15 mai 2012

LA DÉSESPÉRANCE DES BANLIEUES EST UN DÉFI

Au-delà des risques de violence à court terme, pour le futur multiculturel, Paris est mieux placé que Shanghai (3)
Dans cette phase de mutation, la question sécuritaire n’est pas anodine…
En effet, et je ne suis pas naïf. Il faut bien évidemment mettre en place des règles de sécurité. Mais si vous mettez un système de sécurité sans l’appuyer par un discours d’optimisme, vous ne le ferez pas accepter. Le préalable est non seulement de faire prendre conscience qu’il y a crise, mais que la crise est souhaitable, au sens qu’elle est inévitable - inutile de rêver qu’elle n’existe pas - et qu’elle est positive parce qu’elle va créer un futur meilleur. Alors qu’aujourd’hui on ne parle que de l’inévitable, avec une classe politique qui, explicitement ou implicitement, génère un message totalement anxiogène qui dit que le futur est pire que le passé. Dans un tel contexte, il n’y a pas de solution au problème d’insécurité. Sauf à imaginer une militarisation qui, à un moment donné, conduit à une impasse, comme au Brésil et dans toute l’Amérique latine, et provoque des effets inverses à ceux initialement recherchés.
Il faut raisonner non en fonction de l’existant, mais de ce qui est en train d’advenir. L’avenir est à la diversité, qui impose de concevoir de nouvelles règles de "vivre ensemble". On ne pense pas le Grand Paris en référence à Lutèce, ou même à Haussmann ! Je ne conteste pas que Paris ait des racines et une histoire, mais il suffit de marcher dans les rues pour voir que la capitale est aujourd’hui multiraciale, multiculturelle, qu’elle est le lieu de la diversité. Donc la question n’est pas de savoir ce qu’il conviendrait de sauvegarder, de "protéger", mais : Vers quel Paris allons-nous ? Quelle est la mer future ? Comment y arriver le plus intelligemment possible ?
Dès lors, quel avenir entrevoir pour un Grand Paris "apaisé" ?
La nature humaine est assez stable. Je suis peut-être un terrible optimiste, mais je ne vois pas quels éléments pourraient laisser croire à un potentiel criminel intrinsèque, ni que l’homme deviendrait de plus en plus "méchant" au regard de son évolution. Mais s’il a de plus en plus faim, on peut atteindre des points de rupture importants.
En France, on a laissé se constituer des poches de concentration de populations qui, en proie à des taux de chômage de 40 % voire 50 %, explosent naturellement. La désespérance des banlieues est un vrai défi. Si on n’a pas une classe politique, au sens large du terme, c’est-à-dire l’ensemble des personnes qui ont la charge de la cité, capable de projeter une vision positive du futur, je suis extrêmement inquiet, pour le coup.
Car si on laisse se propager l’idée que le problème est le multiculturel, les endroits les plus dangereux seront les endroits multiculturels ! Or les seules villes mondiales réellement multiculturelles sont Londres, Paris et New York. Donc les endroits où il y aura des guerres civiles, ce sera chez nous ! Nous sommes les premiers menacés par un certain discours rétif, presque xénophobe, à la société qui vient. A l’inverse, si nous comprenions que le futur sera riche de cette multi-culturalité, si nous n’avions plus peur de ce futur, parce que nous saurions vers quelle société nous allons et voulons aller, nous disposerions d’un atout que n’ont ni Pékin ou Shanghai, ni même Buenos Aires, par exemple. Ainsi, au-delà des risques de violence à court terme, pour le futur multiculturel, Paris est mieux placé que Shanghai !
Justement, et en guise de conclusion, quel avenir dessiner pour le Grand Paris à l’international ?
Essayons de sortir du tropisme français qui conduit à penser le monde depuis le 7e arrondissement, pour prendre encore une fois un peu de hauteur. Depuis le ciel, quand on observe la terre depuis un satellite, on distingue en Europe occidentale une zone lumineuse, parce qu’urbanisée, qui s’étend du nord de la France (Lille) jusqu’à l’Italie du Nord (Milan), en passant par la Belgique et la Hollande, la Ruhr et la vallée du Rhin, puis la Suisse en touchant un peu Lyon. C’est la "banane bleue". Ces régions sont les plus riches. Elles concentrent l’essentiel des activités productives de l’Union européenne. Or Paris n’en fait pas partie. Faut-il s’en réjouir ou s’en désoler ? Là n’est pas la question.
Il faut réfléchir aux courants de fond, en sachant que quand on lutte contre un courant de fond, le delta entre la dépense d’énergie et le résultat obtenu est énorme. Est-ce raisonnable de lutter à ce point contre l’évidence géographique, de répartition des activités autour de cette arête dorsale qui s’étend d’ailleurs jusqu’à Londres, au-delà de la Manche, mais évite toujours Paris ? En tant qu’ancien de la DATAR, je ne le crois pas. A l’échelle française, on peut jouer la carte de Lille, Strasbourg et Lyon pour exister dans cette zone, et ainsi ancrer les activités industrielles sur le territoire national. Mais, pour le coup, le projet du Grand Paris est d’une autre nature. En lien avec son caractère multiculturel, pourquoi ne pas le tourner résolument vers les activités de création et de décision ? 

14 mai 2012

LE RÔLE DU POLITIQUE EST DE REDONNER DES ESPÉRANCES, DE RECONSTRUIRE L’ESPOIR

Au-delà des risques de violence à court terme, pour le futur multiculturel, Paris est mieux placé que Shanghai (2)
Le phénomène de mondialisation participerait ainsi de l’augmentation du sentiment d’insécurité ?
En quelque sorte, mais cette sensation d’insécurité n’est pas liée à un accroissement de l’insécurité proprement dite. La différence tient à notre perception. Pendant longtemps, le risque était en effet circonscrit localement : ce qui se passait à Shanghai ne concernait que faiblement Paris. Le temps qu’une modification importante et imprévue à Shanghai arrive à Paris nous laissait le délai nécessaire pour en être informé et donc, éventuellement, nous préparer. Ce qui était imprévu mais lointain était prévisible, et non pas incertain.
Aujourd’hui, le fait de se toucher, avec des objets monde et hyper-connectés, développe des phénomènes de quasi-instantanéité (voire dans certains cas d’instantanéité) qui nous soumettent à toute incertitude à quelque endroit qu’elle apparaisse. La probabilité de survenance d’un phénomène extrêmement improbable ne s’est pas intensifiée : c’est le nombre d’endroits où il peut se produire et notre sensibilité à sa survenance qui ont augmenté. On se retrouve dès lors incapable de réellement "prévoir". Pour reprendre la métaphore précédente, on entend sans arrêt du bruit dans les feuilles et on craint la présence de tigres. D’autant plus que notre classe politique et dirigeante, dans laquelle j’inclus les experts, est prise dans le même mouvement : elle ne parle que de tigres, ne prend aucune hauteur de vue et n’explique pas assez que l’incertitude est d’abord une bonne nouvelle. Cette attitude développe de façon considérable le phénomène pathogène de l’inquiétude. Je ne nie pas qu’il y ait des tigres, bien sûr. Mais il n’y a pas toujours des tigres !
En quoi le fait urbain est-il un catalyseur, voire un accélérateur de cette inquiétude ?
Parce qu’il joue terriblement sur le phénomène de proximité lié aux 7 milliards d’individus que nous sommes désormais. On se retrouve soumis aux aléas des autres, à l’intensification de leur présence.
Utilisons encore une fois une métaphore. Dans le monde de l’incertitude qui est le nôtre, il faut raisonner au prisme du cours des fleuves. Imaginez que vous êtes sur le pont Mirabeau, que vous regardez couler la Seine et essayez de savoir où elle va. Depuis le pont, vous ne pouvez pas le savoir ! Vous descendez alors pour rejoindre la berge et marchez dans le sens du fleuve, mais au bout d’un ou deux jours, ou même une semaine, vous ne savez toujours pas où elle va. Pragmatique, vous prenez un bateau et la voyez tourner un coup à gauche, un coup à droite, puis encore à gauche, au gré des méandres. Au bout d’un moment, vous abandonnez en pensant que ce cours d’eau ne sait pas où il va. Pourtant la Seine va à un endroit précis : la mer. Pour le comprendre, il faut savoir que c’est un fleuve, qu’il y a une mer qui l’attire, et que cette mer est son futur.
Dans le monde de l’incertitude qui est le nôtre, ce n’est pas l’observation des choses qui permet de comprendre ce qu’elles sont, encore moins ce qu’elles vont advenir. C’est la prise de recul qui seule permet de déceler les déterminants qui restent stables. Car le monde est chaotique au sens mathématique du terme : il existe des points stables (les attracteurs) qui sont des points de convergence des forces. Ce sont ceux-là qu’il convient de retrouver. Bien sûr, on est toujours attiré par la beauté, on a toujours faim et besoin d’échanger. Ce sont des points fixes. Mais quand on est dans la turbulence, comme dans les villes, on ne voit rien, on peut oublier l’essentiel. Mais on n’a aucune chance de comprendre où va la Seine tant qu’on est dans le cours de la Seine, ou sur le pont Mirabeau !
Il faut sortir de l’eau, s’affranchir des effets de turbulence, pour comprendre la complexité de notre monde. Sinon, à force d’être pris dans ces turbulences, nous et les autres ne raisonnons plus. Nous restons prisonniers de nos représentations, et de nos passions.
Dès lors, quel pilotage politique promouvoir à l’échelle d’une métropole, qui est un condensé du monde "accéléré et turbulent" qui est le nôtre ?
L’essentiel est de redonner des espérances, de reconstruire l’espoir. C’est le rôle du politique. Beaucoup de phénomènes de violence urbaine, collective, relèvent à mon avis de la désespérance absolue. Majoritairement, les gens sont aujourd’hui persuadés que le futur s’annonce moins bien que le passé qu’ils ont connu, et qu’on leur demande, pour que ce futur existe, de supporter des sacrifices. Parce que les discours dominants les en persuadent ! Regardez la situation dans les rues d’Athènes…
Mais comment voulez-vous faire accepter des sacrifices à des gens pour construire un futur pire que le passé ? Les émeutes, par exemple, sont d’abord un signe de révolte sociale, plutôt qu’un acte criminel.
Dès lors, que faire ? Premièrement, expliquer que le futur sera meilleur que le passé. Que les sacrifices demandés sont équitables, et qu’ils s’effectuent au nom d’une transformation vertueuse. Pour utiliser encore une métaphore, cette transformation est celle d’une chenille en papillon. Cette modification moléculaire est source d’un haut niveau de tensions, mais celles-ci peuvent être dépassées si le but poursuivi (le papillon) est clairement explicité. J’en suis convaincu à titre personnel. Le futur sera plus multiculturel, plus intelligent, beaucoup plus incertain donc beaucoup plus créatif. A cette condition, on peut mettre en place des systèmes de sécurité, socialement acceptables.
Mais il n’y a pas de recette miracle pour éviter une crise immédiate. Nous sommes au début d’un processus, qui va durer de 20 à 50 ans, et les phénomènes de violence sont bien évidemment devant nous, en attendant que le monde converge vers un modèle différent, plus multiculturel. Il va se passer beaucoup de choses d’ici là. Le modèle chinois par exemple va s’écrouler sur lui-même, parce qu’il est culturellement fermé depuis 2 000 ans. Il est déstabilisé par l’ouverture sans qu’il s’en rende compte. Pour l’instant, il ne rattrape qu’un retard économique. 

11 mai 2012

AU PAYS DES CHÊNES, DES TRUFFES ET DES PIERRES

Nouvel extrait de mon roman Double J
Au pied des chênes qui peuplaient le terrain, poussaient des truffes, ces étonnants et capricieux tubercules qui grandissaient mystérieusement sous terre. La truffe m’était apparue comme une étonnante métaphore de moi-même. Comme moi, elle grandissait cachée, dans l’obscurité, rebelle à toute domestication, toute culture. On pouvait passer à côté d’elle, à quelques centimètres, sans s’en rendre compte. Elle ne faisait aucun bruit, ne se manifestait que discrètement par le brûlé au pied de l’arbre et une odeur subtile que seul un animal pouvait déceler. Chercher des truffes, c’était participer à un spectacle de prestidigitation. Au départ, il n'y avait rien, juste des chênes, de la terre et quelques plantes éparses. Et puis, quelques secondes après, grâce à l'odorat du chien et au talent de son maître, la truffe était là, comme un lapin sorti du chapeau. Elle ne se révélait que par eux, le chien et son maître. Avant, elle n’existait pas, restait virtuelle.
A quoi pensait la truffe dans son refuge souterrain ? Avait-elle peur d’être trouvée, ou à l’inverse, vivait-elle dans l’attente d’être découverte et d’accéder au monde ? Est-ce que vivre pour elle, c’était grandir cachée et protégée ? Savait-elle qu’elle serait mangée dès qu’elle serait trouvée ? Était-ce pour cela qu’elle mûrissait le plus doucement possible et que, le moment venu, quand elle était prête, émettait une odeur presque imperceptible ? Essayait-elle d’échapper au monde du dehors, ce monde qui allait la dévorer ?
Je ne pouvais pas ne pas faire le lien entre ma vie et les truffes. Comme elles, j’avais besoin de me cacher, de me protéger. Je n’avais pas grandi au soleil, mais dans l’ombre et l’obscurité. Jacques m’avait-il trouvé parce que j’étais mûr pour émerger au grand jour ? Allait-il me manger ?
A l’opposé des truffes, il y avait les pierres. Autant les truffes étaient vivantes et cachées, autant les pierres étaient mortes et apparentes. Posées les unes sur les autres, sans ciment, sans aucun liant, elles dessinaient des lignes aléatoires. Les murs en pierres sèches étaient la structure et l’ossature du paysage, ils le découpaient et l’architecturaient. Ces murs, je les avais d’abord regardés, sans bruit, respectueusement. Puis, j’avais appris à les compléter, les réparer et, de temps en temps, les prolonger, voire les créer. J’avais, à ma façon discrète et progressive, commencé à écrire avec des pierres dans un jardin. Cette écriture minérale était lente, physique et paradoxale : je n’étais content de mon travail, que si personne ne se rendait compte que le mur avait été fait ou refait. Il devait se fondre dans le paysage et s’intégrer comme s’il avait toujours été là. Ce devait être une œuvre intemporelle, une œuvre semblant exister depuis l’origine des temps.
C’était dans cette niche que j’avais voulu poursuivre l’écriture de mon histoire. Elle était l’endroit logique pour soutenir son émergence.

10 mai 2012

NOUS SOMMES PROGRAMMÉS POUR INTERPRÉTER TOUT PHÉNOMÈNE D’INCERTITUDE COMME UN DANGER

Au-delà des risques de violence à court terme, pour le futur multiculturel, Paris est mieux placé que Shanghai (1)
La FNAIM Paris-Île de France vient de lancer une revue de réflexion et débats autour de l’avènement du Grand Paris. Son premier numéro est intitulé « Peur sur la ville » (1), et j’y ai accordé une interview. Compte-tenu de sa longueur, je vais le publier ici en trois parties. Pour ceux qui voudraient le lire en une fois ou le télécharger, il est accessible à « Peur sur la ville »
Vous avez beaucoup travaillé sur la notion d’incertitude, dont l’insécurité ne serait que l’une des facettes. Pouvez-vous nous en dire plus ?
La sensation d’insécurité renvoie en effet, plus généralement, à l’incertitude. Or si celle-ci est un facteur de stress, pour les hommes et les organisations, elle est naturelle et même indispensable à toute évolution.
Que s’est-il passé depuis le Big Bang, il y a 15 milliards d’années ? Très schématiquement, nous pouvons observer une succession de quatre vagues correspondant à l’avènement de l’ère du minéral (unique pendant 12 milliards d’années), du végétal (qui apparaît il y a 3 milliards d’années), de l’animal (depuis 1 milliard d’années) et enfin de l’homme (il y a 50 000 ans). À l’origine, il y a une absence de toute incertitude : la matière est dans un état et un lieu uniques, dotée d’une force unique. Sous l’apparition progressive des molécules, qui se dispersent dans l’espace, le système entier se développe dès lors selon une double loi de l’incertitude : la loi d’entropie et celle du chaos. L’entropie est souvent considérée comme la loi du désordre. Mais c’est aussi celle du champ des possibles !
Dès l’ère du minéral, on est ainsi passé, en 12 milliards d’années, d’un état simple et prévisible à un état complexe et imprévisible. La dispersion des molécules dans l’univers se réalise en effet dans des états multiples et selon des lois chaotiques, c’est-à- dire où la moindre modification empêche de prévoir le futur. La particularité de la cellule végétale, pour sa part, est d’être gouvernée par le principe d’auto-organisation et de disposer d’une capacité d’adaptation à l’environnement extérieur. Ainsi, avec la vie, un nouveau facteur de complexité et d’incertitude apparaît, basé sur la non-prévisibilité et la non-modélisation.
Avec le monde animal se manifeste la motricité, qui accentue grandement l’incertitude. Par exemple, si un lion chasse une antilope : poursuivie, celle-ci peut tenter de fuir par sa droite ou sa gauche, ou bien buter sur une pierre… Le champ des possibles se dilate.
Il y a seulement 50 000 ans, enfin, arrive l’homme, et avec lui le libre-arbitre. C’est-à-dire que, face à un lion, il pourrait tout aussi bien faire le choix d’engager le dialogue plutôt que de courir ! L’incertitude de l’action humaine s’ajoute ainsi à celles du règne de l’animal, du végétal et du minéral - lesquels continuent en parallèle à se propager. La logique de l’univers est donc bien celle d’un accroissement progressif, et d’ailleurs accéléré, de l’incertitude. Vous comprenez qu’elle n’est pas, en soi, négative, bien au contraire !
Mais dès lors, qu’est-ce que l’incertitude ? Quel est son rapport au danger, donc à l’insécurité ?
J’utiliserai une métaphore. Imaginez que nous sommes dans la jungle. Un bruit dans les feuilles nous fait craindre la présence d’un tigre, et cette crainte nous incite à monter en courant dans un arbre. Arrivé en haut de l’arbre, on se rend compte qu’il n’y avait pas de tigre, mais qu’il s’agissait simplement du bruit du vent dans les feuilles. Ce n’était donc pas si grave. On a eu une belle peur et on s’en remet ! Si maintenant, quand on entend du bruit dans les feuilles, on croit que c’est du vent alors que c’est un tigre, on ne serait pas là pour raconter cette histoire ! Au regard de l’évolution, nous sommes donc des survivants, en nous persuadant que c’est un tigre (un danger) à chaque fois que l’on entend du bruit dans les feuilles (l’inconnu). Dès lors, et fondamentalement, nous avons tendance à interpréter tout phénomène d’incertitude comme des tigres. Nous sommes programmés pour cela.
Certes, l’incertitude peut être un moteur. Mais elle est souvent, pour l’homme contemporain, une source d’angoisse…
Parce que ces 100 dernières années, et singulièrement les 10 dernières, ont vu l’apparition et la conjonction de trois phénomènes majeurs que l’homme n’a pas encore totalement assimilé, apprivoisé.
Tout d’abord, nous avons assisté à un formidable accroissement démographique. Alors que l’humanité était restée durablement en deçà ou autour du milliard d’individus sur terre, nous sommes passés en moins d’un siècle à 7 milliards d’êtres humains. Concrètement, cela signifie que nous commençons à nous toucher, physiquement. Il n’y a plus d’espace naturel protecteur entre les peuples et les individus, comme nous le constatons quotidiennement dans nos villes. Et ce phénomène potentiellement anxiogène est d’autant plus important qu’il n’est pas achevé : nous devrions continuer à progresser autour de 9 à 10 milliards, et à nous entasser principalement en milieu urbain ! Le deuxième phénomène est l’apparition, depuis une cinquantaine d’années, de ce que le philosophe Michel Serres appelle des "objets-monde" - comme par exemple la bombe nucléaire. C’est-à-dire la capacité pour un petit nombre d’individus d’agir sur le monde. Jusque-là, l’être humain disposait d’outils comme des fourches ou des pelles, ou des armes, qui lui permettaient de prolonger son bras ou au mieux sa vue, mais guère plus. Aujourd’hui, la décision d’un État ou d’une entreprise peut avoir un effet direct sur des populations situées aux antipodes. Le troisième phénomène est le plus récent : c’est la connexion. Elle est apparue elle aussi par vagues successives, depuis l’automobile en passant par l’avion, le téléphone et bien sûr internet. Nous sommes donc aujourd’hui sept milliards d’individus qui se rapprochent physiquement, peuvent agir à distance et sont hyper-connectés. C’est un bouleversement anthropologique qui augmente encore l’incertitude et peut générer des angoisses, c’est-à-dire un sentiment d’insécurité. 


(1) Extrait de « Peur sur la ville ? », Les Cahiers de la FNAIM Paris Ile-de-France n°1, mars 2012, 108 p., 18 €, contact@fnaim-idf.com

9 mai 2012

ET ARRIVA UN NOUVEL ANIMAL

Le monde animal bouge, collabore… et communique (7) 
Voilà quelques dizaines de milliers d’années, pas grand chose au regard des quinze milliards écoulées depuis le Big-Bang, un nouvel animal a émergé, fruit du bricolage vivant. Un physique banal, ou du moins rien d’exceptionnel, rien pour en faire un athlète de la création, pas un de ces géants de l’ère des dinosaures.
Quand il est apparu, l’univers était devenu fort de son incertitude, de ses emboîtements et de ses émergences. On en était bien loin de l’état simple et primitif de la matière. Sous les empires conjugués de la loi de l’entropie qui ne cesse d’accroître l’incertitude, du chaos qui, tout en créant des systèmes structurellement stables, fait diverger les moindres décalages, de l’auto-organisation des cellules vivantes qui accélèrent les ajustements, et du monde animal qui progressivement a appris les langages et les représentations, le monde était infiniment complexe et imprévisible.
Ce nouvel habitant de la Terre allait porter un cran plus loin cette capacité animale à agir ensemble, à inventer et à construire. Avec lui, le langage deviendrait des mots, les représentations des symboles et des images dont il allait habiller les murs de ses habitations. Un matin, il en viendrait à entendre des voix intérieures, à se tourner en lui-même, à penser et se penser, et à vouloir comprendre ce monde qui s’était inventé bien avant lui.
Au bout de sa route, il allait transformer en profondeur la Terre qui l’avait vu naître, restructurant la nature et l’enchâssant dans des constructions de métal, de pierre et de verre. Il allait aussi se doter progressivement de structures collectives de plus en plus sophistiquées qui, emboîtant ses cellules familiales d’origines, seraient d’abord géographiques et tribales, pour devenir très récemment économiques et industrielles.
Alors cet animal, qui ne se reconnaissait plus dans ses congénères et se pensait comme une espèce à part, allait inventer l’art du management, cet art qui se voulait diriger ce monde collectif dans lequel la plupart vivaient.
Mais finalement comment comprendre l’art du management sans l’inscrire dans ce grand continuum qui l’unit au Big-Bang ?

4 mai 2012

TÉLESCOPAGES

Souvenirs, souvenirs…
Quand les mots témoignent du temps passé…
Ali
Télescopage improbable,
À l’autre bout du monde,
À l’autre bout de nos vies,
Chacun aux côtés d’un autre.
Souvenirs flous de gestes dépassés,
Vingt ans déjà,
Prisonnier de mes gravures mentales,
Témoin de ce qui n’a pas eu lieu.
Une silhouette juste sortie de l'enfance,
Un sourire charmeur et fugueur,
Des conversations égrainées sur des bancs,
Des baisers comme volés,
Un moment chez moi,
Dont tu viens de me reparler,
Et dont je ne me souviens pas,
Presque rien,
Perdu dans le tourbillon du passé,
Quand tout avait basculé,
Quand j’avais tout quitté.
Drôle de rencontre, drôle de vie.

Boris
Tu flottes en moi,
Ton regard est le mien,
Ton toucher m’appartient,
Nuit où le flou fait la pensée.
Te laisser partir
Pour renaître dans ma quête,
Te laisser m'envahir,
Pour renaître fusionné.
Ton sourire sur ta longue silhouette,
Tes mots qui m'entremêlent,
Ton souvenir qui me fait moi,
Ton absence qui m’a fait moi,
Tension.
Rêve ou réalité,
Où sommes-nous ?
Sur mon lit, les yeux fermés,
Tu flottes en moi.

3 mai 2012

REPRÉSENTATIONS ET LANGAGES

Le monde animal bouge, collabore… et communique (6) : De la réponse automatique à la communication volontaire
Joëlle Proust dans son livre « Les animaux pensent-ils ? », nous emmène sur le chemin de la représentation et du langage.
Premier stade, celui de la réponse automatique, ce qu’elle appelle « Bien faire sans rien savoir ». Il en est ainsi du thermostat qui, tout en ne comprenant pas ce que peut vouloir dire le concept de température, sans même en fait la mesure, peut réagir à un changement de température, grâce un dispositif physique dont les modifications covarient avec l’environnement.
Au deuxième stade, émerge un premier degré d’extraction de l’information, la « protoreprésentation ». Qu’est-ce que cela caractérise ?  Un état neuronal qui, à la fois, sait lire une modification donnée du monde extérieur et agit en fonction de cette information acquise. On peut résumer cet état par la création d’un couple : je perçois, donc j’agis. Ce sont des conditionnements associatifs comme celui du retrait de la tête et du pied dans la coquille pour l’escargot. Autre exemple plus sophistiqué de ce même état : la capacité de l’araignée de réagir à une vibration de la toile. Dans ce cas, elle n’a pas mémorisé un seul type de vibration, mais tout un ensemble, ce qui va lui permettre de moduler sa réaction et de « comprendre » qui a été pris dans sa toile. Caractéristique donc de l’action face aux protoreprésentations : l’unité de temps et de lieu. On agit ici et maintenant. L’information n’est pas extraite, elle est simplement un déclencheur.
Le troisième stade est celui de la représentation. Quelle est la différence entre une protoreprésentation et une représentation ? Une protoreprésentation est liée à une situation donnée, elle est « immergée » dans ce cadre : l’araignée ne sait pas lire une vibration indépendamment de sa toile. A l’inverse, une représentation n’est pas liée à une situation donnée, elle est la capacité de renvoyer à un objet ou un événement donné indépendamment de ce qui apporte l’information : un animal devient capable de lire les régularités du monde, c’est-à-dire de repérer des constantes. Il pourra alors acquérir la capacité de répondre à ces régularités, et améliorer l’efficacité de ses réponses à des situations données. Il pourra aussi agir de façon différée, manipulant ainsi mentalement des représentations.
Comment maintenant aborder la question du langage ? Joëlle Proust identifie trois types de support :
1. Les indices : un indice est une information portée par un animal, et qui n’a pas la possibilité de le faire disparaître. L’apparition des plumages nuptiaux de la frégate est ainsi un indice qui informe les mâles qu’elle est disponible à l’accouplement.
2. Les traces ou les signes : bien que pouvant être effacés par l’émetteur, ils ne sont pas non plus contrôlés par eux ; ce sont donc des sources involontaires d’informations. Il en est ainsi par exemple des traces de pas, ou encore d’une transpiration exprimant une nervosité.
3. Les signaux : il s’agit là d’un processus ritualisé et volontaire de diffusion d’une information. La danse des abeilles leur permet ainsi d’indiquer l’intérêt de ce qu’elles ont trouvé, et dans quelle direction, cela se trouve.
Est-ce que les signaux forment un langage ? Par nécessairement. Il faut encore qu’une grammaire existe et que le sens naisse de la combinaison des signaux. On ne peut pas donc dire que les abeilles se parlent,  même si elles communiquent entre elles.
Les fourmis peuvent-elles discuter entre elles des doigts qu’elles rencontrent ?  Allez donc leur demander !
(à suivre)
(1) Voir les extraits que j’avais mis en ligne dans un article intitulé « Un chimpanzé peut-il, non seulement voir, mais penser qu’il voit quelque chose ? »

2 mai 2012

NOUS SOMMES DES DOIGTS POUR LES FOURMIS

Le monde animal bouge, collabore… et communique (5) : Réagir à ce que l’on ne comprend pas
Dans Les Fourmis, le célèbre livre de Bernard Werber, nous vivons le monde au travers des yeux des fourmis, et apprenons que, pour elles, nous sommes des doigts. C’est en effet grâce à ces extrémités de nos mains que les fourmis nous connaissent le plus souvent. Mais comment à partir d’une information aussi incomplète, pourraient-elles se faire une idée, ne serait-ce qu’approchante, de qui nous sommes ? Impossible. C’est d’ailleurs la réponse qu’apporte Bernard Werber dans son livre.
Mettons-nous maintenant dans la peau, – si je puis dire… –, d’un des microorganismes qui nous habitent. Comment pourrait-il bien nous appeler ? Quelle expérience a-t-il de la cohabitation avec ce corps qui l’englobe ? S’il est conscient de quelque chose, – si tant est que le terme de conscience est un sens dans ce cas… –, cela ne peut être que des cellules qui l’environnent, ses alter-ego en quelque sorte.
Or, si jamais ces fourmis ou ces microorganismes nous importunent, nous allons chercher à les neutraliser, voire les détruire, à coup d’insecticides ou d’antibiotiques.
Voilà alors leur vie qui va s’arrêter brutalement, et pour une raison qui, au sens strict du mot, les dépasse : comment une fourmi qui, au mieux, a repéré les principales propriétés des « doigts » pourrait en inférer les dangers d’un insecticide. La quantité d’informations qu’elle détient, et sa capacité cognitive de traitement, même collectivement au niveau de la fourmilière, sont très certainement insuffisantes. Que dire alors du « pauvre » virus qui se trouve confronter à un antibiotique…
Et pourtant, on voit se développer des insectes résistants aux insecticides, et des virus résistants aux antibiotiques. Est-ce à dire que des races de surdoués auraient réussi à décrypter nos attaques, à les analyser et à trouver la parade ?
Non bien sûr ! C’est, une fois de plus, une des propriétés de l’évolution, et de la dérive naturelle telle que développée par Francesco Varela : à force de bricoler, et de se modifier aléatoirement, les solutions émergent et se répandent.
Pourquoi de tels développements sur l’incapacité des fourmis et des microorganismes à théoriser ce qui leur arrive, et sur l’émergence, pourtant, aléatoire de solution ? Parce que je crois que ceci s’applique aussi à nous, humains : nous comprenons beaucoup moins que nous le croyons ce qui nous arrive, nous définissons les choses par ce que nous en voyons ou percevons, et nous trouvons beaucoup plus souvent que nous ne l’imaginons les solutions par hasard.
J’aurai l’occasion de revenir plus tard sur ces points, mais, pour l’instant, je n’en ai pas fini avec les animaux…
(à suivre)

27 avr. 2012

DES POÈMES EN MIROIR

Histoires de kleenex
Des mots qui se réfléchissent…
Tout, tout de suite
Tout, tout de suite,
De l’un à l’autre,
De corps en sexe,
De bar en back-room,
Course incessante,
Tout, tout de suite.
Ne pas comprendre,
Ne pas admettre,
L’échec comme le succès,
Le non comme le oui.
N’être qu’un flux,
Un requin en mouvement,
Pas de poumon,
Pas d’autonomie,
Juste la course,
Tout, tout de suite.
Toi qui est devant,
Toi que je ne connais pas,
Tout, tout de suite…
Jusqu’à ce mur,
Pris de face,
Pris dans mon sang,
Pris dans ma peau,
Blessé à vie,
Pour toujours.
Tout, tout de suite,
Pour quoi faire ?
Frédéric
Tu m’as jeté,
Kleenex d’un soir.
Comment t’en vouloir,
Tellement eu de Kleenex !
Juste un plan,
Un plan d’un soir.
Trop romantique,
Trop impulsif,
Trop, trop vite.
Téléphone muet,
Internet muet,
Juste un plan.
Souvenir de ta sueur,
Goût de ta peau,
Dureté de ton sexe,
Pénétré de toi,
Habité et habillé de toi.
Tu t’es mouché dans mon corps,
Juste un kleenex,
Juste un plan…

26 avr. 2012

QUE COMPREND-ON DE CE À QUOI ON PARTICIPE ?

Le monde animal bouge, collabore… et communique (4) : Sans microorganismes, pas de À la recherche du temps perdu !
Étonnant contraste entre la petitesse de la fourmi et la puissance de tout ce que collectivement elles peuvent réaliser. Dans mon article « La fourmi est petite, mais la fourmilière est grande », je présentais plusieurs de leurs prouesses les plus spectaculaires : la capacité de construire des ponts vivants pour franchir un obstacle, la fabrication d’un radeau étanche protégeant la reine et permettant de survivre aux inondations, l’invention de l’agriculture ou de l’élevage, trouver le plus court chemin entre deux points, optimiser la circulation… J’y évoquais aussi les performances des abeilles qui ne sont pas en reste en matière de prouesses collectives.
Le monde animal est ainsi peuplé d’espèces qui, faibles individuellement, sont fortes grâce à des propriétés qui émergent collectivement, c’est-à-dire des propriétés qui n’existent pas au niveau d’un individu, mais qui ne se manifestent qu’au niveau du groupe : une fourmi seule ne pourrait ni trouver le plus court chemin, ni résister à une inondation, ni faire de l’élevage de puceron ; une abeille seule serait de même incapable de trouver les meilleures fleurs…
Fascinante puissance du groupe.
Mais au fait, est-ce que chaque individu est conscient de ces propriétés émergentes ? Ou formulé autrement, une fourmi ou une abeille comprennent-elles ce qu’elles font et pourquoi elles le font ? Quand une fourmi s’associe à ses voisines pour créer un radeau et permettre à la fourmilière de devenir insubmersible, sait-elle ce qu’elle fait et pourquoi elle le fait ? Ou quand une autre de ses congénères se livre à la culture de champignons, est-elle consciente de participer à créer une nourriture indispensable à la survie future ? Et quand d’autres viennent au secours de nymphes pour faire partir des prédateurs, ont-elles en tête le nectar que cette même nymphe pourra donner en retour ?
Difficile de répondre à une telle question, non ?
Probablement un peu, sinon comment imaginer que chacune pourrait se prêter efficacement à sa tâche. Mais probablement pas complètement, car on ne voit pas bien comment la complexité de l’ensemble irait se loger dans la petitesse d’une seule. Une forme d’intelligence distribuée, en réseau : j’agis avec juste les informations nécessaires à mon action, mais sans savoir les buts finaux de mon action, buts qui me dépassent.
Sautons à un tout autre aspect de ce monde animal, et de ses emboîtements, à celui de ces multitudes d’organismes vivants qui habitent chacun de nous. Ils sont des millions de milliards à se promener sur nous et en nous. Infinité de la vie, de ses cohabitations et de ses articulations.
Chacun de ces microorganismes vit à son rythme, suit sa propre logique, subit les influences de ce qui l’entoure et contribue sans le savoir à la dynamique d’ensemble. Parmi ce troupeau invisible, certains nous sont nuisibles, d’autres au contraire sont nécessaires au bon fonctionnement de notre corps, contribuant à sa survie.
Repensons alors à la scène fameuse de Marcel Proust trempant sa madeleine et se retrouvant brutalement replongé dans son enfance à Combray chez sa tante Léonie. L’écriture de cette scène n’a été possible que grâce à l’existence de ces microorganismes qui habitaient le corps de Marcel Proust. D’une certaine façon, on se trouve à nouveau devant une propriété émergence : pas de microorganismes, pas de À la recherche du temps perdu.
Mais cette fois l’émergence est lointaine, et non pas de proximité comme avec les fourmis et les abeilles de tout à l’heure. Et plus de doute à avoir : ces microorganismes ne peuvent pas même imaginer ce à quoi ils contribuent. Soyons rassurés, leurs descendants ne vont pas venir demander leur part des droits d’auteurs !
(à suivre)