Chez nous, pas de tribu canine : nos chiens vivent avec leurs maîtresses ou maîtres respectifs. Séparément. Un par un. Du coup, ils sont rangés, parqués, lissés. Ce ne sont pas des hommes, mais plus vraiment des bêtes. Tellement loin des loups.
Ils font partie de la famille, partent en vacances avec elle, ont leurs produits diététiques et cosmétiques, leurs cliniques vétérinaires. Ils sont ordonnés. Pas de pagaille, pas d’aléas.
Ils ne vont chercher la balle que si nous leur lançons, et ne la ramènent qu’à celui qui l’a envoyée. Il ne manquerait plus qu’ils prennent l’initiative. Il n’y a que dans le sketch de Raymond Devos que le chien est le maître. Mais il faut dire qu’il parle. Alors…
Il y a une chose que nos chiens ne font pas : être ensemble. Avez-vous déjà vu un groupe de nos chiens sillonner les rues d’une de nos villes ? Comme une bande de copains partis en goguette. Non. Ou dans un parc, un chien demander à son maître d’aller jouer un moment avec un camarade rencontré opinément ? Non plus. Tout au plus, ils se reniflent de temps en temps, mais vite reviennent dans les jupes ou les pantalons de leurs maîtres.
Ainsi nos chiens vivent-ils indépendamment les uns des autres. Chacun dans sa niche, chacun avec son propriétaire.
À Darjeeling, rien de tel : aucun ne vit avec un humain. Il reste avec les siens. (…)
Jamais, je ne serai un chien en Europe. Jamais, je ne marcherai tenu en laisse. Jamais, je ne suivrai docilement les pas d’un qui ne sera pas mon égal. Jamais, je ne ramènerai une balle qui m’aura été lancée. Jamais, je ne me ferai acheter par une gamelle toujours remplie ou une niche douillette et confortable. Jamais en hiver, je ne porterai de manteau ridicule. Jamais, quiconque ne décidera pour moi.
Avec mes frères les chiens, libre et indépendant, je cours et aboie dans la nuit de Darjeeling.
(Extrait de mon livre Par hasard et pour rien)