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24 août 2015

DRÔLE DE RENCONTRES

Télescopages indiens

Les rues indiennes sont l'occasion de rencontres multiples, inattendues, issues du capharnaüm des télescopages multiples qui s'y produisent.

Parfois c'est un singe qui, juché sur un toit, affirme sa supériorité. Conscient d'être le roi de l'eau, celui qui décide qui va boire ou dépérir, celui qui donnera la vie ou la mort, imperturbable à ce qui l'entoure, il s'abreuve.

Un peu plus loin, ce sont des oiseaux, comme issus d'un film d'Hitchcock, qui ont pris possession des lieux. Les uns guettent les passants, qui se font furtifs et accélèrent leur pas,  craignant de devenir à leur tour, victimes. Les autres mangent, et se repaissent de cette offrande des hommes.

Et les terrasses des palaces ne sont pas en reste. Ce ne sont ni des businessmen affairés que l'on y rencontre, ni des couples improvisés qui y balbutient en se découvrant mutuellement,  ni des touristes qui s'y ressourcent avant de repartir vers de nouvelles découvertes.
Non, c'est un brouillard d'insecticide qui squatte la terrasse ! J'imagine la tête des clients qui, tout à l'heure, occuperont ces chaises, si jamais je leur montrais cette photo. Comment rester sereinement à deviser, sans craindre quelque retombée néfaste pour sa propre santé ?

(Les deux premières photos ont été prises à Bombay en juillet 2012, la troisième est la terrasse de l'hôtel Imperial à Delhi en juillet 2008)

20 août 2015

ÉTRANGE CALCUTTA

Moments de calme (2010)
Que fait donc cette poupée qui gît, abandonnée, dans une des sentes qui sillonnent les à-côtés du Maiden, ce grand parc au cœur de Calcutta ?
A-t-elle été perdue par un enfant ? Mais pourquoi ? Pris par les turbulences d’une course effrénée, l’a-t-il laissée choir sans s’en rendre compte ? La pleure-t-il depuis lors, ne sachant où elle se trouve ?
Ou est-elle une de ces poupées maléfiques, que l’on torture pour faire souffrir ses ennemis ? Un vaudou indien en est-il le propriétaire ? L’a-t-il jetée là, volontairement, pour soumettre sa victime aux assauts aléatoires de la chaleur, de la pluie et du vent ?
Je la regarde longuement. Puis, dans le doute, jugeant plus prudent de ne pas prendre parti, je me contente de prendre cette photo, et rebrousse chemin, discrètement, laissant glisser mes pas avec le moins de bruit possible. Je ne passe pas à proximité. Surtout pas…
A Calcutta, les arbres ne se contentent pas de meubler les parcs, ou d’abriter les poupées abandonnées, ils partent aussi à l’assaut des façades des immeubles.
Soyons clairs, il ne s’agit pas comme chez nous, d’arbres domestiqués qui grandissent dans des pots amenés à cet effet, ou sur des terrasses où ils miment des jardins perdus.
Non, ils sont sauvages, et s’insinuent dans les anfractuosités des pierres, telle des lierres. Sont-ils là pour consolider des murs qui, sans eux, s’effondreraient, ou mangent-ils le peu de liant qui a survécu au déroulement du temps ?
Sont-ce des cadeaux empoisonnés laissés par les Britanniques, qui, furieux d’avoir dû abandonner leur capitale impériale, ont tenus à miner de l’intérieur, ce qui venait de les rejeter ? Sont-ce une version occidentale de la lutte non-violente qui avait si bien réussi aux Indiens ?
Y a-t-il un parallèle à faire entre eux et la poupée qui dort à quelques kilomètres de là ?
Au Sud de Calcutta, se trouve une immense réserve de 10 000 km2 où se mêlent la terre et l’eau, les Sunderbans. C’est une mangrove, c’est-à-dire un écosystème de marais maritime dans lequel se développent des arbres qui vivent dans cet univers où le sel est omniprésent.
Ils y déploient des racines qui sont comme des jambes sur lesquelles ils semblent se déplacer. Mais est-ce une illusion, ou se sont-ils figés le temps de notre passage ? Posent-ils pour éviter d’être flous dans le crépitement des appareils de photographie, qui se déchaînent tout autour de moi ?
A l’instar des jouets de Toy Story, ne sont-ils animés que pour ceux qui les comprennent, et les acceptent tels qu’ils sont ? Vont-ils dans un instant, pour les habitants des Sunderbans, reprendre leur ballet ?
J’aimerais pouvoir sauter du bateau, quitter le club des touristes, et aller me cacher dans la forêt voisine. Mais ce serait sans compter sur les tigres qui guettent ceux qui viendraient s’y aventurer.

Alors comme pour la poupée du parc Maiden, comme pour les arbres qui habillent les façades, je ne dis rien, et me laisse glisser doucement dans l’eau du marais.
(Sunderban Tiger Camp)

17 août 2015

TEA TIME

A Kurseong (2010)
A Kurseong, lové en leur cœur, se trouve l’hôtel Cochrane Place. Une vieille bâtisse avec de grandes chambres confortables, une allure de musée, habillée de bois et de meubles anciens. De ma fenêtre, si jamais les brumes se dispersent, les feuilles de thé se reproduisent à l’infini.
A côté de la salle de restaurant, un bar à cocktail propose une carte surprenante : ce ne sont que des cocktails de thé, mélangeant les saveurs et les rapprochements étonnants.
Mais à Kurseong, il n’y a pas que les humains qui apprécient le thé, les animaux aussi. Comme vous pouvez le voir sur ces photos que j’ai prises alors, pour les vaches et les chèvres, c’est aussi tea time ! Mais il est vrai qu’ils le mangent, et ne le dégustent pas infusé. Les anglais pourtant passés par ces terres, n’ont pas dû avoir le temps de leur inculquer les bonnes manières.
Autre surprise découverte entre l’hôtel et le centre de Kurseong : le Darjeeling Polytechnic. Ma chère école d’origine me poursuivrait-elle jusque dans ces brumes ?
Rapidement, je suis rassuré, ce n’est qu’une amusante coïncidence. Je peux donc continuer sans crainte ma douce déambulation dans les terres de l’Inde du Nord.

(Cochrane Place, 132 Pankhabari Road, Fatak, West Bengal, Kurseong 734203, Inde)

13 août 2015

A BOMBAY, SUR MARINE DRIVE

Rêverie
Que regarde-t-il ? Veut-il s’extraire du Bombay tonitruant qui hurle juste derrière lui ? Rêve-t-il d’un voilier qui viendrait l’emporter au travers des océans ?
Ou se voit-il s’envolant vers les tours qui ferment l’horizon ? S’imagine-t-il y travailler ou y dormir ? Y a-t-il caché dans le luxe d’un loft dominant la mer, une compagne qui l’attend ?
Quoi qu’il en soit, je connais au moins un chien qui est indifférent : allongé confortablement sur le quai, soulevant paresseusement une paupière, il observe le monde des hommes. Pourquoi bougerait-il quand la vanité de ce qui l’entoure lui semble évident ?
Il voit sur la plage des couples avancer, quelques enfants jouer, et des ordures voler dans le vent. Les poubelles ne sont que des objets de décor. Inutile de chercher à les vider. Des oiseaux noirs se réjouissent et se nourrissent de tous les déchets qui jonchent le sable. En arrière plan, il peut entrapercevoir des nageurs qui zigzaguent dans les débris flottants.
Les rêveries du promeneur figé et la somnolence du chien sont périodiquement troublées par les cris de vendeurs de thé. « Chai, chai » hurlent ces derniers.
Au bout de longues minutes, j’arrive à m’extraire de ma contemplation. Mon regard alors s’arrête sur une bannière inattendue, et incongrue dans le flux luxueux de Marine Drive : « God created human beings. They created politicians who created chaos ».
Pourtant au travers de toutes mes promenades indiennes, si le chaos m’est apparu omniprésent, il m’a semblé inhérent à l’Inde, et non pas créé par des politiciens…

10 août 2015

PRISONNIER DE LA TOUR DU HAREM DE TRIVANDRUM

Lost in Kerala (2012)
Où suis-je ? Mes pas m’ont-ils perdu, emmené loin de cette Inde que je parcourais, il y a quelques minutes encore ? Suis-je face à une porte interdite ? Vais-je basculer dans un monde nouveau ?
Pourtant, non. Tout autour de moi, c’est bien toujours l’effervescence de Trivandrum, la capitale du Kerala, cité bouillonnante de voitures, de motos, de vélos et de passants qui, tous, s’ignorent, les uns les autres. Chacun poursuit son chemin, sans prêter attention à ce qui l’entoure, se faufilant dans les méandres de la fourmilière humaine, inaccessible au brouhaha qui l’environne. J’entends derrière moi les cars qui s’extraient de la boue qui jonche le sol. Je sens un peu plus loin, la gare hantée de trains, de mendiants et de voyageurs. Le ciel est strié de fils, qui sont autant de messagers pour des conversations inconnues et silencieuses.
Alors que fait ici cette tour issue d’une mosquée absente ? Pourquoi ses murs sont-ils teints du rouge du palais impérial ? Est-ce une excroissance de la cité interdite ? Que cachent ces briques percées d’une succession de triangles ? Est-ce une formule secrète et cabalistique, écrite par un savant disparu et laissée là pour me perdre ?
Je me décide toutefois à en pousser la porte. Après tout, peut-être que ce n’est bien que l’Indian Coffee House, ce café mis en exergue dans tous les guides. 

Une fois franchi le passage dessinant la frontière entre le réel et ce qui ne l’est plus, j’escalade une spirale qui n’en finit pas. Petit à petit, marche après marche, pas après pas, je m’insère dans la tour.
Sur le côté, des tables sont scellées dans le sol. Quelques initiés sont assis, et en silence, mangent, boivent ou méditent. Les grands prêtres se tiennent le long du noyau central. Habillés de parures volées au temps jadis, ils m’observent. Vais-je être accepté ? Viendront-ils à moi pour me retirer mes vêtements occidentaux qui parjurent la solennité du lieu ?
Je sais que je ne ressortirai plus jamais de ce harem indien qui sera ma prison et ma cage dorée. Apercevant des bribes de la rue au travers des meurtrières qui parcourent les parois externes, je n’aurai plus comme destin que d’être un objet de plaisir pour ceux qui m’y ont attiré. Les serveurs n’en étaient pas, et sont les eunuques chargés tout aussi bien d’accéder à chacun de mes désirs, que de m’interdire ceux que ma condition a rendu prohibés. Me voilà encagé dans les fantasmes de mes caprices.
Si jamais il vous advient de passer par Trivandrum, et que vous apercevez la tour maléfique de l’Indian Coffee House, ne poussez pas sa porte…

7 août 2015

CÉRÉMONIE AU BORD DU GANGE

Au coeur de Bénarès (2008 et 2010)
À peine entamée par la faible lumière venant des réverbères, l’obscurité était quasiment totale. Le fleuve avait été gommé, il n’était plus qu’une masse noire, animée de quelques reflets. Cette absence visuelle était un trou qui captait les regards de tous. La foule massée sur les marches du ghât était happée par ce vide.
Sur la dernière, presque à fleur d’eau, surgissait, telle une apparition, le visage barbouillé de blanc du guru : assis en lotus, tourné vers le Gange, il ondulait doucement au rythme de son chant. Sur le côté, un peu en retrait, trois jeunes hommes dansaient, soulignant la mélopée en tapant sur des tambourins. 
Le temps passait lentement, coulant avec l’eau du fleuve, sans à-coups, sans heurts, sans efforts, dans une puissance irrésistible. J’en avais perdu le compte. Avec tous les autres, j’étais intensément immobile, hypnotisé par le mouvement pendulaire des corps et la circularité du chant.
La voix du guru connut une inflexion, changea de rythme et monta en intensité. Les danseurs s’approchèrent d’un petit feu déposé sur le sol, saisirent des torches, et entamèrent un ballet lumineux. Puis ils descendirent l’escalier pour se trouver à côté du maître. Son balancement s’accéléra, sa voix se pressa, semblant prise par une urgence. Il saisit un petit récipient déposé à ses côtés, l’introduisit dans le Gange et le leva face à lui. Ses trois assistants firent pareil. Alors, toute la foule assise sur les marches se dressa, forma une procession et descendit vers le fleuve. Chacun plongeait à tour de rôle un objet dans l’eau et le dressait devant lui.
Le défilé des fidèles se poursuivait. Chacun, une fois la cérémonie de l’eau effectuée, s’arrêtait devant le guru, se courbait vers lui pour se faire toucher le front, et écouter un court propos. Il remontait ensuite pour se fondre dans la nuit.

30 juil. 2015

MOITEUR FERROVIAIRE

De nuit (entre Bénarès et Calcutta)
L’air qui passe par les barreaux des fenêtres est chargé d’humidité, comme si la nature elle aussi transpire. Tout est eau. Les molécules d’oxygène ont du mal à passer au travers et accèdent difficilement à ses poumons. Le couloir est rempli de corps suants, assis sur un patchwork de paquets de toutes sortes.
En plus de la sensation d’étouffement, difficile de se voir enfermé comme derrière des grilles de prison. Le monde extérieur qui défile sous mes yeux, est inaccessible, séparé par des tubes de métal qui remplacent le vitrage. Si seulement cela permettait le passage d’un peu de fraîcheur.

Péniblement, je glisse dans un sommeil d'où émerge un dialogue : 
« Je ne supporte plus d’être reclus comme cela. 
- Calme-toi. C’est toi qui as voulu voyager dans ces conditions. Alors détends-toi, et à défaut d’apprécier, ce que je comprends tu n’arrives pas, dis-toi qu’il y a pire. Imagine-toi par exemple être vraiment en prison. Ces barreaux ne seraient pas là pour quelques heures, mais pour des années ! 
- Tu en as de bonnes ! Maintenant, pour m’aider à supporter ce qui se passe en ce moment, tu veux m’enfermer à vie ! 
- Tu sais très bien que ce n’est pas ce que j’ai dit. Pour ta gouverne, ces barreaux ont une utilité. Ils sont là pour empêcher que des passagers clandestins ne pénètrent lors des arrêts en gare, ou que des voleurs à la tire ne s’en prennent aux passagers. 
- Tu tiens cela d’où ? 
- D’un Indien avec qui je viens de discuter dans le couloir. Nous ne sommes pas enfermés, nous sommes protégés. Un peu comme ces maisons dont toutes les ouvertures sont garnies de grilles pour les garantir contre les cambrioleurs. 
- Peut-être, mais je ne le vis pas comme cela. Pour moi, c’est nous les détenus, je ne me sens pas du tout à l’abri. A tout moment, je m’attends à voir arriver un garde-chiourme. »

28 juil. 2015

LES VOITURES DE CALCUTTA

Dans la jungle du trafic indien (Calcutta 2010)
Dès la sortie de Howrah, la grande gare de Calcutta, je prends de plein fouet une douche d’énergie vitale qui finit de me réveiller. M’extraire de la foule bigarrée qui peuple le terminal ferroviaire est mon premier combat. Des silhouettes allongées ou assises tapissent le sol, et constituent autant d’obstacles. Chacun trace son chemin sans se préoccuper de ceux qui l’entourent, ni imaginer d’avoir à s’excuser. Les pieds des autres ne sont que des paillassons sur lesquels il est de bon ton de s’essuyer.
Obtenir ensuite un taxi n’est pas une mince affaire : échapper au piège des offres fantaisistes des chauffeurs amateurs, trouver la cahute des « prepaid taxi », obtenir le ticket sésame pour découvrir qu’il n’ouvre aucune porte car aucun taxi ne veut l’honorer, accepter alors l’offre d’un indépendant qui ne parait pas déraisonnable, et s’abandonner à l’inconfort d’une banquette arrière dont l’âge m’est inconnu, mais pour sûr avancé.
Le pont métallique, qui enjambe la rivière Hooghly, est tapissé du jaune des taxis. Quelques tâches grises, noires ou marron, surnagent comme autant d’erreurs et de malentendus. Conscientes de leur vulnérabilité et de l’incongruité de leur présence, voyageurs en terre étrangère et rapidement hostile, juste tolérées, elles se font discrètes, tentant de se faire oublier et glissant plutôt que de rouler. Les taxis, forts de leur supériorité numérique, insolents enfants se sachant en terre conquise, avancent ainsi que bon leur semble. Le code de la route, à supposer qu’il y en eut un, ne s’applique pas à eux. Les sens uniques sont au mieux des indications de tendance.
Une fois la rivière franchie, l’hémorragie jaune se poursuit. De temps en temps, émergent aléatoirement des policiers qui, au milieu des carrefours, tentent de réguler le flux compact, joyeux et aléatoire. D’aucuns multiplient des gestes, dessinant des courbes dans l’espace, selon un tempo et une forme propres, sans liens avec ceux du trafic. Ils ne sont que des chefs d’orchestre impuissants, face à des musiciens déterminés à jouer chacun le morceau qui leur plaît. D’autres plus lucides bougent avec parcimonie, voire presque pas du tout. Ils se contentent d’être là, virgules censées représenter l’autorité, en fait seulement symboles depuis longtemps dénués de toute puissance, des décorations ponctuant la jungle goudronnée de Calcutta.
Mon taxi fort de la légitimité tirée de sa caste d’appartenance, avance au hasard de ses initiatives. Selon son humeur, il va sur le côté droit ou gauche, accélère, freine ou s’arrête suivant un code qui n’appartient qu’à lui seul. Pour cela, il est muni d’une arme magique, le klaxon, dont il se sert sans relâche. Les autres font de même, et la route est une cacophonie, un opéra maudit.
Enfin parler de route est une expression bien emphatique pour désigner ce qui n’est plus que des îlots de macadam, tant elle a été dévorée par une lèpre endémique. Sous les morsures de la contagion, les trous n’y sont plus en formation, mais se sont creusés et multipliés. La chaussée présente un état de surface imprévisible sur lequel la voiture rebondit. À certains endroits, pris de bonnes intentions, les autorités locales entreprennent des travaux pour en améliorer le revêtement. Cependant, n’étant signalés par aucun panneau, et pouvant surgir à tout moment, ils sont autant de risques supplémentaires.

5 juin 2015

LES DEUX FACES DE BÉNARÈS

Quand le territoire des hommes est celui de la nuit et de la fange…

Bénarès est une hydre à deux têtes, Jekyll et Hyde, deux mondes parallèles, juxtaposés et pourtant entremêlés, un côté lumineux, un côté obscur.
Au bord du Gange, c’est le pays des Dieux et de la lumière. Le soleil y est omniprésent et balaie la moindre marche, le moindre recoin. Aucun arbre, aucun abri pour s’en protéger, juste des berges en pierres, nues et sans artifice. Aucune ombre ne vient se déposer sur le serpent liquide. Rien pour se cacher de lui. Tel Caïn assujetti pour toujours au regard de Dieu, nous n’avons aucune chance de nous soustraire ici à celui du fleuve. Être au bord du Gange, c'est être entre les mains d’un géant, soumis à sa puissance et sa force.
Sa vigueur et son énergie, c’est avec calme qu’il les exprime. Son cours est lent et majestueux. Le long de son parcours, les rives se font respectueuses et silencieuses. Pas de cris, pas de voitures, pas de courses. Simplement des hommes, des femmes et des enfants qui marchent, prient, chantent, méditent, et, plus prosaïquement, se lavent ou lavent. Quelques animaux aussi, des buffles, des vaches et des chiens, s’y déplacent sans bruit. Sont-ils conscients de l’importance de ce qu’ils côtoient ?
A l’autre extrémité du monde, se trouve la rue. Elle serpente en hauteur, mimant sinistrement le cours du fleuve. Ici ce n’est plus de l’eau qui est charriée, mais des excréments. Ici, ce n’est plus la lumière qui règne, mais le noir éternel. Ici, ce n’est plus le pays des Dieux, mais celui des hommes. Étroite et sournoise, la rue se faufile en arrière-plan, comme si elle avait peur d'elle-même, coincée entre des maisons qui l'obstruent, encapuchonnée de toiles multiples, la protégeant de son ennemi, le jour. 
Elle est le règne du sale, de la cacophonie et des heurts. Des déchets de toutes sortes conchient le sol. La pluie, loin de la nettoyer, transforme le tout en un cloaque de boue innommable et répugnante. Les bruits qui résonnent et se télescopent, ne sont qu’accumulations de cris, de violences et de souffrances. Pour y avancer, les motos et les vélos se créent leur chemin, fendent la foule, taillent dans la jungle humaine et inhospitalière. Tel l'univers des hommes, celui de la fange. C'est là qu'ils vivent, travaillent et blasphèment.
Dans le noir de ce bourbier, les propos de Michel Serres prennent tout leur sens : « À l'imitation de certains animaux qui composent leur niche pour qu'elle demeure à eux, beaucoup d'hommes marquent et salissent, en les conchiant, les objets qui leur appartiennent pour qu'ils le deviennent. Cette origine stercoraire ou excrémentielle du droit de propriété me paraît une source culturelle de ce qu'on appelle, pollution, qui, loin de résulter, comme un accident, d'actes involontaires, révèle des intentions profondes et une motivation première. »
Régulièrement, ruptures dans cet égout vivant, des boyaux latéraux surgissent. Ils sont des voies qui descendent vers la lumière. Passerelles entre la noirceur des hommes et la beauté des Dieux, ils sont des appels à la conversion et à la foi. Pour rejoindre la vertu, il suffit de se laisser glisser. Il n’est besoin ni de lutter, ni de faire des efforts. Le salut n’est pas dans la douleur, mais dans la joie. Il est dans la compréhension que la nature des hommes est d’accepter de se soumettre à l’attraction des Dieux, et que le Gange, témoin infatigable de leur bonté infinie, attend tous ceux qui voudront s’y plonger.
Une fois ce paradis atteint, si la nostalgie vous assaille, si la fange quittée vous manque, si la chaleur animale vous fait défaut, alors il vous faudra escalader péniblement, marche après marche, le ghât, puis vous hisser dans le boyau, mètre après mètre. La lumière baissera petit à petit, jusqu’à s’éteindre, les bruits du monde vous envahiront progressivement, les odeurs vous nourriront. Vous ne serez plus soumis à la puissance des Dieux, mais à quel prix ? A celui d’accepter la plaie et la douleur des hommes.
Étrange métaphore que Bénarès, là où liberté rime avec bruit, nuit et violence, et soumission avec silence, lumière et calme. Il y est facile d’être croyant, et difficile d’être un homme. 

15 mai 2015

À HAMPI, ON DÉTRUIT LE PRÉSENT ET LA VIE POUR RETROUVER LE PASSÉ

 Effondrement
Sous les coups répétés des bulldozers, les murs s’effondraient. De nouvelles perspectives se dégageaient, des colonnades anciennes réapparaissaient, le vieux bazar renaissait de la destruction du nouveau. Hampi remontait le temps. On enlevait méthodiquement les peaux successivement accumulées pendant plus de cinq siècles. Comme un oignon, on le pelait. A la différence essentielle, que les peaux desséchées étaient à l’intérieur, et que c’était la vie qui était retirée. Petit à petit, la mort apparaissait. Les briques tombaient, les fresques étaient arrachées, le sang refluait. In fine, ressurgissait l’ossature du bazar depuis longtemps disparue : des colonnes brutes, des dalles à vif, des bouts de sculptures. Le travail de dizaines de générations était ôté sans considération.
Année après année, décennie après décennie, siècle après siècle, la sueur des commerçants avait fait vivre le village et le marché. Certes, on était loin de la splendeur des années quinze-cents, pourtant ils s’étaient tenus droit : contre toutes les adversités, malgré l’effondrement de leur royaume, ils avaient fait front et vécu debout. Avec honneur et détermination, tout au long des années, Hampi avait fait de la résistance : le bazar en était resté un. Chaque matin, il riait des cris des marchands, il hurlait des enfants tentant d’arrêter les chalands, il vibrait de discussions infinies. Tel coin était connu pour ses épices, tel autre pour ses tissus. Les étalages de légumes et fruits rivalisaient entre eux. Les yeux ne savaient pas sur quoi se poser.
C’était cette histoire et cette lutte qui se trouvaient balayées d’un revers de bulldozer. Chacune des maisons détruites était imprégnée d’une sueur légitime, aujourd’hui bafouée et méprisée. Chaque mur abattu était un membre arraché. Chaque portique retrouvé l’était au prix du sang et du meurtre.
Demain que verrait-on ? Une galerie froide et esthétique mimant un passé révolu. Des allées redevenues anciennes, et à ce titre perçues authentiques, réservées à des touristes en mal de photographies. Une beauté théorique, probablement sublime, mais glaciale comme les couloirs d’un musée.
Les habitants regardaient, figés, leur vie disparaître. Pour eux, ce n’était pas leur passé que l’on retrouvait, c’était leur présent et leurs racines que l’on détruisait. Ils n’avaient cure de voir revenir les fantômes d’ancêtres trop lointains pour être aimés et connus. Non, le retour au bazar des origines ne signifiait rien pour eux, à part souffrance et douleur.
Le bulldozer voisin réussit à ébranler le toit, qui s’affaissa dans un nuage de poussières. Sur le côté, des Indiens s’affairaient à récupérer ce qui pouvait l’être : les uns empilaient dans une remorque, des briques ; d’autres s’étaient spécialisés dans le tri des pierres ; plus loin, on en voyait qui finissaient de détruire à la masse des armatures en béton pour en extraire les ferrures.
Le soleil baissait à l’horizon, donnant à la scène des allures de fin du monde. Tels les rats d’un festin abandonné, ils cherchaient à en extirper un morceau suffisant pour survivre, ne serait-ce qu’un moment de plus. Sauf qu’il ne s’agissait pas de rats, mais d’hommes, et que de festin, il n’en avait jamais été question, juste de la démolition de leurs vies et de leurs modestes richesses.
(Ces photos ont été prises à Hampi en août 2012)

5 mai 2015

RÊVERIES…

Rencontres indiennes
Voilà ce que voyaient les femmes prisonnières du harem du palais de Amber. 
Cachées derrière la dentelle de pierre, elles ne pouvaient apercevoir que de loin l’effervescence de la cour.
La vie y devenait tableau, mise à distance, théorique et fictive. 
Deux mondes parallèles que des escaliers rejoignaient.
Aujourd’hui, Amber a dû abandonner ses prérogatives, et n’est plus qu’un musée que l’on visite. 
Aujourd’hui, tout un chacun peut passer de l’un à l’autre impunément. 
Nul besoin de se draper en femme pour y déambuler, ni d’être un prince.
Au loin, à une dizaine de kilomètres, bruisse la ville de Jaipur. 
Mais ici, rien de tel. Juste le calme, le passé perdu, et la rêverie…

20 mars 2015

MENSONGE

Se croire important
Ne pas bouger, ne pas vibrer, ne pas respirer,
Pas un souffle, pas un mouvement, pas un bruit.
Le futur est suspendu à mon immobilisme,
Tout est déjà tombé, détruit, tout autour de moi.
Depuis si longtemps, depuis si longtemps, 
Que je tiens le monde à bout de colonne.
Depuis si longtemps, depuis si longtemps, 
Que je glisse et dérape, petit à petit.
Sentir la fin venir, m’en croire responsable,
Sentir le poids des autres peser sur mes épaules.
Et croire que je pourrai lutter contre le flot du temps,
Et croire que le monde peut être sauvé.
Depuis si longtemps, depuis si longtemps, 
Que tout a déjà été détruit et consumé.
Depuis si longtemps, depuis si longtemps, 
Que je ne suis que l’usurpateur de vos vies. 
(Photo prise en juillet 2011 au temple Banteay Kdei, à Angkor – Cambodge)

20 févr. 2015

SUR LE TOIT DU MONDE

Prisonnier
Clos, calme, caché, calfeutré, cotonneux, condamné,
Sur le toit du monde que la brume me masque,
À l’abri d’un bar anglais d’un hôtel hérité des colonies,
J’écris un roman que personne ne lira… peut-être.
L’horizon n’est plus, l’Himalaya a été gommé.
Les autres ne sont plus, leurs vies ont été éradiquées.
Mon passé n’est plus, je suis vierge de mémoire.
Mon futur n’est plus, je ne suis que présent.
Ancré dans l’instant, habité de mon imaginaire,
Abreuvé des herbes cueillies dans des champs voisins,
Saoulé par le silence, ivre de la vacuité du monde,
J’invente une histoire qui aurait pu être la mienne.
Clos, calme, caché, calfeutré, cotonneux, condamné,
J’apprends à ne plus vivre qu’enfermé sur le toit du monde.
À l’abri de la prison d’un hôtel hérité des colonies,
J’apprends à ne plus vivre que reclus et sans espoir.
(Photo prise en août 2010 à Darjeeling en Inde)
(Pour les deux semaines à venir, petit break du live avec la rediffusion de quelques billets précédents)

6 févr. 2015

DÉSERT

Solitude indienne
Chaud, si chaud. Sec, si sec.
L’air n’est même plus brûlant, juste manquant.
Les pas se font glissements, les voix se sont éteintes.
Chaud, si chaud. Sec, si sec.
Juste du sable, juste des pierres.
Pas de vie, ou si peu. Pas d’arbres ou si peu.
Je suis seul, perdu comme en enfer.
Juste du sable, juste des pierres.
Rien ne bouge, rien ne murmure.
De part et d’autre, jetés à plat,
Les rocs se font lits, les rocs se font murs.
Rien ne bouge, rien ne murmure.
Personne ne me voit, personne ne me suit.
Devant comme derrière, collés par ma sueur,
Mes instants se font vie, mes instants se font temps.
Personne ne me voit, personne ne me suit.
(Photos prises en août 2008 en Inde, à Jaisalmer)

30 janv. 2015

FIN DE PARTIE

Mon tombeau
Qui suis-je à le regarder ? Rien qu’un voyeur de passage.
Lui aérien, lunaire, ne marche pas, il flotte.
Même le Taj Mahal ne se fait que silhouette, arrière-plan,
Un décor pour celui qui est le roi des lieux, un enfant Dieu.
Le sablier est figé, rien ne va plus, les jeux sont faits,
À la roulette de ma vie, je sais que j’ai tout perdu.
Il est l'enfant venu me cueillir, rien n’y fera,
Inutile de tenter l’escapade ou la fuite. Aucune issue.
Le ciel est bleu, le marbre blanc, le vent calme,
Tout passant ne sentirait rien à la tension qui n’est que mienne.
Bientôt l’elfe s’arrêtera, se tournera vers moi et d’un regard,
Mettra fin à ce temps qui, jusqu'à présent, coulait en moi.
Qui étais-je à le regarder ? Rien qu’un mortel de passage.
Lui aérien, lunaire, s’est arrêté et me sourit.
Même le Taj Mahal se fait petit, évitant d’être témoin
Du cri qui m’échappe, au moment où je m’effondre.

(photo prise à Agra en août 2008)

23 janv. 2015

VIDE

En vain
Mon Dieu, mon Dieu, que t’ai-je donc fait ?
J’ai beau marcher, beau prier, beau pleurer,
Rien, rien, rien n’y fait. Le monde reste vide.
Vide à mes cris, vide à mes prières.
Sur combien de plages, mes pas ont erré ?
Dans combien de flots, mes bras se sont plongés ?
Sur combien de joues, mes larmes se sont arrêtées ?
En vain, toujours en vain. Le monde reste vide.
Mon Dieu, mon Dieu, que t’ai-je donc fait ?
N’es-tu qu’une immense mystification, l’ultime ?
Comment savoir, si tu ne réponds pas ?
A qui demander, puisque toi seul le peux ?
Alors je vais errer encore et encore.
Alors je vais nager encore et encore.
Alors je vais pleurer encore et encore.
En vain, toujours en vain, puisque le monde reste vide.

(Photos prises en juillet et août 2010 en Inde, à Bénarès pour celle du haut et à Puri pour celle du bas)

16 janv. 2015

ENVOÛTEMENT

Off Bombay
Debout, son regard perdu dans un futur impossible, 
Il guette l’arrivée de celle qui ne viendra pas.
Va-t-il plonger dans l’eau qui murmure à ses pieds ?

Allongé, son coeur arrêté depuis bien longtemps,
Il sait que rien ne sert d’attendre.
Va-t-il se lever pour s’extraire du sol qui le boit ?

Derrière, juste derrière, palpite la folie de Bombay.
Comment le savoir à regarder l’un ou l’autre ?
Rien ne prévient jamais de la violence ambiante.

L’un et l’autre ont réussi à s’en abstraire.
L’un en verticale, mimant les tours de la baie,
L’autre en horizontale, se fondant dans la chaussée.
Par la force de leurs volontés, l’Inde a été gommée.
Ne reste qu’un temps immobile, une fiction urbaine,
Une parenthèse qui, comme eux, m’absorbe.

Bientôt, en horizontale ou en verticale,
En guetteur ou en ventouse,
Je serai à mon tour figé, sur Marine Drive.
(photos prises à Bombay sur Marine Drive en juillet 2012)

19 déc. 2014

SANS VIE

Abandonné
Couché, abandonné, je meurs.
Où sont les bras qui m’ont tenu, 
Les souffles qui m’ont réchauffé,
Les cœurs contre qui j’ai battu ?
Plus que l’ombre et la boue,
Le froid et le silence, 
La tristesse et la solitude.
La vie m’entoure, mais ne me regarde pas,
Le soleil brille, mais plus pour moi,
La Terre tourne, mais je ne bouge plus.
Couché, abandonné, je meurs

(photo prise à Calcutta en août 2010)

12 déc. 2014

DISPARUS

Avant…
Bouts de vêtements sur une patère,
Bribes de tissus verticales,
Odeur et humidité suantes en prime, 
Tâches sur l’ocre d’une paroi lisse.
Autre mur, un trou pour un plein,
Une flèche vers un passé révolu,
Vie disparue, vie ravagée,
Du blanc déchiré dans un ocre
Souvenirs télescopés en terre indienne,
Scories moites d'une marche de touriste,
Béance d'un salon de beauté disparu, 
Quelques mètres qui font fossé.

(Souvenir de Hampi en Inde – juillet 2012)

18 juil. 2014

INFORMATIQUEMENT MIEN

Compagnon de voyage


Compagnon de voyage, jamais mon ordinateur portable ne me quitte. D’abord PC, il s’est fait Mac…
Il est mon carnet de notes, où j’inscris en quelques mots, des traces fugaces que je réutiliserai plus tard.
Il est le manuscrit que je lis et relis sans cesse, ajoutant là, retirant ici, corrigeant ailleurs, travail toujours recommencé.
Il est l’écran où se lisent les nouvelles du monde et se regardent des films.
Il est le lien avec ceux qui sont loin, dans ce là-bas quitté pour des semaines.
Aussi est-il normal que je prenne soin de lui, et que régulièrement il soit le sujet d’une photo.
Le voilà successivement de gauche à droite, de haut en bas, sur les rives du Mékong face au Laos, sur la plage de Boracay aux Philippines, à nouveau au bord du Mékong, cette fois dans les brumes, sur la rive d’une rivière à proximité de Chiang Rai en Thaïlande, sur une plage de Varkala au Kérala, et enfin dans l’île paradisiaque de Miniloc aux Philippines.

A partir de la semaine prochaine, mon blog prend ses quartiers d'été, et comme d'habitude, diffusera des billets récents sous forme d'un best of, au rythme d'un le lundi, un le jeudi.
Retour au live au 1er septembre.
Bon été à tous mes lecteurs !