitaires ? (Démocratie 4)
Comment penser donc l’égalité dans un monde de la singularité ?
Pierre Rosanvallon distingue d’abord individuation, individualisation et singularisation :
- Individuation : le processus par lequel un enfant devient un individu, et qui distingue le soi du non-soi,
- Individualisation : les processus juridique (l’individu comme sujet de droit), politique (l’individu comme base de la souveraineté) et économique-sociologique (l’individu comme sujet économique) qui relie l’individu et l’ordre social
- Singularisation : les processus psychologique et sociologique de soi par rapport aux autres.
Ce dernier est un processus relatif, alors que ceux de l’individualisation sont absolus : la singularisation est relationnelle.
Il propose ensuite trois modèles de référence pour penser l’égalité et la singularité :
- Le rapport d’amitié : c’est un sentiment de similarité forte et voulue, et une égalité non arithmétique et non économique. Il y a une compensation affective des différences, liée à un rapport de confiance.
- Le rapport d’humanité : c’est se reconnaître membre d’une même humanité. Dans ce cas, la différence peut être maximale et le sentiment d’égalité y est faible, car on appartient seulement à la même espèce. Seuls les extrêmes sont interdits : la mort de faim, l’extermination, l’humiliation, …
- Le rapport de communauté des solitaires : c’est la revendication de la solitude, comme dans l’essai de l’Émile de Rousseau. Nous sommes infiniment singuliers, infiniment égaux.
Il s’agit alors pour progresser vers plus d’égalité de :
-  Se mettre à distance de l’égalité abstraite, car c’est elle qui nie la possibilité de singularité, et de l’égalité comme qualité sociale, car le propre de l’être singulier ne peut être pensé comme partie d’un tout, il existe toujours dans la relation et la confrontation.
- Prendre en compte les nouvelles conditions économiques : les inégalités ont changé de nature dans notre monde, car la dispersion est au sein de chaque profession et non plus entre catégories. Elles sont à la fois mieux acceptées car on n’est pas enfermé dans sa condition, mais moins bien car on est perturbé dans sa représentation de soi liée à la personnalisation.
Apparaissent alors trois croyances clés : le mérite, le hasard et la responsabilité…
(à suivre)

27 sept. 2012

CHACUN DE NOUS VEUT ÊTRE QUELQU’UN

De la société de semblables à la nouvelle similarité (Démocratie 3)
Parallèlement au passage d’un capitalisme organisation à un capitalisme cognitif ou de singularité (voir mon article d’hier), Pierre Rosanvallon analyse la transformation dans la société, et la nouvelle perception de la similarité : vouloir être quelqu’un.
Pendant longtemps, être égal, c’était être reconnu pour la généralité qu’il y a en soi, généralité qui s’apparente à une forme d’indistinction.
Mais aujourd’hui on ne peut pas accepter d’être considéré comme quelconque : on veut être regardé aussi avec sa singularité, avec ses traits propres.
La similarité révolutionnaire, telle qu’instituée en 1789, était la reconnaissance de l’humanité présente en chacun de nous, l’appartenance à une commune humanité. Elle avait eu à faire face aux trois déviations de la similarité :
- Conformisme : ce qui est similaire devient la masse commune, la médiocrité populaire, le troupeau humain (versus l’homme romantique, l’artiste),
- Indifférenciation : il n’y a plus d’individu, et on n’existe plus qu’en tant que membre d’un groupe. On parle alors des noirs ou des blancs.
- Uniformisation : chacun n’existe plus que comme statut de sujet de droit, comme une abstraction juridique.
Cet excès de similarité, s’il n’y a plus de distinction, arrive à nier l’humain.
En réponse à cette fusion dans le groupe, est apparu la mode, qui est à la fois assimilation et distinction : dans un processus choisi, on fait société avec ce que l’on a de singulier. Il y a eu aussi le développement d’une nouvelle recherche identitaire comme réponse à un déni d’intégration : les communautés de résistance (les noirs, les femmes, les gays), l’égalité dissociative fondée sur la discrimination (qui est perçue comme l’application d’une règle générale incorrecte : comme le mariage interdisant les gays).
Ainsi, la similarité s’est-elle doublement approfondie :
- en multipliant les singularités à respecter,
- en soumettant les règles à une discussion permanente
Mais dès lors face aux changements économiques qui prônent l’individualisation comme moteur du collectif, et à la nouvelle perception de la similarité qui pousse chacun à vouloir être « quelqu’un », comment peut-on encore penser l’égalité ?
(à suivre)

26 sept. 2012

DE LA COLLECTIVITÉ À LA COLLECTION D’INDIVIDUS

Du capitalisme organisation au capitalisme cognitif ou de singularité (Démocratie 2)
Pour mieux comprendre la crise de l’égalité que vit actuellement notre société, Pierre Rosanvallon, dans ses derniers cours 2011 sur « Qu’est-ce qu’une société démocratique ? », caractérise ainsi les changements économiques advenus depuis cinquante ans : nous sommes passés du capitalisme organisation au capitalisme cognitif ou de singularité.
Que veut-il dire par là ?
Le capitalisme organisation des années soixante :
Le poids des idées de Keynes (poids de la demande, et donc de la redistribution), relayées par celles de John Kenneth Galbraith, Andrew Schonfield  et Peter Drucker ont dans les années 60 ont construit la vision d'une économie où l’entreprise est une institution permanente.
Les traits dominants de cette vision sont :
- La planification : elle est nécessaire, car le marché ne peut satisfaire aux conditions du développement.
- L’indépendance : vu leur taille, elles sont affranchies du poids de la bourse et de leurs actionnaires, ont peu à emprunter, et sont libres par rapport aux banques. Elles sont indépendantes de l’État, du marché et des actionnaires.
- La technostructure : elles sont tellement complexes que personne ne peut de l’extérieur contester leurs décisions. La technostructure garantit la performance, en l’enlevant aux individus, ce avec l’appui de la technologie et de la planification. Le pouvoir est passé de l’individu au groupe. La performance est liée à l’organisation, et non pas à la qualité des hommes : c’est avec des hommes ordinaires, que l’on arrive au succès, et il faut faire faire des choses extraordinaires à des hommes ordinaires. Le PDG lui-même n’est pas si important, c’est l’entreprise qui l’est.
- La collectivité : on est fier de s’abandonner à elle. L’écart de revenu est faible (Peter Drucker recommande un écart de 1 à 20), et peu d’actions sont distribuées. La maximisation du profit est le résultat de l’organisation, et non pas de la volonté des dirigeants. Ceci est repris par Raymond Aron en France qui dit que le taux de prélèvement fiscal de 55 à 60% sur les hauts revenus est acceptable, et n’a pas d’effet négatif. 

Dans cette conception, l’ouvrier est interchangeable, la performance collective, et il y a désindividualisation.
Le capitalisme contemporain : le capitalisme cognitif ou de singularité
Les idées des années soixante sont battues en brèche : il n’ y a plus de mobilisation de masse, mais un appel à l’individu, à la singularisation du travail, et la créativité individuelle est essentielle.
Les nouveaux traits dominants sont :
- L’innovation : il y a eu peu d’innovation pendant les Trente glorieuses, les entreprises exploitant les innovations précédentes, et la liste des grandes entreprises est restée très stable des années 50 aux années 80. Tout a changé dans les années 90.
- L’importance de la relation : le service et la relation avec le consommateur deviennent essentiels, l’accès à l’information primordial, ainsi que la notion de qualité
- l’individualisation : Les conditions de travail sont modifiées avec plus de souplesse (ce qui va avec la disparition du Plan en France), et il ne s’agit plus simplement d'appliquer des procédures, mais les prises d’initiative sont importantes. D’où le remplacement des qualifications (notion uniforme présente dans les conventions collectives) par des compétences (défini par le sociologue Denis Segrestin, dans les Chantiers du manager : « celui qui sait prendre les bonnes décisions pour faire face à l’imprévu »).

L’individu ne s’identifie plus à une classe de travail, mais il est singulier et doit s’investir de façon personnelle, et ses rémunérations sont individualisées.
(à suivre)