22 nov. 2012

21-11-12 : UNE OCCASION D’ARRÊTER DE PENSER À L’ENVERS

Et si le palindrome de la date d’hier était un clin d’œil pour nous tourner vers le futur
Nous étions hier le 21 novembre 2012, soit donc le 21-11-12, un palindrome temporel, une de ces rares curiosités qui se lisent dans les deux sens, ou plus exactement qui gardent le même sens, lues à l’envers.
C’est grâce à l’écoute matinale de France Inter que j’ai pris conscience de cette originalité numérique. Sur le moment, – probablement parce que mes neurones n’étaient pas encore suffisamment alertes –, je n’y ai pas plus prêté attention que cela.
Ce n’est que plus tard, dans le TGV qui m’emmenait pour une réunion lointaine, que le souvenir de cette symétrie temporelle m’est revenu et a pris tout son sens… double, bien sûr !
Car en effet, la presse quotidienne et l’essentiel des commentaires faits par tout un chacun rêvent d’une univers palindromique, où le temps pourrait être couru dans les deux sens, permettant ainsi d’effacer les erreurs, ou de revenir à des passés supposés meilleurs, voire idylliques. Je peux citer en vrac :
- La désindustrialisation de la France qui ne serait que le fruit d’erreurs historiques, ayant conduit au démantèlement de notre outil productif,
- Une politique d’immigration qui aurait détruit progressivement la culture et l’identité française, en la diluant dans ce qui a grandi autrement et ailleurs,
- Les cités de banlieue dont l’urbanisme serait à l’origine des ghettos et du développement du trafic de drogue,
- Le mode de scrutin d’une élection récente dans un parti politique qui aurait faussé le résultat, exacerbant les rivalités et poussant à la fracturation de ce dernier,
- La perte d’un trois A (1) qui serait la matérialisation de choix et décisions faits par le gouvernement précédent,
- …
Bref, rien de ce qui se produit n’était inévitable, tout ne serait affaire que de maladresses que l’on aurait dû éviter.
Pourquoi plutôt que de rêver à des retours en arrière qui ne sont que des palindromes imaginaires, ne pas comprendre que les processus sont complexes et irréversibles, que le temps ne s’écoule que dans un sens, qu’il ne sert à rien de gaspiller son énergie à imaginer un monde autre que celui dans lequel nous vivons ?
C’est à la condition d’accepter le réel que nous pourrons identifier nos vraies marges de manœuvre, nous centrer sur le futur… qui, lui, n’est ni advenu, ni irréversible !

(1) Notons que le 5 A français n’a lui toujours pas été dégradé, et représente encore l’Association des Authentiques Amateurs de l’Andouillette Artisanale, appellation ô combien importante, et dont le mode d’attribution me semble moins suspect que celui des agences de notation.

21 nov. 2012

NOS DEUX MOI : CELUI QUI EXPÉRIMENTE, CELUI QUI SE SOUVIENT

A la découverte de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman (6)
Donc nous avons deux « identités », l’une qui vit les situations, l’autre qui les revit… et elles ne se recouvrent pas exactement : le moi dont nous sommes conscients, celui qui nous fait dire « je », est un moi reconstruit, c’est celui qui a revécu les situations, celui qui se souvient.
Comme le dit Daniel Kahneman dans sa conclusion, cette reconstruction est faite par le Système 2, mais avec tous les biais induits par le Système 1 : « Le moi mémoriel est une construction du Système 2. Cependant, sa façon d'évaluer les épisodes et les vies relève de notre mémoire. La négligence de la durée et la règle du pic-fin trouvent leur origine dans le Système 1 et ne correspondent pas forcément aux valeurs du Système 2. Nous pensons que la durée est importante, mais notre mémoire nous dit le contraire. (…) La négligence de la durée du moi mémoriel, l'accent outrancier qu'il met sur les pics et les fins, et sa tendance à l'illusion rétrospective se conjuguent pour donner des reflets déformés de notre véritable expérience. (…) Le moi mémoriel et le moi expérimentant doivent être tous deux pris en compte, parce que leurs intérêts ne coïncident pas toujours. Les philosophes pourraient longtemps débattre de ces questions. »
C'était sur ce thème qu'il avait fait en février 2010, une conférence TED : L’énigme de l’expérience et de la mémoire (voir la vidéo ci-dessous)


Nous sommes donc le fruit de ce télescopage entre nos processus conscients et inconscients, à la fois forts de la rapidité de nos intuitions et de nos décisions et faibles de leurs a priori, forts de nos expériences accumulées et faibles de leurs imprécisions…
« Le Système 2, attentif, est qui nous pensons être. Il articule les jugements et fait des choix, mais il approuve ou rationalise souvent les idées et les sentiments engendrés par le Système 1. Vous ne savez peut-être pas que vous êtes favorable à un projet parce que quelque chose, chez la fille qui le dirige, vous rappelle votre sœur que vous aimez tant, ou bien que vous détestez telle autre personne parce qu'elle ressemble vaguement à votre dentiste. Cependant, si on vous demande de vous expliquer, vous fouillerez dans votre mémoire en quête de raisons présentables et en trouverez certainement. De plus, vous croirez l'histoire que vous aurez inventée. »
Ceci milite donc à être extrêmement vigilant sur les erreurs systématiques générées par notre Système 1. Du dernier livre de Daniel Kahneman, outre ceux déjà présentés précédemment, je retiens quatre thèmes : la non-prise en compte du hasard, la reconstruction du passé, l’aversion à la perte, les Econs et les humains.
Ce sont eux que je vais développer maintenant…
(à suivre)

20 nov. 2012

NOUS SOMMES PAS SI DOUÉS QUE CELA EN CALCUL !

A la découverte de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman (5)
Voici quelques exemples tirés du livre de Daniel Kahneman, qui montrent que nous ferions souvent mieux de ne pas laisser la main à notre Système 1 :
- Si l’on vous demande de deviner quelle est la spécialisation d’un étudiant, vous allez choisir celle qui correspond le plus au profil de la personne, sans vous poser la question de l’importance de cette spécialité, et donc de la probabilité qu’elle puisse être effectivement la sienne. Nous nous demandons à qui il ressemble, et non pas ce qui est le plus probable. Autre exemple de cette confusion entre représentativité et probabilité : ce n’est pas parce que quelqu’un lit le New York Times dans le métro, qu’il a plus de chance d’avoir un doctorat que de ne pas avoir de diplôme universitaire…
- Entre les propositions « Linda est une employée de banque » et « Linda est une employée de banque et elle est active au sein du mouvement féministe », même si la deuxième nous séduit spontanément davantage que la première, la première reste la plus probable, car elle contient la deuxième. Comme l’écrit Daniel Kahneman, « c'est un piège pour les prévisionnistes et leurs clients : le fait d'ajouter des détails à des scénarios les rend plus plausibles, mais moins susceptibles de se produire. »
- Nous allouons une valeur plus faible à un service de vaisselle de cinquante pièces dont huit sont ébréchées, qu’à un service de 40 pièces toutes intactes. Pour que ce biais n’existe pas, il faut que nous les comparions simultanément. Pour calculer une valeur, nous accordons plus de poids à la valeur moyenne, qu’à la somme.
- Si nous subissons un examen extrêmement douloureux, et qu’il se termine brutalement, nous en garderons un souvenir plus pénible, que le même examen prolongé par une période où nous ressentons une douleur plus faible. A nouveau, ce qui compte pour nous, ce n’est pas tant la quantité de douleur ressentie que la douleur moyenne, et surtout celle de la fin.
Ceci me rappelle une constatation faite lors d’une mission pour une compagnie aérienne : ce qui est important, ce n’est pas tant ce qui se passe durant le vol, mais le souvenir que nous en avons. En effet dans le domaine du service, comme nous n’avons pas le produit sous la main, ce qui comptera lors de la décision pour un rachat éventuel, c’est bien ce souvenir. Pourtant la plupart des questionnaires client sont administrés durant le vol, et non pas quelques jours après.
Or, comme Daniel Kahneman le montre, il y a un écart important entre ce que nous expérimentons, et ce dont nous nous souvenons, entre nos deux moi, celui qui vit une situation, et celui qui la revit…
(à suivre)                                                     

19 nov. 2012

NOUS RÉPONDONS À LA QUESTION POUR LAQUELLE NOUS AVONS UNE RÉPONSE, ET NON PAS À CELLE QUI NOUS A ÉTÉ POSÉE

A la découverte de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman (4)
Constamment nous jouons à un drôle de jeu : quand nous trouvons une question trop difficile ou trop complexe pour trouver rapidement une réponse, sans que nous en rendions compte, nous lui substituons une question facile.
Par exemple, comment répondre simplement à une question comme « Êtes-vous satisfait de votre vie ces temps-ci ? ». Pas facile non, sauf à d’abord se lancer à un travail d’introspection complexe, puis à une longue explicitation. Bon nombre de brillants auteurs se sont cassés les dents là-dessus ! Pourtant, vous comme moi, chaque fois que l’on nous pose cette question, une réponse nous vient immédiatement à l’esprit. Comment est-ce possible ? Parce que nous avons remplacé la question compliquée par une question simple : « Quelle est mon humeur en ce moment ? » !
Pourtant ne devrions-nous pas nous rendre compte que nous n’avons pas réellement répondu à la question ? Oui, si notre Système 2 n’était pas aussi paresseux et enclin à se satisfaire de la première réponse trouvée. Daniel Kahneman écrit : « Toutefois, étant naturellement flemmard, le Système 2 adopte souvent la solution du moindre effort et approuve une réponse heuristique sans trop se demander si elle est effectivement appropriée. Vous ne resterez pas bouche bée, vous n'aurez pas à travailler trop dur, et vous ne vous apercevrez peut-être même pas que vous n'avez pas répondu à la question qui vous était posée. »
Répondre vite à la question posée – ce qui revient à laisser la main au Système 1 –, nous joue aussi d’autres tours, car ce que nous aimons naturellement ce sont les belles histoires, logiques et bien construites. Et comme nous ne sommes pas naturellement très bons en calcul de probabilité, nous préférons souvent une proposition très complète et apparemment cohérente, à une incomplète mais beaucoup plus probable.
Daniel Kahneman donne de nombreux exemples de ce type tout au long de son livre.
(à suivre)                                                                                                             

16 nov. 2012

CÉRÉMONIE AU BORD DU GANGE


Promenade en terres indiennes (8)
À peine entamée par la faible lumière venant des réverbères, l’obscurité était quasiment totale. Le fleuve avait été gommé, il n’était plus qu’une masse noire, animée de quelques reflets. Cette absence visuelle était un trou qui captait les regards de tous. La foule massée sur les marches du ghât était happée par ce vide.
Sur la dernière, presque à fleur d’eau, surgissait, telle une apparition, le visage barbouillé de blanc du guru : assis en lotus, tourné vers le Gange, il ondulait doucement au rythme de son chant. Sur le côté, un peu en retrait, trois jeunes hommes dansaient, soulignant la mélopée en tapant sur des tambourins.
Le temps passait lentement, coulant avec l’eau du fleuve, sans à-coups, sans heurts, sans efforts, dans une puissance irrésistible. J’en avais perdu le compte. Avec tous les autres, j’étais intensément immobile, hypnotisé par le mouvement pendulaire des corps et la circularité du chant.
La voix du guru connut une inflexion, changea de rythme et monta en intensité. Les danseurs s’approchèrent d’un petit feu déposé sur le sol, saisirent des torches, et entamèrent un ballet lumineux. Puis ils descendirent l’escalier pour se trouver à côté du maître. Son balancement s’accéléra, sa voix se pressa, semblant prise par une urgence. Il saisit un petit récipient déposé à ses côtés, l’introduisit dans le Gange et le leva face à lui. Ses trois assistants firent pareil. Alors, toute la foule assise sur les marches se dressa, forma une procession et descendit vers le fleuve. Chacun plongeait à tour de rôle un objet dans l’eau et le dressait devant lui.
Le défilé des fidèles se poursuivait. Chacun, une fois la cérémonie de l’eau effectuée, s’arrêtait devant le guru, se courbait vers lui pour se faire toucher le front, et écouter un court propos. Il remontait ensuite pour se fondre dans la nuit.
« Merci d’avoir assisté à cette cérémonie. J’imagine que, si c’est une découverte pour vous, elle a dû vous paraître bien étrange. Je vous remercie d’autant plus de votre présence et de votre attention. Sans le savoir, elles m’ont apporté beaucoup d’énergie. J’aime partager les moments d’émotion et de recueillement avec des personnes qui, grâce à leur œil neuf, l’aperçoivent sous un jour différent.
- Mais je n’ai pourtant rien fait, ni participé à quoi que ce soit.
- Agir n’est pas très important, du moins pas toujours. C’est le plus souvent superficiel. La vraie force est ailleurs. Elle est dans le courant de la vie et des flux qui la sous-tendent. Elle est dans les énergies qui font que le monde est ce qu’il est. Elle est dans les modifications que votre présence en ce lieu a apportées. D’ailleurs vous avez agi en décidant de venir ici, et en étant immobile et attentif à ce qui se déroulait. Le fait que vous ayez été là a rendu cette cérémonie subtilement différente. Et ainsi que la force, la différence subtile est essentielle. »