2 nov. 2011

PEUT-ON GARDER LA MAÎTRISE DE SON TEMPS QUAND ON ATTEINT SES OBJECTIFS ?

Licencier ceux qui n’obéissent pas
Lors d’un déplacement récent, j’ai entendu l’anecdote suivante, anecdote située dans un pays étranger.
Deux personnes discutaient, l’une relatant à l’autre l’histoire réelle suivante : un de ses amis, chef d’une petite entreprise, avait mis en place un système pour mesurer le temps que son personnel passait sur Facebook. Il avait pu ainsi constater que l’un de ses salariés passait 60% de son temps sur Facebook, et donc seulement 40% à travailler, tout en atteignant quand même tous ses objectifs. Il l’avait alors licencié, ne pouvant accepter qu’il ne travaille qu’à 40%.
Cette anecdote est significative pour moi à plus d’un titre.
Tout d’abord, il est pour le moins surprenant de voir un salarié licencié, alors qu’il atteignait ses objectifs. S’il était capable de les atteindre en 40% de temps de travail, c’était soit parce qu’il était particulièrement efficace, soit parce que les objectifs étaient mal fixés. Pourquoi dès lors le licencier, s’il ne semait pas la pagaille dans l’entreprise ?
De plus, est-ce sûr qu’il « perdait » son temps lorsqu’il était sur Facebook ? Peut-être le temps qu’il y passait, lui était nécessaire pour être efficace. L’efficacité ne se mesure pas si facilement. Quand on ne travaille pas apparemment, peut-être est-on en train de réfléchir…
Ensuite, est-ce si banal de mettre en place un système mesurant précisément ce que font les employés sur internet ? Où est la limite avec l’empiètement sur la vie privée ? Et si l’on rentre dans la logique de mesurer ce que chacun fait, il n’y a plus de raison de piloter par les objectifs : pourquoi ne pas transformer chacun en une marionnette téléguidée ?
Enfin, je suis frappé par les réactions tant de celui qui relatait l’anecdote, que de celui qui l’écoutait. L’un comme l’autre ne se sont posés aucune question, et ont  trouvé normal et logique l’attitude du chef d’entreprise : quoi de plus normal que de licencier quelqu’un qui ne travaillait que 40% de son temps.
No more comment…

27 oct. 2011

SAVOIR POSER LES QUESTIONS

Priorité client : comment faire ? (3)
Voilà donc l’entreprise qui, après une longue période d’observation de ses clients, a compris la logique de ses clients, et comment son produit et/ou son service s’insérait là-dedans.
Reste maintenant à savoir si telle attitude est minoritaire ou pas, si tel item et tel item sont corrélés ou pas, ou quel est le niveau d’acceptabilité de telle nouvelle proposition. Pour cela, il va falloir passer à une approche quantitative, et donc écrire un questionnaire.
Sans entrer dans le détail d’une telle rédaction, je vais juste insister sur quatre points essentiels tirés de mon expérience personnelle :
1.       Ne pas évaluer seulement la réaction à un item ou une proposition, mais aussi l’importance de ce même item ou proposition : en effet, souvent le foisonnement d’un questionnaire et l’intelligence des équipes marketing peuvent conduire à oublier quelle est la hiérarchie vue par le client, et quels sont les points essentiels qui structureront sa perception globale. C’est cette hiérarchie qui permettra ensuite de guider les choix et les arbitrages.
2.       Poser des questions négatives pour évaluer ce qui pourrait conduire à écarter une proposition : c’est un autre moyen simple pour trouver quelles sont les préférences d’un client. Par exemple, c’est en demandant à ses clients, « Qu’est-ce qui vous ferait écarter une compagnie aérienne ? » que l’item « Ne pas perdre mes bagages » est apparu tout en haut de la liste.
3.       Attention aux tests en aveugle : pour évaluer la performance relative entre plusieurs propositions, on procède souvent en aveugle, c’est-à-dire sans indiquer quelle est la marque ou le type de produit. Or parfois la force de la marque est telle qu’elle peut influer sur les résultats. Souvenir aussi d’un test portant sur une formule de shampooing à la camomille, où les convictions sur la prétendue capacité de la camomille à blondir les cheveux, venaient modifier les tests : tester avec sans la mention « shampooing à la camomille » changeait significativement tous les résultats
4.       Ne pas toujours interroger juste après la consommation d’un service : on fait très souvent remplir un questionnaire de satisfaction juste à l’issue d’une prestation (dans un avion, un hôtel…). Or le souvenir se déforme dans le temps, et ce qui fera revenir ou pas un client, est la perception différée, et non pas la perception instantanée. C’est elle qu’il faut en priorité mesurer.

26 oct. 2011

S’ASSEOIR À COTÉ DU CLIENT SANS POSER DE QUESTIONS

Priorité client : comment faire ? (2)
Donc imaginons une Direction Générale d’une grande entreprise déterminée à devenir réellement orientée client. Quelle est la première étape ?
Ma réponse est formelle : comprendre ce que veulent les clients.
Mais avec tous les moyens dont dispose l’entreprise, avec tout son savoir-faire accumulé, avec ton expertise, cela doit être évident non ?
J’ai déjà eu l’occasion à plusieurs reprises de montrer que ce n’était pas le cas : plus l’entreprise est experte, moins elle pense et agit comme ses clients. (voir notamment « Difficile pour un banquier de se comparer à un poissonnier, et pourtant… »)
La divergence sur ces points peut conduire à des erreurs complètes de centrage. D’où l’importance de mettre l’entreprise face à ses croyances et de matérialiser. Tel est l’objet du Miroir client que je décrivais dans « Comment matérialiser l’écart entre ce que pensent les clients et ce que l'entreprise croit qu'ils pensent ? »
Mais avant de se lancer dans la confection d’un tel outil qui va permettre de mobiliser la totalité de l’entreprise, faut-il encore pouvoir construire une première vision, et notamment le questionnaire qui servira à la réalisation du Miroir Client (1).
Tout d’abord, avant de rédiger un questionnaire, il faut que la personne ou le groupe de personnes en charge ait une compréhension fine et personnelle de ce que veulent les clients. Pour cela, surtout ne pas poser de questions : dès que l’on pose des questions, on projette sa vision du monde.
Non, il ne faut pas poser de questions, il faut s’assoir à côté du client et observer. Observer longuement, lentement et en détail. Observer ce qu’il fait, ce qu’il dit, ce qui le gène. Observer ce qu’il fait avant et après, comment le produit et/ou le service s’insère dans l’activité du client.
Sur l’importance de l’observation, voir « Quand on se pose une question qui n’existe pas », et aussi « Comment lire derrière les apparences ? »
Nous voilà donc armés pour le questionnaire. Certes mais comment traduire ce que l’on a compris et trouver les bonnes questions ?
(à suivre)
(1) Je rappelle que L’idée Miroir Client est née de la remarque suivante : ce qui détermine les actions de chacun, ce ne sont pas les priorités clients réelles, mais les priorités clients telles que vues et interprétées par l’organisation et son personnel ; s’il y a un décalage entre ce qu’attend le client et ce que croit l’entreprise qu’il attend, le centrage des actions sera inefficace. Il y a donc un intérêt à mettre en regard, comme par un effet miroir, ce que l’entreprise croit que le client pense et ce qu’il pense vraiment. Quel est le principe du Miroir Client ? Il est de mettre en relief les décalages éventuels entre ce que pensent les clients et ce que l’entreprise croit que les clients pensent.

25 oct. 2011

LA SCHIZOPHRÉNIE DE L’ORIENTATION CLIENT

Priorité client : comment faire ? (1)
Ouvrez au hasard le rapport d’activités d’une quelconque entreprise. Je parie que vous y trouverez en bonne place une expression du type « Priorité Client », ou alors « Nos engagements client », voire « La qualité au service de nos clients ».
Pourtant sans nier les progrès faits, le chemin qui reste à parcourir est important, et, dès que nous sommes clients, nous n’avons que trop rarement l’impression d’être la priorité, ou si nous rappelons les soi-disant engagements, nous comprenons qu’ils n’engageaient que ceux qui les lisaient. Quant à la qualité, elle nous apparait souvent sacrifiée à l’autel de l’économie et de la productivité.
Toutes les entreprises mentent-elles ? Tous les dirigeants sont-ils des schizophrènes ou des manipulateurs ? Le mot client a-t-il seulement une vertu incantatoire, et n’a-t-il pas de réalité au-delà du discours ?
Non, bien sûr. Alors que se passe-t-il ? Je crois que simplement les entreprises font mal sans le savoir : elles se trompent sur ce que veulent les clients, elles ignorent la performance réelle de leurs produits et/ou de leurs services. Difficile de comprendre en profondeur ce que les clients veulent, difficile de mesurer ce que l’on fait vraiment au quotidien. Et si la taille d’une entreprise vient lui apporter des ressources financières et humaines, elle a aussi tendance à l’éloigner de ses clients, et sa direction a bien du mal à savoir ce qui se passe sur le terrain.
Comme je l’ai décrit dans mon livre Neuromanagement, la plupart des actions d’une grande entreprise ne sont pas pilotées directement par la direction – et c’est très bien, car c’est ce qui lui permet de fonctionner –, et donc largement inconnues par elle. Pas facile alors d’être effectivement orienté client.
Est-ce à dire que le combat est perdu d’avance ?
Évidemment non, mais il suppose une approche à la fois plus modeste, et plus systématique qu’on ne le fait souvent…
(à suivre)

24 oct. 2011

LE VRAI CHANGEMENT SE FAIT CONSTAMMENT ET SANS BRUIT

On ne voit pas ses enfants grandir
Le 10 octobre dernier, j’écrivais un billet sur le changement, « Moins on change, mieux on se porte », billet dans lequel je mettais l’accent sur les dangers du management par le changement.
Dans les commentaires suscités par cet article, j’ai été amené à préciser que je ne visais pas là le « vrai » changement, c’est-à-dire celui qui correspondait au processus même du vivant : en effet la vie n’est faite que de destructions et de reconstructions constantes. C’est bien pourquoi le rôle du management est plus d’apporter de la stabilité que du désordre : il y a suffisamment de désordre et de perturbations venant du dehors !
Sur ce thème de la transformation perpétuelle, voilà ce que j’écrivais dans les Mers de l’incertitude :
« Assis à ma table, en train de taper ces mots sur le clavier de mon ordinateur, j’ai l’impression que seuls mes doigts bougent. Or en fait, tout bouge autour de moi, tout se transforme sans cesse : la terre m’emporte dans sa double rotation, l’air qui m’entoure est fait de turbulences, mon corps échange sans cesse, la limite entre le dehors et le dedans est fluctuante à l’échelle de mes cellules… Je ne suis que mouvement, changement, transformation.
Assis autour de la table du conseil, le comité de direction pense que l’entreprise ne bouge plus, est immobile et qu’il est impossible de la changer. Or, comme mon corps, l’entreprise ne peut pas être immobile. A chaque instant, elle est déplacée par le monde dans lequel elle est immergée, elle échange continûment informations et produits avec l’extérieur, les frontières élémentaires sont floues et instables : des clients arrivent et la quittent, des collaborateurs la rejoignent quand d’autres s’en vont, de l’argent entre et sort,… Pour elle aussi, tout bouge tout le temps.
L’entreprise est un système complexe ouvert qui se transforme :
  •  Elle fait partie d’un écosystème créé avec ses clients, ses partenaires, ses concurrents, la réglementation, etc., écosystème qui échange aussi avec l’extérieur et se transforme.
  • Elle est composée de sous-systèmes (ses filiales, ses familles de produit, ses fonctions…) qui évoluent et se transforment, chacun séparément et dans sa relation avec les autres.
  • Elle est faite d’hommes et de femmes qui acquièrent de l’expérience et se transforment, chacun dans leur vie individuelle et aussi dans leurs interactions mutuelles.
Mais, comme moi quand je suis assis à ma table, toute Direction en arrive à oublier tous ces mouvements qui conditionnent l’entreprise et la font exister. Pour percevoir et sentir ces mouvements qui l’habitent, il faut reprendre du recul, faire le vide, se regarder du dehors.
Pourquoi est-il si difficile de voir ces mouvements, pourquoi surestimons-nous toujours la fixité des choses, pourquoi pensons-nous souvent que rien ne change ?
Parce que les vrais changements sont lents et progressifs. Les dirigeants sont comme ces parents qui ne voient pas leurs enfants grandir 1. Ils se plaignent que rien ne change, alors que tout grandit.
(…) Ces mouvements de fond sont à relier à ce que François Jullien appelle les « potentiels de situation » : faisant le lien avec de Sun Tzu, il écrit : « Le stratège est ainsi invité à partir de la situation, non pas d’une situation telle préalablement je la modéliserais, mais bien de cette situation-ci dans laquelle je suis engagé et au creux de laquelle je tente de repérer où se trouve le potentiel et comment l’exploiter. »2. Il évoque ensuite l’image du potentiel sous-jacent lié à la présence d’une eau stockée en hauteur et qui, donc, peut dévaler la pente. C’est à partir de ce potentiel que vont se créer les mouvements. »
(1) « On ne se voit pas vieillir, on ne voit pas la rivière creuser son lit. » (François Jullien, Traité de l’efficacité, p.80)
(2) François Jullien, Conférence sur l’efficacité, p.30-31

21 oct. 2011

SE MÉFIER DES PRÉVISIONS COMME DES SONDAGES

Pourquoi s’intéresse-t-on aux décimales ?
Alors qu'il est difficile de calculer la rentabilité d'une entreprise ou d'évaluer ses perspectives futures, comment pourrait-on mesurer précisément l'activité d'un pays, et son évolution ? Pourquoi les hommes politiques accordent-ils plus de crédit aux prévisions économiques qu'aux sondages ?

20 oct. 2011

COMMENT LA MODÉLISATION ÉCONOMIQUE POURRAIT-ELLE ÉMERGER DU CHAOS ?

Faut-il croire aux miracles ?
Résumons la situation de la prévision et de la modélisation économique.
A l’échelon élémentaire, nous trouvons l’agent économique de base, c’est-à-dire vous ou moi. Pouvons-nous prévoir ce que nous allons faire demain et pourquoi ? Sommes-nous des êtres rationnels et modélisables ? Non, et Dieu merci ! 
Pour ceux qui en douteraient, sachez que les neurosciences ont montré que notre comportement et nos décisions étaient majoritairement régis par nos processus inconscients, et que même notre mémoire et notre identité se reconstruisaient constamment. Ce que la plupart des philosophes disaient d’ailleurs depuis longtemps.
Donc comme nous sommes en plus soumis à des pressions publicitaires, des tombereaux d’informations et des chapelets d’offres, tous constamment changeantes et spécifiques, que chacun de nous est pris dans des contextes sociaux et professionnels, eux-mêmes changeants et spécifiques, impossible de savoir ce que chacun de nous va faire.
Bien, mais la modélisation économique ne cherche pas à prévoir ce qu’un individu va faire, elle ne s’intéresse qu’à des populations larges d’individus. Elle suppose que cette incertitude inhérente à un individu va se trouver lissée, et que des lois collectives vont émerger.
C’est du moins ce que l’on a cru, et ce que l’on cherche encore à nous faire croire… 
Mais pour que cela soit vrai, il faudrait que l’incertitude élémentaire ne se propage pas. Or tous les développements récents ont montré que les lois qui régissaient la vie étaient de nature chaotique, c’est-à-dire que les écarts loin de se résorber s’amplifiaient. Bien plus le moindre écart sur les conditions initiales pouvait conduire à des divergences très fortes. C’est le fameux effet papillon.
Comment donc pourrait-on miraculeusement modéliser le fonctionnement de l’économie ? Il serait plus facile de prévoir la météo précisément un an à l’avance… puisque les molécules d’air et d’eau ont moins d’autonomie de comportement que les êtres humains.
Il serait peut-être donc temps de comprendre que l’économie n’est pas une science, et ne peut pas se modéliser. Tel est d’ailleurs le propos d’un article de Jean-Marc Vittori paru dans les Échos le 19 octobre, « La grande panne des modèles économiques ».

19 oct. 2011

RIEN NE SE PASSE JAMAIS COMME PRÉVU

Quelques histoires parmi d’autres…
Extrait de mon livre « Les mers de l’incertitude »
8 novembre 1902, à Paris.
Paul Delorme et Georges Claude, avec vingt-deux autres actionnaires créent, la Société Air Liquide pour l’Etude et l’Exploitation des Procédés Georges Claude. L’histoire d’Air Liquide commence.
Voilà ce que, quelques années plus tard, en dit Georges Claude : « La vérité, c’est que j’avais une idée, une idée pas fameuse, mais qui a eu quand même d’utiles conséquences, comme il arrive parfois aux plus mauvaises idées. Je voyais mon invention de l’acétylène dissous, à peine éclose, péricliter pour différentes raisons, dont l’une était le prix alors élevé du carbure de calcium. J’eus alors la pensée qu’on pourrait peut-être réduire ce prix en substituant à l’électricité, pour la production des hautes températures nécessaires à la fabrication de ce produit, la simple combustion du charbon par l’oxygène si l’oxygène lui-même pouvait être produit à bas prix.
Bien que cette conception soit restée stérile jusqu’ici et qu’on fabrique toujours le carbure par l’électricité, c’est donc cette conception tout de même – et on aura raison d’appeler cela de la chance – qui m’a amené à l’oxygène pour sauver l’acétylène dissous, avec cette chance supplémentaire et inouïe que c’est quand même cet oxygène qui l’a sauvé en lui donnant le débouché, que je ne pouvais prévoir, du soudage et du coupage. Et ainsi l’acétylène dissous est devenu le gros client de L’Air Liquide, dont il a, à son tour, assuré le succès.
Ce n’est pas tout : s’il est certain que c’est par l’acétylène que j’ai été amené à l’air liquide, il est non moins certain que l’air liquide à son tour m’a conduit à l’extraction des gaz rares, puis à l’extraction de l’hydrogène des gaz de fours à coke et à la synthèse de l’ammoniac par les hyperpressions. » 1
Été 1978, à Paris.
Le gouvernement français allait lancer une restructuration majeure de la sidérurgie. Pour asseoir ses décisions, il disposait de la prévision à cinq ans du marché acier : les experts tablaient sur vingt-et-un millions de tonnes. La CGT contesta cette restructuration en prévoyant, elle, un marché à trente millions de tonnes. Le journal Le Monde trancha, lui, au milieu.
En 1983, la demande annuelle ne fut que d’environ dix-sept millions de tonnes. Ainsi le plus proche – les prévisions officielles –, s’était trompé de 20 %. Une erreur de 20 % sur une donnée supposée prévisible et non sujette à des spéculations : la demande en acier n’est ni une donnée virtuelle, ni cotée dans une quelconque bourse, ni le fruit d’arbitrages faits dans des salles obscures. Elle est bien le résultat de la demande réelle d’un pays.
12 août 1981, aux États-Unis.
Le tout-puissant IBM annonçait fièrement au monde entier le lancement de son nouveau petit ordinateur, le PC. Personne n’a fait attention à la petite société qui fournissait le système d’exploitation, un obscur Microsoft. Tous les yeux étaient rivés avec admiration sur la seule nouvelle importante : IBM et son PC.
En 2005, IBM se retirait du marché des PC en vendant son activité à Lenovo. Quant à Microsoft…
7 septembre 1998, un garage à Menlo Park en Californie.
Larry Page et Sergey Brin, deux étudiants de Stanford, lançaient dans un garage de Menlo Park, Google Inc. Soutenus par Andy Bechtolsheim, un des fondateurs de Sun Microsystems, fort d’un pactole d’un million de dollars, ils allaient pouvoir donner une autre dimension à leur moteur de recherche inventé deux ans plus tôt.
Microsoft, de son côté, s’inquiétait de la montée en puissance potentielle du système d’exploitation Linux, ou du navigateur Mozilla, mais restait serein compte tenu de la puissance de l’assemblage Windows-Explorer- Office. Pas de raison de s’inquiéter. Tout allait bien. Pourquoi se serait-il senti menacé par le développement d’un moteur de recherche ?
23 octobre 2001, en Californie.
Apple lançait l’iPod. Le monde de la musique regardait sceptique ce drôle d’objet. Probablement un gadget. De leur côté, les spécialistes des téléphones mobiles ne se sentaient pas concernés.
Du 19 juillet 2007 au 7 septembre 2008, à New York et un peu partout ailleurs.2
Le 19 juillet 2007, Le Dow Jones franchit brièvement la barre des 14 000 points, car, pour certains analystes, la crise des crédits immobiliers ne présentait a priori pas de risque systémique. « Le risque a, de ce fait, été atomisé et disséminé et nous ne pensons pas qu’il puisse présenter un caractère systémique. », expliquait un spécialiste d’une grande banque française.
Un mois plus tard, Wall Street s’effondrait emmenant l’ensemble des bourses mondiales dans sa chute.
Malgré tout, bon nombre restaient optimistes :
-          En novembre, le président du Conseil d’analyse économique affirmait : « Mais il me semble que la croissance mondiale peut tenir le coup. (…) Je pense que la croissance mondiale peut résister entre 4 % et 5 % pour l’an prochain, grâce à la croissance des pays émergents et au rôle des banques centrales. L’autre scénario, qui n’est pas le mien, est celui d’une récession américaine. (…) L’effet de cette crise me paraît modéré en Europe. »
-          En décembre, selon les prévisions semestrielles de l’OCDE3, « la croissance du produit intérieur brut (PIB) de ses pays membres passera de 2 % au dernier trimestre 2007 à 1,9 % au premier trimestre 2008, avant d’amorcer une remontée pour atteindre 2,5 % au premier trimestre 2009. Ainsi la croissance des pays de l’Organisation ne devrait pas être trop touchée par la hausse des matières premières et la crise des « subprimes ». Le ralentissement de l’économie mondiale sera à son maximum au premier trimestre 2008. »
-          En janvier, un économiste de la Deutsche Bank se voulait rassurant : « Avec les interventions des banques centrales, mi-2008, la crise et les désordres du marché monétaires devraient finalement s’estomper. (…) Aux États-Unis, l’embellie arrivera certainement mi-2008. En Europe la reprise prendra sans doute quelques mois de plus. En tout cas, il n’aura pas de krach cette année ! »
Au cours du premier trimestre 2008, la crise s’aggravait, mais peu en percevaient la portée :
-          En avril, le FMI prévoyait que « l’économie américaine connaîtra une légère récession en 2008, en raison des effets de synergie entre les cycles de l’immobilier et des marchés financiers, avant de ne se redresser que progressivement en 2009 »,
-          En juin, le gouverneur de la Banque de France affirmait qu’ « il n’y a pas de deuxième vague : les pertes supplémentaires qu’annoncent les banques sont la conséquence mécanique de l’évolution des marchés. On est dans un cycle normal de provisionnement des risques, sans danger cette fois de contagion à d’autres secteurs du crédit bancaire. »
-          Le 7 septembre 2008, Freddie Mac et Fannie Mae furent mis sous tutelle gouvernementale.
-          Le 16 septembre 2008, la faillite de Lehman Brothers ébranlait le système financier mondial.
30 juin 2009, Wired Magazine
Eric Schmidt, PDG de Google, répond à une longue interview : « Google est peut-être au cœur de ce futur, mais il n’y a pas de grand plan. (…) Nous n’avons pas de plan à cinq ans, nous n’avons pas de plan à deux ans, nous n’avons pas de plan à un an. Nous avons une mission et une stratégie, et la mission est…, vous savez, d’organiser l’information du monde. Et la stratégie est de le faire à travers l’innovation. Cela ne nous ennuie pas si quelque chose ne marche pas. Parce que nous comprenons que quelque chose d’autre marchera. »4

Quelques histoires parmi d’autres qui illustrent que les succès, comme les échecs, n’arrivent jamais comme ils ont été prévus. Trop d’aléas, trop d’interactions entre les objectifs des entreprises, les actions des autres – concurrents comme fournisseurs ou clients –, trop d’incertitudes technologiques et réglementaires.
Impossible de savoir ce qui va se passer : à un horizon proche, il est seulement possible de probabiliser les évolutions à venir. Très vite, le flou se généralise et on ne peut plus rien probabiliser ; au mieux on peut dessiner des futurs possibles.
Mais si on y réfléchit bien, est-ce une si mauvaise nouvelle que de voir l’incertitude se propager de plus en plus ? Imaginons à l’inverse que nous allions vers un monde de plus en plus certain. Quelle y serait la place laissée à l’intelligence, au professionnalisme et à la créativité ? Comment une entreprise pourrait-elle s’y différencier des autres, puisque tout le monde pourrait tout prévoir ? Imaginez une partie de cartes où les cartes de chacun seraient posées sur la table et visibles de tous. Comment jouer et quel en serait l’intérêt ?
Voilà donc les dirigeants face cette question-clé : comment, en tenant compte de cette impossibilité de prévoir le futur, prendre aujourd’hui des décisions qui engagent l’entreprise au-delà cet horizon du flou ?
(1) Présent dans 75 pays, avec 43 000 collaborateurs et un chiffre d’affaires 2008 de 13 milliards d’euros, Air Liquide est le leader mondial des gaz pour l’industrie, la santé et l’environnement. Ce texte est tiré du document émis par l’entreprise pour son centenaire.
(2) Toutes les citations proviennent d’articles parus dans le journal Le Monde entre le 19 juillet 2007 et le 7 septembre 2008
(3) Organisation de coopération et de développement économiques
(4) Voir article dans Wired : “Inside Google: Eric Schmidt, the man with all the answers


 

18 oct. 2011

LA PERFORMANCE EST DANS LE PARTAGE ET NON PLUS DANS LA COMPÉTITION

Sortons enfin de la jungle
Un des mots clés du management est le mot « performance », et toujours implicitement par rapport à quelqu’un d’autre ou quelque chose d’autre : il faut être plus performant que son concurrent – faute de quoi, il va vous battre, et  vous allez disparaître, absorbé ou tué  –,  que son collègue – faute de quoi, il va vous dépasser et ne plus être votre collègue, mais votre supérieur –, et même que soi-même – faute de quoi, vous serez d’abord perçu comme stagnant, puis rapidement déclinant, et donc voué à une retraite anticipée.
Cette vision de la performance se couple avec celle de la croissance, et est une forme moderne de la cupidité, une réincarnation de la loi du plus fort régnant dans la brousse : mangé ou être mangé, grossir ou mourir, conquérir ou être asservi.
Or, dans le monde qui est devenu le nôtre, ce Neuromonde comme je l’appelle, nous sommes trop connectés les uns avec les autres(1) pour continuer avec une telle vision de la performance : on ne peut plus être durablement plus performant que les autres, on ne peut être performant qu’ensemble.
En effet, nous sommes multiplement codépendants : les entreprises se mêlent et s’entremêlent, les productions sont multilocalisées, les économies sont interdépendantes, les flux financiers n’ont pas de frontières, les hommes voyagent et s’hybrident, les cultures s’interpénètrent…
Et comme dans nos pays occidentaux, la crise est là, et que nous avons devant nous des années de décroissance de notre revenu(2), c'est une raison de plus pour comprendre que la vraie performance n’est pas dans la comparaison, mais dans le partage :
  • Il est juste que le niveau de vie des autres pays rattrape le nôtre, et que nous partagions avec eux les ressources de la planète,
  • Il est juste que, dans chaque pays, les richesses soient partagées pour protéger les plus faibles, et les victimes de la mondialisation,
  • Il est temps de repenser le management dans les entreprises sur le partage, et non plus la compétition.

Est-ce utopique ? Peut-être, mais avez-vous une meilleure suggestion à proposer ?

17 oct. 2011

LA DÉCROISSANCE SANCTIONNERA LES MAUVAIS DIRIGEANTS

Impossible d’avoir alors le beurre et l’argent du beurre
Nous avons tous, le culte de la croissance et du développement. Aucun discours, qu’il soit tenu par un dirigeant d’entreprise ou un responsable politique, ne fait défaut à ce culte collectif.
Il est vrai qu’avec la croissance, tout est plus facile : elle donne des marges de manœuvre, lisse les erreurs – les siennes comme celle des autres –, autorise des augmentations, facilite la mobilisation de tous…
A l’inverse, diriger dans la décroissance est beaucoup plus difficile :
  • Si l’on coupe tout uniformément, on cesse d’investir, on ne prépare plus l’avenir, et on amplifie ainsi la décroissance future. Aussi faut-il couper davantage dans tout ce qui n’est pas indispensable pour se donner des marges de manœuvre, et préserver le reste. Mais comment savoir ce qui n’est pas indispensable ? Comment le faire partager ? Possible, mais difficile.
  • Si l’on n’est pas capable de faire face à la situation présente, inutile de croire aux miracles, il n’y en aura pas : le futur sera pire que le présent. Aussi, faute de devenir fatale, la moindre erreur de pilotage doit être redressée. Précision, rapidité de jugement, capacité à modifier une trajectoire immédiatement sont clés.
  • Si l’on n’y prête pas garde, les égoïsmes individuels vont faire la loi, et la rudesse de la conjoncture viendra constamment doucher les enthousiasmes. Il faut donc arriver à inventer un projet commun qui ne repose pas sur un « toujours plus » qui ne sera pas au rendez-vous. Imagination, capacité à élaborer une vision, culture collective de dépassement devront être au rendez-vous
Pourquoi ces quelques lignes sur ce thème difficile ? Simplement parce qu’en ligne avec mes articles précédents(1), j’ai bien peur que, dans les années à venir, nous ayons à faire face, entreprises comme pays, à des situations de ce type.