12 févr. 2009

JOHN ET PAUL, DEUX TRADERS À NEW-YORK

Fin de journée, dans un bar à New-York, à proximité de Wall Street. John, assis à une table du fonds, attend, comme tous les soirs, son ami Paul. Sa journée s'est passée, normalement, sans plus. Jongler avec quelques millions de dollars, des chiffres qui s'affichent sur des écrans, un peu d'adrénaline bien sûr, rien que de bien ordinaire.

Un coup d'œil à sa montre. Bizarre, Paul est vraiment en retard.

Le voilà qui rentre, essoufflé, une toile sous le bras :

« Désolé pour mon retard, mais j'ai fait un saut à la galerie à côté pour un vernissage, et, de fil en aiguille, j'ai acheté une toile, dit Paul en s'asseyant. Tu veux la voir ?

- Oui, volontiers, répond John »

Il jette un coup d'œil sur le tableau et lui demande :

« Et tu as payé cela combien ?

- 5 000 $.

- Quoi ! 5 000 $ pour cela, tu es fou. Mais bon, ce sont tes affaires. »

Deux heures plus tard, John est rentré chez lui et repense au tableau.

« Je ne comprends pas, pense-t-il. Il y a quelque chose qui m'échappe. Paul est tout sauf un imbécile. S'il a payé 5 000 $ pour ce tableau, c'est qu'il en vaut au moins dix fois plus. »

Saisi d'une inspiration subite, John saisit son iPhone, pianote un email adressé à Paul : « J'ai réfléchi. Finalement ton tableau m'intéresse. Je te le rachète 10 000 $. OK ? John. »

Une minute plus tard, réception d'un email : « Décidément, c'est toi le plus fou de nous deux. OK, je te le revends ! Paul ».

Au milieu de la nuit, Paul se réveille brutalement, comme saisi d'une illumination.

« Je suis le roi des imbéciles. Hier soir, vers 19h, quand John découvre mon tableau, il trouve que je l'ai payé un prix excessif. Environ deux heures après, il m'envoie un email pour me proposer de le racheter le double. Il a forcément eu un tuyau d'enfer. Et moi, sans réfléchir, je dis oui et lui revends. Vraiment je suis stupide. »

Il se lève, saisit son iPhone : « Finalement, je tiens trop à ce tableau. Je m'y suis déjà attaché. Je le rachète 15 000 $. OK ? »


Un mois est passé. Hier soir, vers 22h, Paul a racheté le tableau 150 000 $ à John, tableau qui est d'ailleurs toujours emballé et traine dans un coin de l'entrée.

Depuis rien. Enfin pas d'appel, ni d'email de John voulant racheter le tableau. Étrange. Les minutes, les heures passent.

Fin de journée, comme d'habitude, Paul va dans le bar où ils ont leurs habitudes. John est déjà là, assis à leur table.

« Alors, tu ne me rachètes plus le tableau, dis Paul ?

- Non, finalement, cela ne m'intéresse plus, lui répond John.

- Dommage, juste au moment où on commençait à vraiment gagner de l'argent. »

Et ils trinquèrent quand même ensemble…

11 févr. 2009

C’EST LA CRISE, RIEN NE VA PLUS : MÊME LES VACHES SACRÉES DOIVENT SE POUSSER !

Des vaches sacrées obligées de bouger, un Président US qui reçoit des baskets, heureusement chez nous, les valeurs restent en place...

En Inde, les vaches sont sacrées, et elles le savent.

Depuis le temps que cela dure, elles se sont rendues compte de leur toute puissance. Est-ce que cela se transmet entre vaches indiennes génétiquement ? Y-a-t-il un chromosome H qui leur inocule cette supériorité tranquille ? Que se passerait-il si une cousine vache occidentale arrivait au bord du Gange ? Comprendrait-elle immédiatement que tout a changé pour elle ? Par imitation ? Par transmission entre vaches ?

Je ne sais pas…

Ce qui est sûr, c'est que les vaches indiennes trônent au milieu des rues et des routes.

Quand elles se déplacent, elles nous toisent d'un œil méprisant, ou pire ne semblent même pas nous vous voir. Nous n'existons pas pour elles, pauvres humains que nous sommes. A nous de nous pousser donc, contents déjà de ne pas être renversés ou poursuivis…

Pour les vélos et les voitures, c'est pareil. La vache est reine, au reste du monde de s'adapter. Notons que cette adaptation est plus sportive de nuit, car la vache ne dispose d'aucun feu de signalisation. Ceci devrait inciter les conducteurs indiens à limiter leur vitesse de nuit. Ce n'est évidemment pas ce qu'ils font, sinon où serait le plaisir de conduire de nuit ? Et les vaches restent stoïques. Sont-elles conscientes du danger ? Le méprisent-elles ? Sont-elles suffisamment sûres de leur caractère divin pour ne pas s'affoler du phare d'un engin mécanisé ?

Or, l'été dernier, alors que je vivais respectueusement depuis près de 3 semaines au milieu de ces vaches indiennes, à ma grande stupéfaction, j'ai assisté à un bouleversement de l'ordre des valeurs : j'ai vu un groupe de vaches sacrées quitter la partie centrale de la chaussée pour laisser passer un camion ! Incroyable !

Comment interpréter cet événement aberrant ? Y-a-t-il dans l'histoire des vaches, une série criminelle où des hordes de camions irrespectueux ont assassiné des vaches ? Est-ce que, le soir à la veillée, les veaux se racontent pour se faire peur des histoires de camions fous qui les écrasent ? Les Indiens, au volant d'un camion, ont-ils une telle poussée d'adrénaline et un retour de testostérone qui les dopent et les poussent à affirmer leur virilité par rapport à ces vaches ? Une forme de catharsis païenne ? Une vengeance contre des millions d'humiliations quotidiennes accumulées ?

Je ne sais pas…

Toujours est-il que les vaches se sont poussées… Depuis je ne suis plus le même, et bon nombre de mes certitudes se sont ébranlées…

Je vous sens sceptiques. A juste titre, vous ne me croyez pas. Si vous êtes un lecteur régulier de mon blog, vous savez qu'il faut distinguer les faits des opinions (voir ma série d'articles sur ce thème), et vous vous demandez quels sont-ils. Les faits, je les ai.

Regardez :

  • La vidéo où l'on voit l'attitude normale des vaches qui ignorent, avec superbe, le trafic qui passe comme il peut sur le côté :


  • Les photos : sur celle du haut, on voit les vaches occupant paisiblement toute la route ; sur celle du bas, les mêmes vaches en train de se pousser pour laisser passer le camion. A noter la présence d'un scooter opportuniste qui va profiter aussi de la brèche : comme toujours, la nature humaine amène des faibles à chercher la protection des puissants...

Vous voulez savoir où exactement ? A Udaipur, dans le sud du Rajasthan. Convaincus ?

Je sais, c'est dur à accepter – je suis passé par là –, mais vous verrez, vous allez vous y faire. C'est le début le plus difficile. Sensation de vertige, de perte de repère…

Un peu comme quand j'ai vu Georges Bush éviter une paire de chaussures (voir «Quand le Président des États-Unis tire parti de ses processus inconscients »).

Normalement, quand le Président des États-Unis se déplace en Irak, ce sont les Irakiens qui s'écartent. Et là, non, c'est lui qui a dû bouger la tête. On marche sur la tête. Si, au moins, ceci était un happening sponsorisé par Nike, Adidas ou Reebok, je comprendrais, on serait dans l'ordre du normal. Mais non, c'était vraiment une initiative d'un Irakien. Comment cela est-ce possible ? Où va-t-on ?

Je ne sais pas…

Des vaches sacrées qui ne sont plus respectées et qui prennent peur à la vue d'un camion. Un Président de la première puissance mondiale qui recule devant une paire de baskets… Effondrement des repères. Quand on nous dit qu'il y a une crise, en voilà des exemples concrets.

Je ne sais plus, et pour tout dire (ou plutôt écrire), je suis un peu perdu …

Heureusement, quand je rentre chez moi, chez nous, tout va bien.

Quand un membre du gouvernement se déplace, les motards et les sirènes sont toujours là, et le peuple, respectueux, se pousse, conscient que son temps à lui, petit peuple, est moins important, et que voir passer le cortège est déjà une satisfaction en soi. Rappelez la chanson de Boris Vian « On n'est pas là pour se faire engueuler »…

Quand le Président s'octroie l'essentiel des chaînes TV à une heure de grande écoute, ce même peuple est là devant son poste, se sent moins petit d'être considéré et fait place à la parole salvatrice. Rassuré le lendemain, il fait face avec légèreté et confiance à ses difficultés.

Un simple regret, ou plutôt une douce amère nostalgie : celle de Louis XIV et de ses fastes, qui donnaient plus d'élégance à tout cela. Il est vrai que, le temps d'un dîner, François Mitterrand avait renoué avec ces traditions malheureusement oubliées.

Gageons que Nicolas Sarkozy aura l'intelligence prochaine de comprendre qu'il est temps de quitter l'Élysée pour repartir à Versailles.

Le plus tôt sera le mieux. Il y a urgence...

10 févr. 2009

OUF ! LA MAGIE N’EXISTE PAS CHEZ NOUS !

Imaginez que la France soit dirigée par des formules magiques et non plus par des experts et spécialistes éclairés. Heureusement la magie n'a pas droit de cité chez nous.

L'Inde est un pays fascinant, où la magie est omniprésente. Elle y est assumée, présente à chaque détour de rue, une part essentielle de la vie quotidienne.

A Bénarès, elle se répand jusque dans le Gange et, le soir, des gurus, assis au bord de l'eau, animent des cérémonies ouvertes à qui veut s'asseoir. Souvenir d'un moment magique où le guru Lali Bala officiait. Un guru déjà féru de la magie d'internet et présent sur Facebook.


Dans le Sud, les frontons des temples se peuplent de figures étranges et envoutantes. Et, même les « vrais » magiciens se laissent emporter par des promesses disproportionnés, promettant la disparition de la Statue de la Liberté, statue qui, à ma connaissance, n'est jamais apparue en Inde !

De retour en France, j'ai été vite rassuré : chez nous, dans un pays développé, rien de tel, tout est différent. Nous sommes beaucoup plus matures, intelligents, et rationnels. Descartes est passé par là, ce n'est pas pour rien quand même.

Nous nous sommes progressivement extraits de la gangue des mythes et des légendes.

Nous avons investi des années de culture scientifique et construit des modèles.

Nous avons développé des écoles d'ingénieurs (dont j'ai bénéficié de l'expertise), des écoles de commerce, des universités de pointe et même en prime l'Institut des Sciences Politiques (dit Sciences Po) et notre chère École Nationale d'Administration (et oui c'est l'ENA).

Nous nous sommes ouverts au monde de l'Europe et des États-Unis et nous sommes peuplés de MBA, PHD et autres masters.

Bref nous sommes tout sauf des magiciens. Nous sommes des hommes de savoir et de logique.

Résultat :

  • Des cohortes d'experts capables d'analyser le passé, d'y intégrer toutes les données actuelles et, de là, nous prévoir scientifiquement notre futur.
  • Des chefs d'entreprise, spécialistes des hommes et de l'art du management, avec le goût du risque et de l'anticipation, et capables de tracer une voie sûre au milieu des récifs de l'économie mondiale.
  • Des hommes politiques aguerris, participant à moult colloques internationaux et fonctionnant comme un réseau efficace, sachant tirer parti des erreurs du passé, intégrer les prévisions des experts, être à l'écoute des populations locales et proposer les meilleures solutions.

Du coup nous avons su intelligemment planifié le développement de notre urbanisme : la région Ile de France et la qualité de ses banlieues sont un exemple pour le monde entier. Nous avons su construire un tissu industriel efficace, qui repose sur de nombreuses entreprises moyennes qui viennent le régénérer : la performance de notre balance des paiements est d'une santé insolente. Nous avons une classe politique mature et responsable qui a su modernisé constamment nos institutions : notre système collectif est à la fois performant, démocratique et économe.

Ouf !

Je tremble à penser à ce qui arriverait chez nous si, comme en Inde, la magie avait été omniprésente !

Imaginez un seul instant ce que serait la France si nos experts, nos chefs d'entreprise et nos hommes politiques étaient des magiciens et procédaient à coup de divinations et d'actes incantatoires.

Dieu merci, ils savent ce qu'ils font. Ils sont sérieux. Et c'est pour cela que tout va bien.

9 févr. 2009

LA CONFRONTATION, C'EST LA VIE !

Lors d’une conférence que je tenais la semaine dernière, j’ai été amené à repréciser l’importance de la confrontation. J’en ai déjà parlé à plusieurs reprises sur ce blog, mais il m’a paru dès lors souhaitable de refaire un peu une « synthèse » sur ce sujet.

Commençons d’abord par un passage tiré de mon livre Neuromanagement :
« Notre rationalité n’est pas absolue : elle est le résultat de notre interprétation, de notre analyse, de notre compréhension à partir de ce que nous savons du réel. Aussi la confrontation, il ne faut pas l’éviter, mais la rechercher : c’est la meilleure façon de se rapprocher encore un peu plus du réel. Le consensus doit être le résultat d’une confrontation, il ne doit pas être recherché a priori.
En effet tout désaccord n’est pas d’abord source de problèmes, mais surtout source d’enrichissements potentiels par confrontation des interprétations : avoir deux interprétations distinctes, c’est accroître les chances de mieux approcher le réel et de moins se tromper. Cette culture de la confrontation est moins confortable que celle de l’évitement, mais c’est le prix à payer pour rester connecté au réel et renforcer la probabilité de survie à long terme.
Je rappelle que, pour moi, conflit et confrontation sont deux notions différentes, même si, bien sûr, l’une peut conduire à l’autre : le conflit est un affrontement entre deux personnes ou systèmes qui, poursuivant des objectifs différents, rivalisent pour la conquête de la même chose, une idée ou un bien ; la confrontation oppose deux parties qui ont un objectif commun, comme, par exemple, la survie ou le développement de l’entreprise à laquelle ils appartiennent. Dans un conflit, on est face à face ; dans une confrontation, on est assis du même côté de la table et on fait face au problème qui est commun.
Le conflit, c’est un combat. La confrontation, c’est la recherche du réel.
Il faut pousser à la confrontation en interne : si deux personnes ne sont pas d’accord entre elles, il ne faut en aucun cas, par abandon d’un des points de vue ou en remontant directement pour arbitrage au niveau hiérarchique supérieur, éviter la discussion. Elles doivent analyser la divergence.
Noter que, souvent, lorsque quelqu’un a peur d’une confrontation, c’est qu’il n’est pas sûr de son propre raisonnement : la confrontation risque de montrer qu’il a tort ou l’obliger à communiquer les vraies raisons de son choix.
Attention, si l’une ou l’autre des parties perd de vue l’objectif commun, alors la confrontation va tourner au conflit.
Ceci implique qu’une Direction Générale doit toujours relier ce qu’elle demande à un des objectifs de survie et montrer que cela s’impose aussi à elle : elle est comme le reste de l’entreprise dans l’obligation de l’atteindre. Si elle veut que la mise en œuvre ne tourne pas au conflit, il est essentiel que le personnel ne pense pas qu’il faut faire ceci simplement pour lui faire plaisir. Je rappelle que l’expression « survie » s’entend au sens large en y incluant des objectifs positifs comme la croissance et le développement.
Si la Direction est capable de montrer effectivement que ce qu’elle demande est « indépendant » d’elle-même, et est lié à la situation de l’entreprise et du marché, elle peut alors susciter la confrontation pour enrichir sa décision. »

Vraiment toute cette thématique autour de la confrontation comme levier d’ajustement des interprétations est essentielle. Sans elle, les systèmes vont dériver : les ajustements internes ne vont plus se faire (voir « Se confronter en interne pour fiabiliser les décisions »), les informations venant du dehors ne sont plus intégrées et l’entreprise se déconnecte de son marché (voir « Se croire invulnérable tue ».)

En fait la confrontation fait partie de la vie, il en est le moteur de l’ajustement, et tout ceci peut se résumer en une phrase : sans confrontation, pas de vie !
Promouvoir une culture de confrontation est un des responsabilités premières d’un dirigeant (voir « La confrontation n’est pas naturelle »).
Comment faire ?
Ceci est, pour moi, tout sauf quelque chose de théorique. Au contraire, c’est très engageant, et singulièrement pour la Direction Générale qui doit être la première à appliquer ces principes. Quels sont-ils ?

J’en vois 5 majeures :
1. Avoir une organisation claire où chacun peut comprendre son rôle et celui des autres : Pour pouvoir me confronter positivement – c’est-à-dire sans partir vers le conflit ou l’évitement -, il faut que chacun ait une vue claire de ce que l’on attend de lui et la compréhension de celui des autres. Le mot compréhension est à prendre au sens fort, en incluant le respect de la compétence et du savoir-faire des autres.
2. Avoir un objectif commun partagé auquel chacun est capable de relier son objectif propre : Sans objectif commun, toute confrontation va tourner au conflit ; sans liaison entre l’objectif commun et l’objectif individuel, chacun risque de refuser la confrontation par peur de non atteinte de son objectif personnel.
3. Se confronter sur l’analyse et jamais sur les conclusions : Il faut remonter à ce qui a amené chacun à construire une interprétation différente, et ce en distinguant bien les faits des opinions (voir « Savoir distinguer les faits des opinions »).
4. Se refuser à arbitrer entre deux points de vue divergents si une confrontation préalable n’a pas été entrepris préalablement avant à leur niveau : Dans la plupart des cas, la confrontation permettra de faire émerger la solution (voir « La bonne solution n’est pas de demander à la Direction Générale de tirer à pile ou face ») et sinon, le problème remontera mais documenté et argumenté. La bonne solution n’est en effet jamais de passer le mistigri à l’échelon supérieur !
5. Ne pas considérer que l’accord a priori est normal et chercher la confrontation : S’interdire de prendre toute décision significative si il n’y a eu aucun débat interne réel. La plupart du temps, cela masque la non prise en compte d’une des dimensions du problème : il n’est pas normal que, sur un problème complexe, toutes parties soient immédiatement en phase (voir « C’est quand tout le monde est spontanément d’accord qu’il faut s’inquiéter », « C’est quand tout se passe bien qu’il faut s’inquiéter »).


7 févr. 2009

ARRÊTONS DE FAIRE UN DÉNI DE GROSSESSE ET FAISONS FACE À LA NAISSANCE DU NEUROMONDE

Il flotte dans l’air de nos sociétés – en France et dans le reste du monde – comme un arrière-goût amer, un de ces goûts qui vous empêchent de dormir et vous réveillent la nuit, un goût de gueule de bois, mais sans avoir bu. Nous sommes comme groggy d’un match de boxe que nous n’avons pas vraiment joué.
Ce n’est pas un désespoir absolu, mais une grande dépression collective, nourrie par la crise récente et par l’incapacité des structures collectives à y répondre, qu’elles soient politiques ou non.

De ce point de vue, le « show télévisé » de Nicolas Sarkozy n’était ni bon, ni mauvais. Il exprimait lui-même ce flottement, ce malaise. Il suffit de noter les contradictions entre ses propos successifs, son incapacité à esquisser ne serait-ce qu’une perspective de sortie. En fait, il ne procède que sous la forme d’ « incantations religieuses », de « formules magiques » supposées apporter la solution. A un moment, sur la répartition du profit entre le travail, l’investissement et le capital, il a même eu des accents d’un Georges Marchais des années 70, belle preuve de modernité…

Je repense aux films que j’ai vus ces dernières semaines et qui expriment tous d’une façon ou d’une autre, ce vide quasi abyssal : un groupe d’adolescents qui ne cherchent même plus à se rebeller et dont le seul projet est le suicide collectif (Everything is fine), des vies hachées , découpées, juxtaposées, et droguées par l’ennui (Better Things), la glissade irréversible depuis ses rêves vers une conformité bourgeoise qui dissout tout plaisir (Noces rebelles ou mieux avec son titre anglais « Revolutionary Road »).

Ambiance de fin de règne, de fin de période…
Que se passe-t-il ?
Sommes-nous tous victimes d’une forme d’asphyxie à un gaz qui viendrait nous endormir petit à petit, nous plongeant dans une torpeur pré-mortelle ?

Non, je crois que nous sommes sous le choc d’une transformation en profondeur, d’une renaissance collective, d’un accouchement. Et, à l’instar de certaines femmes, nous faisons un déni de grossesse, nous voulons nier ce changement, nous déprimons face à cette réalité que nous ne voulons pas assumer.

Comme je l’ai déjà écrit dans des articles précédents (voir notamment ma série d’articles autour du « Neuromonde »), je crois qu’il y a une forme de malentendu dans la lecture de la crise actuelle : la crise financière n’est pour moi que le révélateur et l’accélérateur d’une mutation profonde de notre monde. Cette mutation est celle de l’émergence progressive et réelle d’un monde globalisé où tous les hommes sont effectivement connectés.

Pourquoi sommes- nous connectés ?
D’abord parce que nous sommes plus nombreux et que nous nous « touchons » physiquement de plus en plus. Parce que dès lors nous avons un impact croissant et destructeur sur notre environnement. Parce que ce qu’un groupe d’individus fait à un bout du monde peut détruire ou améliorer l’environnement de tous.
Ensuite parce que, à cause du développement des transports physiques et dernièrement des communications virtuelles – singulièrement grâce à la téléphonie mobile et internet -, les entreprises sont devenues globales et non plus seulement internationales. Parce qu’alors tous les territoires sont reliés entre eux et sont en compétition effective. Parce que les écarts de revenus entre pays ne sont plus en conséquence tenables, les vannes ayant été ouvertes.

Nous sortons des cavernes de nos appartenances géographiques, comme nous sommes sortis, il y a des millénaires, des cavernes rocheuses. Cette sortie est amorcée, mais sera longue.
Cette transformation vient remettre en cause les organisations actuelles et les avantages acquis. L’organisation mondiale était favorable à nos pays et notre niveau de vie provenait de l’exploitation relative des autres. Ceci n’est progressivement plus possible. Et donc notre niveau relatif va baisser : la connexion a créé un Neuromonde dans lesquels il n’y a plus de « vannes » permettant de maintenir des différences durables entre les niveaux de vie.

Comme les « vannes » ont été ouvertes, l’eau coule irréversiblement, les niveaux se rapprochent, nous allons vers un monde plus égalitaire. Cet abaissement relatif était déjà enclenché, mais il était masqué par la croissance mondiale : l’hyper-croissance chinoise et indienne notamment permettait ce rattrapage, sans baisse absolue de notre niveau de vie.
La crise financière n’a pas provoqué cette baisse relative, mais, comme elle ampute fortement la croissance mondiale, elle rend cette baisse douloureuse, car elle est devenue une baisse absolue : dans nos pays – et singulièrement en France –, notre niveau de vie collectif baisse pour la première fois. Une annonce comme la diminution de 20% des salaires chez IBM en est un signal retentissant. Et comme la classe dirigeante protège ses acquis, les efforts sont supportés par les plus faibles, qui étaient déjà les plus fragiles…

La réponse ne peut pas être le retour en arrière, car nous ne pouvons pas nous « déconnecter » les uns des autres :
- Nous ne pouvons pas diminuer le nombre d’hommes sur la planète : Avez-vous envie d’une guerre mondiale comme principe de régulation des naissances ?
- Tous les processus économiques et industriels sont trop enchevêtrés : Comme la plupart des produits manufacturés sont la conjugaison de travaux impliquant un nombre croissant de pays, êtes-vous prêts à vous priver de la plupart des objets qui rythment votre vie quotidienne ?
- Tous les flux financiers sont interdépendants : Voulez-vous voir s’effondrer tout le système financier mondial ?
- Toutes les villes occidentales sont multiculturelles et multiraciales : Seriez-vous friands d’une guerre civile au sein de nos villes opposant les différentes ethnies, une sorte de guerre des banlieues en grand ?
- …

Nous ne pouvons plus refermer les vannes, nous ne pouvons plus lutter contre la force des courants, nous sommes emportés par la puissance de la transformation.
Et c’est heureux, car comment pourrions-nous vouloir retourner vers ce monde où notre richesse venait largement de l’appauvrissement des autres ? Ce n’est pas ce que vous voulez ? Rassurez-moi…

Non, le repli sur soi n’est pas la réponse. Non, nous ne devons pas chercher à retourner dans nos cavernes géographiques et territoriales.

Pour sortir de cette dépression collective, pour retrouver ensemble des chemins positifs et d’espoir, il est urgent de faire face à la réalité de la situation.
Ce n’est pas en faisant croire que le protectionnisme va protéger des emplois que l’on fait face.
Ce n’est pas non plus en pensant que la sortie de la crise financière sera la sortie de nos problèmes.
Ce n’est surtout pas en jetant l’anathème sur les autres – ceux qui ne sont pas comme nous – que nous y arriverons.

Faire face, c’est d’abord avoir le courage de regarder lucidement ce monde global dans lequel nous sommes entrés, ce Neuromonde qui, que nous nous le voulions ou pas, est en train de naître et qui devient le nôtre.


En liaison avec cet article, lire mes articles sur :
- La naissance du Neuromonde
- Comment distinguer les faits et les opinions

- Pourquoi prévoir est un art paradoxal et "impossible"



5 févr. 2009

SE CONFRONTER EN INTERNE POUR FIABILISER LES DÉCISIONS

"Une entreprise industrielle avait à réaliser un investissement majeur qui aboutirait à terme à un doublement de la capacité de production d’une de ses usines. La conception du nouvel équipement impliquait le siège et les cadres locaux.
Compte tenu des contraintes globales pesant sur la rentabilité l’entreprise, la Direction Générale voulait réaliser cet investissement en minimisant les coûts. Dans cette logique, une enveloppe avait été fixée pour l’investissement.
Dans la phase initiale, les réflexions étaient pilotées entre la Direction Industrielle et une cellule ad hoc créée au sein de l’usine. L’ingénieur de fabrication qui serait ensuite en charge de faire fonctionner le nouvel équipement n’était pas membre de la cellule.
Or l’équipe de fabrication, techniciens et contremaîtres, avait été vite persuadée que le projet ne tenait pas compte de toutes les conséquences pour l’usine : le périmètre étudié ne portait que sur l’investissement principal, et n’incluait pas les annexes.
Cette divergence majeure n’avait pas été remontée jusqu’à la Direction Générale. Cet évitement faisait courir un danger fort au projet, puisque les objectifs d’accroissement de la capacité de production risquaient de ne pas être atteints.
Il était donc vital d’organiser d’urgence une confrontation entre les différents points de vue, pour :
- soit convaincre la fabrication que ses inquiétudes étaient sans fondement,
- soit revoir les objectifs de croissance de la capacité de production,
- soit accroître le budget et modifier les annexes en conséquence.

Pourquoi un tel évitement ? Parce qu’à nouveau la confrontation n’est pas naturelle : souvent, on a « peur » en interne de se confronter, que ce soit avec son équipe, son collègue ou son supérieur hiérarchique. On privilégie le consensus, on pense que le problème finira bien par se régler de lui-même…
Or, en l’absence de la confrontation interne, l’ajustement n’interviendra qu’a posteriori, c’est-à-dire au moment de la confrontation avec l’extérieur de l’entreprise. Au mieux, ceci déclenchera retards et surcoûts pour l’entreprise ; au pire, l’erreur ne pourra pas être rattrapée.

Ce risque d’évitement est d’autant plus fort que la culture interne est « confortable » et ne pousse pas à la remise en cause. Pour dépasser l’évitement, il faut apprendre à se confronter efficacement."
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(EXTRAIT DU LIVRE NEUROMANAGEMENT)


4 févr. 2009

IL EST IMPOSSIBLE DE SE FAIRE COMPRENDRE

Communiquer est un objectif impossible.
Vous êtes surpris par ma formulation, vous pensez que j’exagère… Je ne crois vraiment pas. Je vais essayer de m’expliquer, même si vouloir expliquer que « communiquer est impossible » est une activité paradoxale !
Quand vous voulez exprimer quelque chose – quoique ce soit –, vous allez employer des mots qui vont, pour vous, correspondre au sens que vous voulez donner, à votre interprétation. Vous allez accompagner cette communication verbale d’une communication physique qui va émaner de vous à ce moment-là.
Celui qui va « recevoir » votre message – ce mélange de verbal et de physique – va lui l’interpréter à partir de son histoire, son expérience et l’ensemble de ses ressorts émotionnels propres.

Prenons, par exemple, un cas extrêmement simple : vous voulez parler, pour une raison ou une autre, d’une table. Vous employez le mot sans précaution particulière, sans y mettre aucun affect, sans accompagnement corporel. Vous parlez « techniquement » d’une table. Vous êtes neutre et calme. La table est un objet simple que tout le monde connaît. Pas de problème donc, pas de raison de « se prendre la tête », n’est ce pas ?

Oui, mais il se trouve que celui à qui vous parlez a un père menuisier qui avait pour marotte de faire des tables.
Toute son enfance, votre interlocuteur l’a passée auprès de ce père, sa mère étant morte alors qu’il était très jeune. Un père castrateur, donneur de leçons et qui lui répétait tout le temps : « Tu vois, des tables comme celles-là, tu ne sauras jamais en faire. ». Et effectivement, plus tard, il avait tout à fait autre chose.
Et c’est à lui que vous parlez de table. Pas de chance, vous êtes debout, lui assis. Et vous êtes son supérieur hiérarchique… Imaginez alors si, en plus, il venait d’apprendre la mort de ce père… Peu de chances qu’il vous écoute vraiment : Avec ce petit mot de « table », vous venez de réveiller tout un passé enfoui. Il ne peut plus vraiment vous écouter. Il voit son père…

Évidemment cet exemple est caricatural. Vous n’avez à peu près aucune chance de vous retrouver dans une situation aussi extrême. Aussi ne prenez pas trop de précautions pour parler de table !

Bien sûr, en général, ce que l’on a à évoquer est beaucoup plus compliqué qu’une simple table ! Alors faites attention à ne pas croire qu’il va suffire de parler clairement pour être compris.

Quelques « conseils » pour essayer d’atteindre l’objectif impossible de la communication :

- Ne pas hésiter à utiliser plusieurs façons pour parler du même sujet. Plus vous multiplierez les chemins explicatifs, plus vous augmenterez la probabilité d’être compris correctement. Malheureusement, ceci n’est souvent pas possible, car cela demande du temps et de la disponibilité chez l’autre.
- Communiquer au travers d’histoires, se rapprochant le plus possible de situations simples de la vie courante. C’est ce que je viens de faire avec mon « histoire de table ». La Bible en est truffée, il doit y avoir une raison (on appelle ces histoires-là des paraboles, c'est plus chic, mais c'est la même idée !).
- Faire attention à son langage corporel qui va porter implicitement une grande partie du message. Par exemple, si vous avez à répondre à une question et que vous voulez enclencher un échange, ne jamais le faire en restant debout : toujours être assis au même niveau pour engager un mode équilibré.
- Et bien sûr, faire un « bouclage » pour comprendre à votre tour ce que l’autre a compris.
Ce ne sont que des pistes. L’important est en fait simplement dans cette phrase : « Comprendre qu’il est impossible de communiquer réellement, et donc être vigilant dès que l’on cherche à le faire… ».

Me suis-je fait comprendre ?


Sur ce thème du langage, vous pouvez jeter un coup d’œil aux articles que j’ai écrit sur le sujet (CLIQUER) et aussi regarder la vidéo ci-dessous sur « Comment la mémoire peut nous tromper »

3 févr. 2009

No future ?

La camera est comme figée par le vide qu’elle filme. Successions de plans fixes. Alternance de décors ou paysages qui composent autant de natures mortes, venant en écho morbide à la désespérance des acteurs.
Il émane de ce film une tristesse hypnotique, sans fonds, sans solution. Rien n’est proposé, ni même esquissé. Même vieillir n’est pas une solution. Rien.
Le film commence et finit par une mort par overdose. Nous aussi, nous recevons une overdose face à l’impasse de ces vies. Nous sommes shootés, nous sombrons, petit à petit, image après image.
« Better Things » n’est pas un film, mais un cri muet… A voir d’urgence.
Il fait écho à « Everything is fine ». Là c’est un adolescent dont les 4 copains viennent de suicider et qui se retrouve seul face à sa douleur et au vide de ses journées. Pas gai non plus, mais troublant et émouvant.
Lien évident avec des films aussi comme Paranoid Park ou Elephant de Gus Van Sant.
Prenons garde à ce que ces « no future » ne deviennent pas la marque de nos sociétés…

2 févr. 2009

POUR SORTIR DE LA CRISE, NOUS N'AVONS PAS BESOIN DE ZORROS - QUELS QU'ILS SOIENT -, BIEN AU CONTRAIRE !

J’entends de plus en plus se développer un discours dominant : la sortie de la crise va dépendre de la qualité de nos dirigeants et de la capacité de quelques uns à reprendre les manettes en main.
Ce discours est vrai en politique. Pour preuve, le niveau des attentes liées à l’arrivée de Barack Obama comme nouveau Président des États-Unis. Ou encore l’exacerbation des réactions vis-à-vis de Nicolas Sarkozy : il est tour à tour le démon ou le sauveur suivant le bord politique de l’observateur.
Ce discours est vrai dans les entreprises. L’hyper-crise actuelle provoque le plus souvent une recentralisation des décisions et un renforcement du pouvoir des PDG et de leurs équipes rapprochées. Ceci est encouragé par bon nombre de cabinets de conseil qui prônent ceci comme un levier nécessaire.
Cette raréfaction de la sphère dirigeante s’accompagne d’une diminution du nombre des experts reconnus et patentés. On assiste maintenant à un ballet bien huilé de quelques « spécialistes » – en économie, culture, politique, philosophie, … – Les plus « performants » deviennent même des « multicartes de l’expertise » capables d’apporter le bon éclairage sur à peu près tout thème ou tout sujet. Ils deviennent, en quelque sorte, le conseil d’administration de la holding de l’expertise.
Or je voudrais faire deux observations simples :
1. Nous avons vu, ces dernières années, monter en puissance la sphère financière, sphère que j’appelais dans mon livre Neuromanagement, la Neurofinance : « Le système financier, dopé par sa connectivité globale et tous les systèmes experts qui s’y rajoutent, prend une importance chaque jour croissante et capte de plus en plus de revenus à son profit… Ainsi, sans contre-pouvoir face à lui, à force de renforcer sa puissance, à force d’élargir son étendue, à force de complexifier sa structure, le système financier risque de dériver du réel, c’est-à-dire de se décarreler de la production effective de richesse. ». La crise financière actuelle est largement due à cet excès de pouvoir de quelques personnes. Comme toujours, le pouvoir absolu corrompt…absolument.
Comment, dès lors, ne pas voir comme le renforcement du pouvoir de quelques personnes – quelles que soient leurs qualités – est dangereux et inquiétant ?

2. L’accroissement de la population mondiale, la gestion des impacts sur les équilibres écologiques, le développement rapide de toutes les connexions entre individus et organisations – connexions physiques par les transports, immatérielles par Internet -, et la sophistication croissante du fonctionnement de nos sociétés – multiplication des associations, spécialisation des entreprises, … – viennent accroître de façon exponentielle la complexité du fonctionnement de nos systèmes. Il est de moins en moins possible à un petit nombre d’individus d’intégrer cette complexité et de trouver le bon chemin. Prévoir, anticiper devient de plus en plus une gageure (cliquer pour voir ma série d’articles sur ce thème).
Comment imaginer que la solution va venir d’un renforcement de la centralisation, c’est-à-dire par une diminution de la capacité auto-adaptative ?

Ainsi, je suis convaincu que, plus nous allons confier la sortie de la crise à un club restreint de dirigeants politiques et économiques, s’appuyant sur une poignée de gurus, plus nous allons en amplifier la profondeur. Et ceci n’est pas dû à la compétence de ces « élus ». Non, ce n’est pas simplement pas la bonne approche : la crise est précisément venue d‘un excès de concentration.

Nous ferions mieux de nous inspirer du mode de fonctionnement des organismes vivants et du moteur de l’évolution : il repose sur un principe d’auto-organisation (voir notamment les travaux d’Henri Atlan ou Francisco Varela). La forme, le sens, la direction ne sont pas « pensés » ou « décidés » a priori, mais sont la résultante des actes et des interactions entre des agents multiples et codépendants : ils « émergent »…

Ainsi que l’écrit Francisco Varela dans L’inscription corporelle : « Le système entier ressemble à un patchwork de sous-réseaux assemblés par un processus complexe de bricolage bien plus qu'un système résultant d'une conception unifiée, claire, nette et précise... Les esprits consistent en un grand nombre « d'agents » dont les aptitudes sont fortement circonscrites : chaque agent pris individuellement n’opère que dans un micromonde de problèmes de petite échelle ou problèmes « jouet »... Ce faisant, l’esprit émerge comme une sorte de « société ». »

Vaste programme à appliquer pour repenser nos modes de management de nos entreprises, nos sociétés, et, par là, notre monde…

En liaison avec cet article, lire mes articles sur :
- Comment distinguer les faits et les opinions
- Pourquoi prévoir est un art paradoxal et "impossible"