26 juil. 2013

RÊVES ET POSSIBILITÉS

Télescopages thaïlandais (2)
En marchant parmi les arbres, vous aurez parfois l’impression d’être épié, regardé, surveillé. Pourtant aucun bruit autour de vous. Rien. Personne n’est là, vous en êtes sûr.
Mais vous n’avez pas rêvé. Arrêtez-vous, et regardez un peu mieux. Là au milieu de la trame des racines qui tissent le tronc de cet arbre, un visage de pierre vous dévisage. Parfaitement immobile, il est nourri de la sève qui l’encercle.
Mais qui supporte l’autre ? Est-ce si certain que ce masque s’y cache ? N’est-il pas plutôt en train d’y naître ?
Restez donc suffisamment longtemps sans bouger, et attendez de voir ce qui va se passer. Petit à petit, quand il sera en confiance, il se mettra à avancer vers vous. Il aura du mal au départ à s’extirper des liens qui l’attachent. Puis vous verrez, il s’approchera.
Alors vous entendrez la magie de ses enseignements, la puissance de sa pensée, et la force de l’histoire qui le porte et qu’il incarne…
Il est des ponts qui ne servent qu’accessoirement à franchir des rivières. C’est le cas de celui-ci qui, avant tout, dessine une perspective et est une invitation à aller de l’avant.
Vous pourriez avoir peur de vous y engager, pensant qu’il est fragile et instable. Vous imaginez déjà sa structure osciller sous vous pas, vous sentez les planches bouger, vous craignez que certaines ne se dérobent. Et qu’est-ce qui se cache dans les eaux boueuses qui coulent en dessous ?
Mais laissez-vous aller à la tentation de cette ouverture vers un infini qui s’échappe. Pourquoi avoir peur de ce qui n’est pas ? Pourquoi ne pas plutôt vous laisser attirer par ce futur potentiel.
Fermez donc les yeux, que votre main saisisse la corde qui court le long du pont, que votre pied fasse le premier pas, et ne pensez plus. Alors, la magie de ce que vous ne connaissez pas encore vous emportera…
A quoi jouent-t-ils, l’un accroché au dos de l’autre ? Quelle est la raison de ce couple insolite qui plane sur les eaux de Phuket ?
D’aucuns vous diront que celui qui se trouve derrière est un moniteur qui guide la course de ce parachute ascensionnel, et que celui qui se trouve devant n’est qu’une marionnette entre ses mains.
Peut-être…
Mais n’est-il pas plus intéressant de prendre cette juxtaposition, en oubliant ce que l’on a pu vous en dire ?
Vous verrez alors surgir plein de possibilités. L’homme en bleu est-il un parasite, un auto-stoppeur du ciel, qui a surgi de l’eau ? Ou essaie-t-il d’empêcher le parachute de décoller, tentant de l’attirer dans les flots ?
Et pourquoi l’autre est-il si inerte et passif ? Sait-il seulement qu’il n’est plus seul ? Attend-il le moment propice pour agir ?

(Le visage dans l'arbre se situe dans le temple d'Ayutthaya, à 75 km au Nord de Bangkok. Le pont est lui à Sukhothaï, l'ancienne capitale de la Thaïlande, située à 600 km au Nord de Bangkok. Inutile de préciser où se trouve Phuket...)

24 juil. 2013

FERMONS LE ROBINET DES VOITURES INUTILES !

Pourquoi continuons-nous à dépenser autant dans des objets dont nous nous servons si peu ?
Fin 2011, est sorti le numéro 2 de la revue PAM de l’Association des Anciens de l’École des Ponts et Chaussées, revue dont je suis éditorialiste. Ce numéro 2 était consacré au récent Forum mondial sur l’eau, et j’ai choisi de centrer mon billet non pas sur l’eau et le gaspillage que nous en faisons dans nos pays, mais à un autre dont on ne parle, à mon avis, pas assez, celui de toutes nos voitures qui roulent si peu, et la plupart du temps quasiment vides. Voici cet article tel qu’il est paru.
« Ferme ce robinet, et ne laisse pas couler l’eau ! C’est du gaspillage ! »
Combien de fois n’avons-nous pas entendu cette phrase dans notre enfance, ou ne l’avons-nous pas prononcée depuis ?
Au moment de la prise de conscience que cette ressource si essentielle risque de ne plus être au rendez-vous, ce même dans nos pays, il est plus que jamais d’actualité de lutter contre ce gaspillage. Quoi de plus naturel donc que la revue Ponts-Alliance face de l’eau, le thème central de son deuxième numéro.
Certes, certes…

C’est pourtant un autre robinet que je voudrais voir fermer, une autre eau que, sans cesse, nous laissons se dissiper emportant bon nombre des ressources de notre planète.
Quelle est cette « eau » que nous gaspillons chaque jour d’avantage ? Je veux parler de nos chères voitures.
Car enfin, nous n’arrêtons pas d’en acheter pour ne pas nous en servir :
- Même quand on l’utilise souvent, on ne s’en sert qu’une heure par jour – je mets de côté les représentants et autres professionnels de la voiture –, soit 4% du temps.
- Quand on est dans sa voiture, le plus souvent on est seul, soit un taux d’occupation de 25%, voire 20% pour les plus grandes.
- Ainsi les voitures les plus utilisées ne le sont qu’à moins de 1% de leur capacité.
- Et pour la plupart, leur occupation principale est celle d’être des ventouses sur des parkings…
Or en moyenne, en 2011, les Français ont dépensé 21 000 € pour acheter un véhicule, soit 12% de plus qu’en 2010 (1), véhicule qui perdra de la valeur quoi qu’il lui arrive, et qu’il faudra assurer, entretenir… et nourrir si jamais on décidait de le faire rouler.
Et quand je pense que d’aucuns se sont offusqués de voir Serge Gainsbourg lors d’une émission de télévision, brûler un billet de 500 F ! C’est pourtant ce que nous faisons collectivement en permanence en accroissant le parc automobile.
Un tel gaspillage coule-t-il de source ? N’est-il pas temps d’en appeler à l’émergence, là aussi, d’une économie sociale et solidaire (2) ? Pourquoi ne pas fluidifier la mobilité ?
Je sais que certains m’opposeront que la voiture est un statut, une façon de paraître en société. Mais est-ce raisonnable et durable, quand nous rentrons dans une période d’économie et de remise en cause de notre niveau de vie ? Et est-ce que pour la nouvelle génération, la voiture n’est pas plus une contrainte qu’un statut ?
D’autres voudront défendre ces usines qui sont parmi les dernières en France. Mais comment croire que la performance économique et la lutte contre le chômage passent par la production de biens largement inutilisés et consommant les ressources rares de la planète ?
Pourquoi pas alors simplement ouvrir des entreprises qui creuseraient des trous, que d’autres boucheraient, trous que l’on proposerait à la location ou la vente, le temps de leur existence ?
Cela ne serait pas plus utile, mais au moins, cela serait favorable à l’environnement !

(1) source L’Argus
(2) Comme notamment l'initiative de taxi partagé (http://www.cityzencab.com) ou de partage de voiture personnelle via internet.

(Article paru dans le Cercle Les Echos le 8 janvier, dans la revue PAM de Ponts Alliance de Décembre 2012, et sur mon blog le 10 janvier)

22 juil. 2013

LA RÉPONSE À L’INATTENDU N’EST PAS L’ABANDON DE SON OBJECTIF STRATÉGIQUE, MAIS LE CHOIX D’UNE NOUVELLE VOIE POUR L’ATTEINDRE

La question centrale du management n’est plus la décision, mais la capacité à faire converger des processus chaotiques et émergents

La Lettre mensuelle AETOS (1) dans son numéro de mars m'a interviewé. Occasion de revenir sur ma vision du management dans l'incertitude, et de commencer à parler de mon prochain livre, sur le management par émergence.
Dans "Les mers de l’incertitude" (cf. AETOS hebdo n°13, 01/2012), vous estimez que, pour construire une stratégie, toute organisation doit d’abord oublier le présent et partir du futur en cherchant sa destination, "tel le fleuve sa mer". Est-ce si facile de s’affranchir de la pression du présent pour conserver une vision claire de l’avenir ?
Sommes-nous certains que cette "pression du présent" soit si impérieuse ? S’il suffisait de courir pour être plus efficace, toutes les entreprises le seraient, car je ne vois que des gens qui courent de tous côtés ! Plus fondamentalement, il m’apparaît indispensable de s’affranchir du bruit inutile et vain. Ce n’est pas en étant pris dans les turbulences d’un fleuve que l’on peut comprendre où il va, et ce qui l’attire. Quand on est captif de mouvements vibrionnaires, on ne perçoit plus rien, et un méandre peut être aisément pris pour un mouvement de fond.
Par exemple, que veut dire cette focalisation sur les taux de croissance ? Je ne conteste pas, bien sûr que la croissance doive être mesurée. Mais comment croire que c’est possible au travers d’un taux qui est la dérivée d’un PIB, qui n’est lui-même qu’une approximation de l’activité réelle du pays, avec des transactions par Internet en plein essor, mais non modélisables ? Toute erreur de 1 % sur le calcul du PIB conduit donc à ne pas savoir si, pour un taux de croissance annoncé de +1 %, on se situe à -1 % ou à +3 % de croissance !
Il faut donc savoir ne pas se laisser emporter par l’absurdité de raisonnements purement mathématiques, de théories économiques qui n’ont en fait jamais démontré leur validité. Leur seule force est de relever de la "pensée-perroquet", répétée sans fin d’un média à un autre, d’un expert à l’autre. Alors que depuis plus de 10 ans les décisions dans le monde réel sont prises en fonction d’indicateurs virtuels, il vaudrait mieux en revenir à des données tangibles, dont on comprend le sens, comme le volume de béton coulé prêt à l’emploi ou des valeurs de la consommation des ménages.
Clausewitz affirmait "qu’en cas de doute, nous devons garder notre idée de départ et ne pas en dévier tant qu’une raison claire ne nous a pas convaincus de le faire". Qu’en pensez-vous ?
Il ne faut pas en effet, sauf cas de force majeure, se laisser détourner de son objectif. Mais à condition que celui-ci ne soit pas fixé sur un coup de tête, ou en suivant la mode induite par le bruit ambiant ! Ce que l’on vit n’est pas ce dont on parle. Et quand je vois des comités de direction choisir une stratégie entre deux avions, je ne suis pas franchement rassuré… La réponse à l’inattendu n’est pas dans l’abandon de sa mer, mais dans le choix d’une nouvelle voie pour l’atteindre.
Comment concilier concrètement la nécessité du pilotage au long cours avec l’acceptation de l’imprévisibilité de notre environnement ? Pourquoi préconisez-vous plus particulièrement de "diriger en lâchant prise" ?
Précisons d’abord que le "lâcher-prise" n’est pas le "laisser-faire", ou l’abandon au simple jeu des forces qui nous entourent. Il est la reconnaissance de ces forces, leur acceptation et leur compréhension, afin de s’y inscrire et d’en tirer parti. Comment, tout en lâchant prise, concilier le pilotage effectif au long cours et l’acceptation de l’imprévisibilité ?
En concevant les actions de l’entreprise comme des poupées russes dont l’extérieur est stable et le cœur changeant. Tout comme une armée, à ma connaissance, s’articule autour de quatre niveaux de décision (politique, stratégique, opératif et tactique), l’entreprise s’organise selon un processus d’emboîtement de quatre poupées russes.
À l’extérieur, la mer visée relève de la "métastratégie" : c’est un point fixe choisi pour la vie. La beauté pour L’Oréal, "l’information du monde" pour Google… En sont déduits les "chemins stratégiques", qui comprennent à la fois le cadre stratégique et les principes d’actions – c’est-à-dire les "voies et moyens" à emprunter et à mobiliser pour atteindre cette mer. Le troisième emboîtement est "le dessin dynamique des chemins stratégiques" : il permet de passer de l’intention à la concrétisation (choix des marques, de leur positionnement, du portefeuille produit, des marchés cibles…).
Le quatrième et dernier emboîtement est celui des actions immédiates, quotidiennes, concrètes. Elles vont inscrire tous ces emboîtements dans le réel pour proposer des produits et des services tangibles aux clients visés : quels produits ? Avec quelles formules, quelle communication, quels packagings ? À partir de quelles usines, à quels prix, selon quelles promotions, avec quelles animations de la force de vente ?
On aboutit bien de la sorte à un emboîtement de matriochkas : des actions immédiates qui réalisent des produits, emboîtées dans des marques qu’elles contribuent à construire, elles-mêmes donnant naissance à l’expansion mondiale de l’entreprise dans les marchés qu’elle a choisis, ce qui la rapproche chaque jour un peu plus de sa mer, en donnant corps et réalité à sa métastratégie. L’on obtient ainsi, comme dans le cas de L’Oréal, une entreprise structurellement stable dans la direction qu’elle vise, et sans cesse changeante au quotidien : le chaos apparent des initiatives de chacun contribue à la résilience globale du système !
Dans Les Échos du 4 mars 2013, l’éditorialiste Jean-Marc Vittori rappelait la nécessité d’être "à la fois souple et simple, visionnaire et exemplaire". Que vous inspirent ces conseils en leadership ? Quelles sont les entreprises, et plus généralement les organisations, qui arrivent à créer vraiment de la valeur dans la durée ?
Certes, on ne peut qu’être d’accord avec une proposition qui affirme qu’il faut être "à la fois souple et simple, visionnaire et exemplaire" ! Mais l’expérience montre que si l’intention et la volonté sont là, la réalité l’est beaucoup moins souvent… Pourquoi ? Parce que l’on confond zapping et performance, que l’on croit que si un dirigeant a réussi quelque part, il réussira ailleurs, ou encore parce que l’on imagine que c’est le changement des actionnaires et du management qui permettront l’agilité et la poursuite de la création de valeur.
Je pense exactement le contraire. Tout d’abord, le management est un art de la contingence : si un dirigeant a réussi ici et maintenant, la seule conclusion qu’il faut en tirer est qu’il a réussi ici et maintenant ! Toute transposition à d’autres situations est purement spéculative.
Ensuite, les processus de décision relèvent majoritairement de l’inconscient. Nous pouvons en constater les effets, mais sans en comprendre précisément les modalités concrètes. Ceci est vrai pour les actionnaires, le conseil d’administration, le comité de direction, et plus généralement pour l’entreprise.
La performance tient donc dans l’ajustement de ces processus inconscients, ce qui n’est possible que si tout ce petit monde a grandi ensemble. La création de la valeur dans la durée repose d’abord sur la stabilité du management et des actionnaires. De ce point de vue, les entreprises détenues ou contrôlées par un actionnariat familial disposent d’un atout indéniable.
Quel est le rôle du facteur temps dans ce "trépied" ?
Le temps est le ciment commun, ce dans quoi s’inscrit l’action. Les emboîtements se multiplient, les émergences naissent, l’incertitude s’accroît en s’inscrivant dans le temps. Le temps est aussi cette matrice dont nous aimerions maîtriser le cours, pour l’accélérer ou le ralentir, ou parfois pour effacer les actions passées. Mais si le temps pouvait ainsi être remodelé, les attentes et les desseins des uns et des autres seraient au mieux distincts, et le plus souvent contradictoires.
Nous cesserions d’être synchrones, d’habiter le même monde et de pouvoir agir ensemble. Le temps est donc bien la source d’un pacte commun : pour le meilleur et le pire, nous habitons le même monde, et nous dépendons les uns des autres. Le temps impose ainsi sa mesure et ne peut pas être considéré comme une variable d’ajustement, extensible et contractable à souhait, y compris en management : ce n’est pas en tirant sur une plante qu’on la fera pousser plus vite !
La stratégie repose in fine sur le décideur, qui doit selon vous "être stable pour pouvoir se diriger et diriger, être fort pour aimer l’incertitude, s’appuyer sur l’incertitude pour se renforcer". Une telle posture ne gagnerait-elle pas à être davantage diffusée dans la société ?
Bien sûr. Nous vivons une transformation profonde du monde dans lequel nous vivons, comme l’expliquait déjà Michel Serres, dès le début des années 2000, avec son livre "Hominescence". Nous ne vivons pas une crise, nous n’inventons pas un nouveau mode de production : nous sortons de nos cavernes mentales et cloisonnées. Après les ères du minéral, du végétal, de l’animal et de l’humain, nous entrons dans ce que j’appelle le "Neuromonde" – ce monde de connexions et d’échanges dans lequel nous sommes soumis aux incertitudes de tous.
Apprenons donc collectivement la responsabilité et la modestie. La responsabilité, car chacun de nous joue un rôle dans ce Neuromonde. La modestie, car personne ne le comprend vraiment. Et là n’est pas l’essentiel. Observons, analysons, interprétons, soyons en quête de sens, et le meilleur sera au rendez-vous. Agissons sans but, affirmons, répétons, soyons en quête de pouvoir, et le pire sera au rendez-vous.
Qu’est-ce qu’un chef, un dirigeant, ou même un actionnaire "éclairé" dans ce Neuromonde ? Davantage un philosophe ou un historien qu’un technicien. Un créateur de sens et de stabilité, qui sait fixer un cap et s’y tenir, déterminé, dans la durée… Un véritable stratège en somme ! 
(1) Aetos est la revue du Centre d’études stratégiques aérospatiales de l'Armée de l'Air. Elle veut être un lieu de retours d’expérience, réflexions, regard sur les idées et défis du moment. Elle s'adresse à l’ensemble de la société.
(Article paru en 5 parties entre le 3 et le 9 avril)

19 juil. 2013

AUTRES RENCONTRES INSOLITES

Télescopages thaïlandais (1)
Retour en Thaïlande pour quelques télescopages aléatoires, des rapprochements insolites, des moments reconstruits par ma digestion mentale.
Une petite route serpente dans le Nord de la Thaïlande, entre Mae Salong et Mae Chan, au Nord de Chiang Rai. Une route un peu perdue, une bande de macadam qui est venue s’inviter au sein de la végétation luxuriante.
Pourquoi est-elle là ? De quel droit trouble-t-elle le vert qui l’entoure ? Comment les mains des hommes ont-elles pu se croire autorisées à procéder à une telle saignée ?
Aussi légitimement, chaque bribe de végétation, chaque plante, chaque racine la mange, la dévore et l’assimile. Déjà le gris est encerclé, et se dissout. La tache commence à s’effacer, et l’asphalte n’est plus qu’un goulot où une voiture se glisse à peine.
Encore quelques semaines, et tout sera redevenu en ordre. Dans un rot final, la nature finira l’absorption de ce qui n’aurait jamais dû être.
De Mae Hong Son, un bateau m’emmène vers un village lové au fond d’une vallée. Terre des Karen, ces réfugiés qui ont quitté il y a des années les terres inhospitalières de la Birmanie voisine.
Là, se trouve un collège chrétien, et, à ma grande surprise, me voilà spectateur d’une fête des enfants. Habillés d’un short bleu et d’une chemise blanche, ils exécutent, sagement et veillant à respecter une chorégraphie probablement longuement apprise, des mouvements de danse sans liens clairs avec leurs origines.
Les parents sont tout autour et les observent. Rite habituel et sans frontières du plaisir de voir sa progéniture devenir, le temps d’un spectacle, les héros de la fête. Les enfants ne sont pas en reste, et loin de tout folklore et de toute nostalgie, s’amusent et se contorsionnent. (voir la vidéo ci-dessous)

Parmi la foule des parents, certaines femmes arborent fièrement des colliers qui étirent et soulignent leurs cous. C’est la tradition de cette tribu, les Karen aux longs cous. Certaines adolescentes ont commencé à superposer ces cercles.
Un peu plus loin, dans les ruelles du village qui domine l’école, mon regard s’arrête sur l’une d’elles. Il émane une force et une joie étranges de sa silhouette insolite.
Je ne sais pas d’où vient cette tradition, et ne veut pas l’apprendre. Je préfère rester dans le vide de l’observation et dans le rêve de mon imagination. Je vois des nuits où la tête se rétrécit pour pouvoir se glisser dans ces anneaux… à moins que ce ne soit eux qui se dilatent.
J’aime la beauté des cous allongés et sertis. Comme nos colliers me semblent vains et ridicules, face à la magie de cet échafaudage doré !

17 juil. 2013

L'ÉCOLE DE GUERRE, L'ÉCOLE EN POINTE SUR L'ACTION DANS L'INCERTITUDE !

Va-t-il falloir faire passer tous les dirigeants d’entreprises par l’École de Guerre pour que la relation à l’incertitude soit comprise et acceptée ?
Le 21 janvier, le général Vincent Desportes participait à une conférence organisée par l’École de Paris du Management. Occasion de poursuivre mes échanges avec lui, échanges commencés il y a maintenant environ une année, lors d’une intervention conjointe pour une conférence sur l’action dans l’incertitude auprès du Medef bordelais. Confirmation que, décidément, le management des entreprises a beaucoup à apprendre du management des armées.
En effet comme je l’ai déjà souligné, les militaires ont depuis longtemps accepté l’incertitude et développé des approches très pertinentes pour faire face au "brouillard de la guerre".
Voilà ainsi ce général qui affirme que "l’homme est le plus adapté à l’incertitude", car lui seul peut travailler dans le flou, que "le vivant est chaotique par essence", et que donc, il ne faut pas tout prescrire, tout définir.
En écho à ses propos me revient ce que, du temps de Bossard Consultants, ce cabinet où je me trouvais il y a maintenant plus de quinze ans et malheureusement disparu, nous appelions, le "gruyère de la participation" : si tout est défini, personne ne peut s’engager, et exprimer son potentiel. Ce sont les trous laissés qui permettent à tout un chacun de s’investir et d’ajuster le cadre général à la situation concrète, locale et circonstancielle.
Vincent Desportes parle lui de "bulle de liberté d’action", mais c’est manifestement exactement la même idée. Il insiste aussi sur l’importance des réserves : "Quand un chef n’a plus de réserves, il a perdu la bataille", et "pour affaiblir l’adversaire, le plus efficace est d’attaquer ses réserves, car ce sont la source de sa puissance".
Dans le bandeau de mon livre, Les mers de l’incertitude, j’écrivais : "Une entreprise anorexique ne peut pas faire face aux aléas". Anorexie, volonté d’avoir des organisations le plus "lean" possible, c’est-à-dire sans réserves disponibles, telles est bien une de nos maladies modernes, et un des effets potentiellement dévastateurs de la financiarisation du monde des entreprises.
Va-t-il falloir faire passer tous les dirigeants d’entreprises par l’École de Guerre pour que la relation à l’incertitude soit comprise et acceptée ?

(Article paru dans le Cercle Les Echos le 29 janvier, et sur mon blog le 28 janvier)

15 juil. 2013

COMMENT CONSTRUIRE UNE STRATÉGIE STABLE AVEC DES ACTIONS CHAOTIQUES ?

Les matriochkas stratégiques de L’Oréal 
Il est indispensable qu’une entreprise vise un point fixe, une "mer" située à l’horizon qui va orienter et guider les actions de tous. Mais si faire un tel choix est indispensable, c’est tout à fait insuffisant, car comment faire que celle-ci ne reste pas lettre morte, un vœu pieux issu des pensées d’un comité stratégique ?
Il ne suffit pas à L’Oréal d’affirmer qu’il vise la beauté pour réussir. Ceci est bien trop vague pour guider les actions quotidiennes. En rester là serait croire que l’on peut diriger par incantation : il ne suffit pas d’affirmer une vision ou une métastratégie pour que, par miracle, elle devienne réalité. Si on laisse cohabiter ce point fixe avec les aléas de la vie de tous les jours, chacun continuera à agir comme si de rien n’était, et jamais l’entreprise n’avancera vers cette mer. Elle restera à tout jamais une utopie lointaine et inaccessible.
Si les actions immédiates ne sont pas effectivement mises en œuvre en cohérence avec la métastratégie, si rien n’est fait pour s’en rapprocher, ne serait-ce que de quelques mètres, elle restera une vision théorique et fictive : pour qu’une métastratégie en soit une, encore faut-il qu’elle se concrétise dans le réel. L’entreprise ne se nourrit pas d’utopies ou d’idéaux, mais bien de chiffres d’affaires tangibles !
Comment donc la relier au quotidien de l’entreprise ? Comment passer de cet objectif lointain aux actions immédiates ? Ceci va se faire par une succession d’étapes.
D’abord, préciser quelle portion de mer est visée, car une mer est par construction un territoire vaste et englobant, et elle est donc inatteignable dans sa globalité : la Seine n’atteint pas la Manche globalement, elle la rejoint entre Honfleur et Havre, et ne s’égarera jamais en direction ni du Mont-Saint-Michel ou ni de Dunkerque. Elle a fait son choix une fois pour toutes et s’y tient. Comme la Seine, toute entreprise doit choisir quelle partie de la mer elle vise, et définir les principes des chemins d’accès, ce en assurant qu’ils sont les plus résilients possible, c’est-à-dire les moins susceptibles d’être remis en cause.
Mais une entreprise est aussi d’abord une collectivité humaine, elle n’est pas une entité froide, faite de calculs. Elle n’est ni le résultat de constructions théoriques, ni une formule dans un tableur Excel, ni modélisable dans un business-plan. Donc à côté des chemins stratégiques, il faut esquisser des principes d’action, qui vont encadrer et définir la culture de l’entreprise. Ce sont des sortes de croyances auxquelles tout le monde devra adhérer et qui fédéreront les individus. Ces principes d’action doivent être articulés et compatibles avec les chemins stratégiques. Ils définissent en quelque sorte la façon de les construire et de les parcourir.
Ainsi comme je l’explique dans la courte vidéo ci-dessous (*), L’Oréal a précisé :
- Ne pas s’intéresser à la beauté en général, mais uniquement à la beauté au travers des cheveux, de la peau et du parfum,
- Le faire en étant présent dans tous les canaux de distribution, ce au travers de marques dédiées et mondiales.
Deux principes d’actions ont aussi été affirmés :
- Le déterminisme du succès : ce qui a réussi en un lieu n’a pas de raison de ne pas réussir ailleurs,
- Le refus de l’obsolescence : ce qui a réussi un jour n’a pas de raison de ne plus réussir demain
Puis ce cadre et des actions ont été déclinés en actions stratégiques : quelles marques, avec quelles lignes de produits, avec quelles usines, dans quels modes d’organisation ?
Dans ce cadre, les actions individuelles peuvent être entreprises : lancement de produits, promotion, évolution des processus de productions… Tout ceci en prenant appui sur ce qui se produit et qui est incertain.
On aboutit de la sorte à un emboîtement de matriochkas : des actions immédiates qui réalisent des produits, emboîtées dans des marques qu’elles contribuent à construire, elles-mêmes donnant naissance à l’expansion mondiale de l’entreprise dans les marchés qu’elle a choisis, ceci la rapprochant chaque jour un peu plus de sa mer, et donnant corps et réalité à sa métastratégie.
In fine, L’Oréal est structurellement stable dans la direction visée, et est sans cesse changeante au quotidien : le chaos des initiatives apporte la résilience globale.


(Articles parus les 24 et 25 avril 2013)

12 juil. 2013

JUSTE DES MOMENTS

Sur le sable de Puri (2010) (3)
La petite ville de Puri s’articule le long d’une route qui avance parallèlement à la mer.
D’un côté, se trouvent les hôtels, les restaurants et la plage. De l’autre, des ruelles  qui abritent les habitants, ceux qui ne sont ni touristes, ni pêcheurs.
Sagement rangées sur une place, où domine un arbre probablement centenaire, des carrioles attendent leurs propriétaires. Harnachées comme des taureaux pour une corrida, elles iront tout à l’heure se plonger dans le trafic, à la recherche d’un passant paresseux ou pressé.
Propulsées par les mollets de leurs conducteurs, elles procureront à ces derniers, les quelques roupies nécessaires à sa survie.
Sont-ils les parents de ces enfants qui se regroupent pour poser devant moi ? Est-ce une fratrie ou un assemblage improvisé ?
Leurs sourires et la joie calme qui les anime viennent s’inscrire en creux de la pauvreté et du dénuement qui les entourent. Suis-je victime du romantisme de la scène, ou sont-ils vraiment aussi heureux qu’ils le montrent à mon objectif ?
En tout cas, au moment de ma déambulation, tout est paisible et serein.
Protégé au sein d’une des rares constructions en ciment, un groupe de jeunes hommes et d’adolescents poussent des pions sur un immense damier. Quelles sont donc les règles de leur jeu ?
Absorbés, ils ne prêtent guère attention à l’étranger qui les regarde, et les photographie. Il est beaucoup plus important de suivre le jeu des autres, de comprendre les risques et les opportunités, de se préparer soi-même à réaliser quelque mouvement essentiel, que de se soucier de celui qui n’est que de passage.
Bizarrement, je me sens bien plus chez moi dans cette Inde que je ne fais que traverser, dans ces moments que je regarde sans les comprendre, que dans ces palaces ou ces restaurants où souvent je perds mon temps, si ce n’est mon âme…

10 juil. 2013

POURQUOI ACCEPTER QUE LES PMI FINANCENT LA DISTRIBUTION ?

"Pourquoi payer à un supermarché ce qu'il n'a pas payé lui-même ?" ou "Comment les grandes surfaces fleurissent dans des campagnes qui se vident de leurs industries ?"
Cette petite ville meurt doucement. Située au pied du Vercors, un peu plus de trois mille habitants, l’industrie y a été pendant longtemps florissante. Tirant parti de la possibilité de produire facilement de l’électricité, et de sa proximité avec la vallée du Rhône, notamment le textile s’y était développé. Forte de cette création de valeur réelle, elle rayonnait alors aux alentours, et était un centre local dynamique. Mais tout ceci est bien loin, et les dernières entreprises industrielles ont fermé.
Et pourtant, malgré cette perte de dynamisme et cet appauvrissement, à l’entrée de la ville, trône un Intermarché flambant neuf. Avec sa façade outrageusement moderne, son parking aux lignes bien dessinées, et son enseigne multicolore, il se moque bien de ce déclin, et vient, par son apparition, finir de sonner le glas du petit commerce du centre-ville.
Quel bel exemple de notre maladie collective, pensais-je, en y passant il y a quelques jours : la grande distribution, nourrie par le crédit interentreprises, capable de vendre des produits qu’elle n’a pas encore payés, tel un vampire moderne, grandit là où rien d‘autre ne subsiste, s’abreuvant du peu d’énergie qu’il peut rester.
J’ai, ces derniers mois, écrit à plusieurs reprises, des articles (1) alertant sur cette maladie bien française, qui empêche nos entreprises de croître, comme le transfert de propriété a lieu à la livraison et non pas au paiement, le délai de paiement est le résultat du rapport de forces, et les factures des petites entreprises ne sont réglées que soixante, quatre-vingt dix, voire cent vingt jours après la livraison.
Comment voulez-vous dans ces conditions qu’elles puissent financer leur croissance, puisqu’une part majeure de leur bénéfice sert à payer des intérêts aux banques, plutôt qu’à acheter de nouvelles machines, à embaucher des commerciaux, ou lancer une campagne de communication ?
Dans le même temps, la grande distribution prospère, riche d’une valeur qu’elle n’a pas créée : elle revend ce qui ne devrait pas lui appartenir. Les grandes entreprises ne sont pas non plus les perdantes à ce "jeu" du crédit interentreprises, puisqu’elles ne paient aussi que tardivement le travail de leurs sous-traitants.
Certes, la loi a encadré ces délais, mais quel dirigeant de PMI prendrait le risque de perdre ses marchés futurs, en se retournant contre ses clients ? Et comble de double discours, l’État qui s’affirme voulant promouvoir les PMI est loin de donner l’exemple, notamment par le comportement des entreprises publiques. C’est ainsi plus de cinq cents milliards d’euros qui sont prélevés aux PMI françaises pour financer la distribution et les positions dominantes des grandes entreprises.
Comment tous les gouvernements successifs n’ont-ils pas compris que c’était là l’origine essentielle de notre déficit en entreprises moyennes ? Sont-ils à ce point, dépendants des grandes entreprises et du monde financier ? Croient-ils que les dirigeants français de PMI sont moins créatifs, moins entreprenants, moins innovants que leurs homologues allemands ? Ne voient-ils pas que, simplement, ces patrons de PMI ne travaillent pas pour eux-mêmes ?
Pour s’en convaincre, il suffit de voir fleurir dans nos campagnes, ici des Intermarché, là des Leclerc, des Carrefour ou des Auchan. Pour ceux qui en doutent, qu’ils aillent donc demander aux notaires qui ont fait fortune ses dernières années. Pour ceux qui pensent que les Français ont peur de l’international, qu’ils apprennent que la deuxième communauté étrangère à Shanghai après les Américains est la communauté française, devant les communautés anglaises, allemandes ou italiennes (2).
Alors quand allons-nous nous décider à mettre fin à cette injustice ? Faudrait-il organiser une manifestation collective, amenant tous les consommateurs à eux aussi ne payer ce qu’ils ont mis dans leur caddie qu’avec trois mois de retard ?
Réveillons-nous, car si nous n’y prenons pas garde, la France deviendra, comme cette commune du Vercors, un pays vide d’industrie et rempli de centres commerciaux flambants neufs. Je repense aussi à la chanson de Boris Vian, Le petit commerce, dans laquelle un vendeur d’armes se réveillait seul au monde après avoir "fait faire des affaires à tous les fabricants d'cimetières", et finissait en criant "Canons en solde" !
(1) Voir notamment l’article écrit avec Stéphane Cossé et paru le 27 décembre 2012 dans le Figaro et le 31 décembre dans les Échos, et le 2 janvier sur AgoraVox
(2) Selon le consulat de France  : "12 000 Français (et leurs familles) de Shanghai et sa région sont inscrits au consulat, contre deux milliers environ au pic de l’ancienne Concession française, dans les années 1930, et 71 en 1985. Cela représente la première concentration de Français en Asie, et la première communauté européenne à Shanghai, en particulier si l’on prend en compte le fait que le chiffre réel pourrait atteindre 16 000 personnes."

(Article paru dans le Cercle Les Echos le 18 janvier, et sur mon blog le 24 janvier)

8 juil. 2013

PHILOSOPHIE ET HISTOIRE SONT PLUS UTILES QUE LES MATHÉMATIQUES POUR DIRIGER DANS L'INCERTITUDE

Dur, dur d’être un dirigeant performant, surtout si l’on croît qu’il s’agit seulement d’avoir une tête bien faite, garnie d’équations, de mathématiques et de business plan en tous genres !
Décider trop tôt n’est pas décider à temps : sale temps pour la réflexion et l'action
Le monde est de plus en plus turbulent, et tous les managers sont pris dans des tourbillons contradictoires.
Ainsi que je l’écrivais dans mon livre, Les mers de l’incertitude, il ne faut pas pour autant être malade du temps : "Si agitation rimait avec efficacité, toutes les entreprises seraient performantes. Mais souvent, cette agitation rime avec moindre réactivité réelle, moindre compréhension de ce qui se passe, moindre rentabilité. Confusion entre activité et performance, agitation et progression… (…) Toute personne qui ne court pas et n’est pas débordée est suspecte. Même en réunion, on doit lire ses mails et y répondre, et seuls le présent et le court terme comptent… (…)
Car, la question n’est pas d’aller vite dans l’absolu, mais d’adapter la vitesse à ce que l’on veut faire, d’ajuster rythme et durée. Une idée centrale est de comprendre l’interaction entre la durée d’observation et l’analyse que l’on peut mener : un corps observé sur une courte durée peut sembler solide, alors qu’il ne le sera plus au bout d’un certain d’observation
."
Quatre remarques pour compléter mes propos d’alors :
Toute activité, toute entreprise, tout projet est un flux, un mouvement. Toute réflexion, notamment tout business plan, est une photographie, c’est-à-dire un arrêt sur image (même s’il est le plus souvent composé d’un ensemble de photographies prises à des instants différents). Il y a donc une perte de la réalité du temps qui, au lieu d’être continu, devient discret. Penser en terme de flux et de dynamique est pourtant essentiel.
Ces flux ne sont pas toujours linéaires, ni en progression. Ils peuvent être circulaires, comme dans la succession des saisons et de l’agriculture. La distinction entre flux linéaire et circulaire est majeure.
Il faut savoir résister à la maladie collective de l’urgence, et, au contraire, décider le plus tard possible, car toute décision est la fermeture d’options. L’anticipation peut être souvent non seulement contre-productive, mais dangereuse.
L’art de la décision est aussi celle du choix du moment où l’on prend la décision. Il n’y a en la matière aucune règle, à part celle d’avoir compris que ce choix était critique, et devait être réfléchi, et non pas simplement le résultat des courants et des événements.
L'illusion du contrôle par la centralisation : Croire piloter parce que l'on décide ou le "Decido, ergo sum" !
Plus celui qui décide est face à la situation réelle, plus il a entre les mains non seulement les données du problème, mais aussi les voies et moyens d’action, et plus l’action entreprise a des chances d’être efficace. C’est ce qui milite en faveur de la décentralisation, et à ne décider qu’a minima, au niveau central. Tel est bien la logique actuelle qui prévaut dans l’art militaire : donner de plus en plus d’autonomie aux forces de terrain, tout en veillant à ce qu’elles connaissent bien quel est le but visé.
Mais cette tendance est bien théorique dans les entreprises, et dans les faits, rarement mise en œuvre.
Pourquoi diable ? Ceci est dû souvent par une conjonction de causes :
– Le déficit de confiance : celui qui détient les rênes du pouvoir se croit souvent supérieur, et pense que les abandonner aux autres est une prise de risque. Il ne voit pas combien sa compréhension de la situation peut être faussée par la distance, et combien la vraie prise de risque et décider lui-même les modalités de l’action.
– L’illusion de la connaissance, notamment grâce aux systèmes d’information : grâce aux technologies de l’information, le centre est connecté en temps réel avec tout ce qui se passe, et imagine qu’il peut voir et comprendre tout ce qui advient, mieux que ceux qui sont sous l’épreuve des balles. Mais ces informations ne sont toujours que partielles, froides, et paradoxalement surabondantes : comment faire la synthèse de ces tableaux de chiffres qui défilent continûment ?
– La globalisation des médias, et la vulnérabilité du centre : plus rien n’est loin du centre, et tout peut l’atteindre immédiatement. Une erreur même mineure, commise dans une filiale lointaine, peut avoir des effets catastrophiques, par exemple en terme d’image pour l’entreprise.
– La judiciarisation du monde : Le dirigeant sait qu’il peut être juridiquement responsable de tout ce qui advient dans son entreprise, y compris pour des actes qu’il n’a pas personnellement décidés. Ce n’est vraiment de nature ni à la détendre, ni à faciliter la décentralisation.
Malgré tous ces obstacles réels, je reste convaincu que la pire des décisions est de vouloir décider de tout et de ne pas décentraliser… mais cela ne veut pas dire qu’il faut le faire sans en définir les règles et les modalités !
Sous-traiter les calculs, pas la pensée : vers des dirigeants visionnaires, philosophes et historiens
Quelles sont donc les qualités requises pour être un dirigeant dans l'incertitude, et savoir en tirer parti :
– Il sait que, quels que soient ses efforts, ses décisions et ses actes seront conduits majoritairement par ses processus inconscients : il doit l’avoir intégré, et donc se méfier des situations où son expérience et son passé pourraient l’amener à avoir des intuitions fausses. Ceci milite à ne pas vouloir diriger des entreprises dans lesquelles il n’a pas grandi, ou qui sont trop éloignées des précédentes où il a travaillé.
– Il a compris que l’incertitude n’est pas le témoin d’un déficit de connaissance ou une anomalie, mais le fruit du développement du monde, et croît inévitablement avec le vivant : s’il lutte contre l’incertitude, et croit qu’il la réduit par le contrôle et la prévision, il fait fausse route. Renforcer son entreprise, c’est accroître l’incertitude, tout en développant une capacité collective à en tirer parti.
– Les mots et le langage qu’ils emploient, ne sont pas seulement ce avec quoi il communique, mais d’abord ce au travers de quoi il pense : comme il est important d’affûter un couteau pour découper efficacement une viande et savoir utiliser le bon tranchant, l’art du langage est celui de la précision. Tout dirigeant doit prêter attention aux mots qu’il utilise, et comment ils conditionnent sa pensée et la compréhension de ceux qui l’entourent. L’art des mots est souvent plus important que celui de l’art de la règle de trois, car les calculs peuvent être sous-traités, la pensée non.
– Il recherche la confrontation comme moyen d’ajuster les interprétations : il sait que les points de vue de chacun dépendent de l’endroit où l’on se trouve et de sa propre expérience. Il est donc normal de ne pas être d’accord avant toute discussion, c’est l’inverse qui est surprenant et preuve d’évitement.
– Il inspire confiance et la diffuse dans toute l’entreprise : sans confiance, il est impossible de vivre dans l’incertitude et de développer une confrontation positive. C’est donc une qualité majeure du dirigeant, et doit être un de ses objectifs quotidiens : comment accroître la confiance collective et individuelle au sein de son entreprise.
En conclusion de ce panorama rapide des qualités qui me semblent requises pour diriger, je dirais que je le vois d’abord comme un visionnaire philosophe et historien, c’est-à-dire quelqu’un capable de voir où sont les mers qui attirent le cours des fleuves, de se préoccuper du sens des actes de son entreprise, et de comprendre l’importance et la vulnérabilité des interprétations.
(Article paru dans le Cercles Les Echos le 13 février 2013, et sur le blog en 3 parties)

5 juil. 2013

RENCONTRES INSOLITES

Sur le sable de Puri (2010) (2)
Laissons donc la plage et son sable à sa juxtaposition sociale, faisons confiance aux life guards pour assurer l’ordre du côté des touristes, et à la cosmogonie des divinités indiennes pour garantir la survie des pêcheurs, et partons à l’exploration des rues de Puri.
Au pied d’un temple interdit à tous les étrangers, se trouve un marchand de couleurs. Devant lui, une palette d’ocres et de rouges. Son regard est absent. Tourné vers le sol, plongé dans une catalepsie méditative, il est la statue qui ponctue de blanc ce damier or et pourpre.
Aucun pinceau, aucune toile ne sont nécessaires. C’est la peau même qui sert de support. Travestissement sacré ou plaisir du déguisement ? Pourquoi donc répondre à cette question inutile ? Pourquoi s’enfermer dans un choix artificiel ? Ici les oppositions s’effacent, et les réalités cohabitent.
A une autre extrémité de la ville, se trouve une guinguette insolite : un chinese fast food, le Maa Dakhinakali. Serait-ce la succursale d’une franchise aux implantations multiples ? Le concept est-il à ce point rodé qu’aucun chinois n’est nécessaire à sa réalisation ?
Car enfin, j’ai beau chercher de toutes parts, je n’aperçois que des indiens tout autour. Je n’ai jamais vu, et ne verrai jamais plus depuis lors, un endroit moins chinois que ce fast food en plein air.
Je devrais m’arrêter pour goûter la cuisine et tester si elle correspond bien à la promesse. Mais inconsistant dans mon immersion locale, je décide de poursuivre mon chemin, et laisse à d’autres faire la vérification.
A quelques pas de là, des chiens dorment sur la chaussée. Insensibles au trafic qui les environne, ignorant des deux roues motorisés ou non qui les approchent, ils restent inertes. Se prennent-ils pour des vaches sacrées ? Sont-ils une réincarnation canine de ces bovins déifiés ? Comment savoir ?
Je reste longuement à les observer, j’avance doucement et respectueusement vers eux, j’essaie d’amorcer un échange avec leur puissance immobile. Rien n’y fait. Comme pour le reste du monde, ils méprisent ma présence. Enfouis au plus profond de leur être, conscients de la vacuité du monde, ils sont.
Plus tard, assis sur le sable, seul, la nuit tombée, je repenserai à eux. J’essaierai à mon tour de m’abstraire de ce qui m’environne, et d’atteindre le calme de leur abstraction. En vain. Je ne suis et ne serai à tout jamais qu’un pauvre être humain, et, qui plus est, un occidental.

3 juil. 2013

LA PENSÉE STRATÉGIQUE EN UNIVERS INCERTAIN

Comment articuler stabilité à long terme et action au quotidien, et quel est le rôle de la Direction générale, quand tout bouge tout le temps ?
Dernièrement, j’ai évoqué pourquoi toute décision est faussée, et conclu que, au mieux le ou les décideurs étaient identifiés, mais que leur connaissance de la situation était toujours imparfaite, que les conséquences réelles de toute décision étaient largement inconnues, et que tout dirigeant doit savoir que ses processus inconscients sous-tendent largement ses choix. Comment alors diriger et comment fonder ses décisions, sans se fonder uniquement au hasard et à la chance ?
Première remarque de bon sens, puisque toute décision est faussée, moins on décide, mieux on se porte, et moins on a de chances de se tromper. Ainsi je crois que diriger efficacement n’est pas d’abord de décider, mais de permettre à l’entreprise de décider, ou plus exactement puisque l’entreprise n’est que l’expression des hommes qui la composent, et des systèmes qui les organisent, faire en sorte que le mode de management, le choix des hommes et les systèmes en place conduisent à une émergence efficace (voir le management par émergence).
Certes, mais il n’en reste pas moins que, même si diriger ce n’est pas quotidiennement décider, c’est aussi décider, et notamment fixer la stratégie de l’entreprise. Alors, comment faire ?
Stratégie, vous avez dit stratégie ?
Voilà donc bien un thème qui reste l’apanage du dirigeant : fixer la stratégie. Personne ne conteste que ce soit de sa responsabilité, et tout le monde s’attend à ce qu’il la décide.
Aucun doute là-dessus… quoique s’est développée ces dernières années la mode de la stratégie participative : un processus stratégique devrait impliquer un maximum de personnes, et émerger d’un travail collectif. C’est devenu tellement une mode, que c’est presque un lieu commun, voire un dogme pour bon nombre. Oser imaginer que la stratégie serait le fruit de quelques-uns perdus dans les moquettes d’un siège lointain serait donc un crime de lèse-majesté contre le bon sens communément partagé.
Et bien, au risque de me retrouver cloué au pilori par les spécialistes de tous bords, j’en suis arrivé à penser le contraire.
Pourquoi ?
Commençons par définir les mots que l’on emploie, cela ne fait jamais de mal. Que veut dire "stratégie" ? Je constate qu’il est employé quotidiennement, ce sans que l’on se rende compte combien il peut être ambigu, et générateur de contre-sens.
Pour certains, vu l’incertitude qui règne, dès que l’on dépasse le court terme, c’est-à-dire l’horizon du budget, la stratégie commencerait. On aurait ainsi la juxtaposition entre des actions immédiates et une stratégie, qui, dès lors, se trouverait fluctuer au hasard des évolutions et des humeurs. N’est-ce pas alors la négation même de la stratégie ?
D’autres parlent d’un marketing stratégique qui viendrait s’intercaler entre le marketing et la stratégie. Pour cela, il requalifie le marketing, de marketing opérationnel. Est-ce à dire que le marketing stratégique ne le serait plus ? Quel est aussi le sens respectif de la stratégie et du marketing stratégique ? Personnellement, je n’y ai toujours vu surtout qu’une immense confusion, et un manque de clarté.
Enfin pour beaucoup, la stratégie est, comme je l’indiquais ci-dessus, ce sur quoi la collectivité des dirigeants, ce en associant le plus grand nombre, est d’accord. L’hypothèse implicite est que l’élargissement de la participation conduirait à un enrichissement de la stratégie et à une meilleure mise en œuvre ensuite. Mais comment penser que, vu l’incertitude qui se diffuse et la complexité des analyses à synthétiser, le cap va émerger d’un tel élargissement ? Et pourquoi les compétences requises pour réussir à élaborer une stratégie seraient celles requises pour manager au plan opérationnel ?
Les grands gagnants de cette expansion de processus stratégiques complexes, et de plus permanents et sans cesse renouvelés et enrichis sont les cabinets de conseil qui y voient un eldorado sans fin. Mais je doute que ce soit celui de leurs clients…
La mer ou la métastratégie, ce point fixe choisi pour la vie
Qu’est-ce donc que la stratégie, et comment la définir en la reliant aux activités de l’entreprise ?
Pour ce faire, je crois qu’il est indispensable de penser en fonction des différents horizons qui se présentent à l’entreprise. J’en distingue personnellement quatre.
D’abord le plus lointain, celui qui fixe l’objectif à très long terme, ce point fixe que doit choisir une entreprise et s’y tenir : c’est ce que j’appelle "la mer", ce futur qui attire la course des fleuves. C’est souvent ce qui est appelé la vision, mais je lui préfère le mot de stratégie, voire de métastratégie, car je crains que d’aucuns pensent qu’une "vision" est théorique et utopique.
Bien au contraire, même si cet objectif n’est jamais atteint, c’est lui qui doit orienter l’ensemble des actes de l’entreprise. Ainsi L’Oréal n’en a jamais fini de viser la beauté, Danone et Nestlé la nutrition et la santé, ou Saint-Gobain l’habitat.
Je rappelle que cette métastratégie est choisie pour la vie, car, comme je l’écrivais dans les Mers de l’Incertitude :
"C’est possible : une mer est un attracteur stable dans le chaos du monde, un besoin fondamental et stable qui, quels que soient les aléas, sera toujours là. Les problèmes sont toujours multiples et leur résolution est une tâche sans fin.
C’est nécessaire : comme un fleuve se renforce au fur et à mesure qu’il progresse, une entreprise ne peut pas changer de mer sans repartir de zéro. Au début, une entreprise n’a qu’une intuition de la mer, c’est petit à petit qu’elle va développer une compréhension fine, créer des offres de mieux en mieux adaptées, développer des savoir-faire internes…
C’est l’identité même de l’entreprise : c’est la mer qui donne le sens à l’action collective et soude les équipes internes. Changer de mer, ce n’est pas seulement changer de stratégie, c’est changer d’identité. Changer de mer, c’est risquer de ne pas être compris et suivi, de voir éventuellement même éclater l’entreprise".
Mais comment s’articule cette métastratégie, avec le quotidien de l’entreprise ?
Les chemins qui mènent à la mer
Une fois qu’une entreprise a choisi sa mer, sa métastratégie, sa vision comme certains l’appellent, comment la relier au quotidien de l’entreprise ? En effet, si les actions immédiates mises en œuvre ne sont pas en cohérence avec cette métastratégie, si rien n’est fait pour se rapprocher de sa mer, ne serait-ce que de quelques mètres, elle restera une vision théorique et fictive : pour qu’une métastratégie en soit une, encore faut-il qu’elle se concrétise dans le quotidien !
Comment donc passer de cet objectif lointain aux actions immédiates ?
Une deuxième étape est nécessaire, et qui elle aussi relève de la stratégie, mais qui est moins stable que la vision : quels sont les chemins que, compte tenu de ses ressources actuelles et de la situation concurrentielle, se fixe l’entreprise pour avancer vers sa mer, chemins qui doivent être les plus résilients possible, c’est-à-dire les moins susceptibles d’être remis en cause ?
Prenons l’exemple de L’Oréal : sa métastratégie, sa mer, est la beauté.
Premier niveau de traduction et d’explicitation : L’Oréal a décidé de s’intéresser non pas à la beauté en général, mais à la beauté au travers des cheveux, de la peau et du parfum. Concernant la peau, il a été considéré que seuls les produits de soin en faisaient partie, excluant tout ce qui est savon (1). Ceci permet de définir toutes les familles de produit auxquelles il faut s’intéresser : shampooing, laque, gel, cosmétique, maquillage, parfums…
Deuxième niveau de traduction : L’Oréal a décidé d’être présent dans tous les circuits de distribution : grand public (hypermarchés, supermarchés, magasins populaires, grands magasins), coiffeurs, pharmacie, parfumerie, vente à distance…
Troisième niveau de traduction : ceci se fera au travers de marques mondiales, dont chacune devrait porter une promesse spécifique, et être cohérente avec le circuit de distribution où on la trouve.
Ces deux choix sont bien stratégiques, car ils engagent le futur de l’entreprise et structurent ses actes. Idéalement, ils n’ont pas à être remis en cause, mais rien n’est figé : L’Oréal peut revoir les produits auxquels l’entreprise s’intéresse, et les circuits de distribution évoluent.
Quant au portefeuille de marques, il évolue au fur et à mesure du développement de L’Oréal : au départ deux marques phares, L’Oréal et Lancôme ; aujourd’hui, la liste est longue, avec en plus Garnier, Vichy, Biotherm, et bien d’autres (voir la photo ci-jointe). Mais cette liste de marques relève déjà largement du troisième niveau.
Nous voilà donc passés d’une métastratégie stable et qui fixe définitivement le cap, à une traduction en des termes beaucoup plus concrets.
Une remarque sur ces chemins : plus ils seront nombreux et indépendants les uns des autres, plus la stratégie sera globalement résiliente aux aléas.
Reste maintenant à passer aux actions concrètes à mener dans l’entreprise, notamment ces marques et leurs produits réels.
Les actes stratégiques dessinent les chemins qui vont à la mer
En poursuivant l’exemple de L’Oréal, voilà donc l’entreprise dotée non plus seulement d’une métastratégie, cette mer qu’elle vise, mais d’une stratégie qui précise les familles de produits auxquelles elle s’intéresse, et la volonté de disposer d’un portefeuille de marques mondiales couvrant tous les circuits de distribution, et spécialisées dans un circuit donné.
On arrive alors au troisième niveau, celui des actes stratégiques, ceux qui vont effectivement chercher à rendre concrète la stratégie : quelles sont les marques que L’Oréal veut lancer et entretenir ? Pour chacune, quels sont sa promesse, son circuit de distribution, et la famille de produits qu’elle recouvre ?
Autant les deux premiers niveaux sont extrêmement stables, autant ce troisième est dynamique et évolutif :
- Le positionnement d’une marque est figé dans ses grandes lignes, notamment quant au circuit de distribution et au niveau de prix, mais il évolue dynamiquement en fonction de la situation concurrentielle, ainsi que des autres marques se développant au sein du groupe L’Oréal. Ainsi, l’acquisition d’une nouvelle marque peut amener à lui rattacher une marque existante, comme cela a été le cas avec Gemey suite à l’acquisition de Maybelline.
- Les familles de produits inclus dans une marque sont susceptibles de changer, essentiellement par ajout : ainsi la marque L’Oréal comprend une ligne cosmétique seulement depuis le début des années 80, et une ligne de gels coiffants depuis le milieu des années 80.
- Au sein d’une famille de produits, les produits effectivement présents changent beaucoup plus fortement : par exemple les produits coiffants de L’Oréal sont regroupés sous la marque ombrelle Studio Line, et sont en perpétuelle évolution.
Mais avec cette dernière remarque, on passe au quatrième niveau, celui qui ne relève plus de la stratégie, mais de la mise en œuvre de celle-ci : une fois décidé le lancement ou l’élargissement d’une marque, comment faire en sorte que tel ou tel produit soit effectivement accessible au client, et ce dans les meilleures conditions concurrentielles ?
Les matriochkas des actes de l'entreprise
Résumons où nous en sommes :
- 1er niveau : l’entreprise a choisi la mer qu’elle vise, sa métastratégie, ce point fixe qui guide durablement ses efforts. Dans le cas de L’Oréal, cette métastratégie est la beauté.
- 2e niveau : elle a défini les chemins qu’elle veut suivre pour atteindre cette métastratégie. L’Oréal a précisé qu’elle s’intéresse à la peau (cosmétique et maquillage), le parfum et les cheveux, en étant présente dans tous les canaux de distribution, ce au travers de marques mondiales, dédiées à un canal donné. Cette stratégie n’a pas vocation à évoluer, sauf événement majeur (2).
- 3e niveau : elle a précisé comment traduire ces chemins en actes stratégiques précis, c’est-à-dire comment transformer ces chemins théoriques en actes concrets. L’Oréal a défini la liste de ses marques, en indiquant pour chacune son positionnement, son canal, et les familles de produits qui la composent. Ce portefeuille évolue dynamiquement, ainsi que les familles de produits présents, ce en fonction de l’avancée de l’entreprise et du contexte concurrentiel.
Reste maintenant à mettre en œuvre effectivement ces actions stratégiques, et à développer des produits jusqu’à les amener jusqu’aux clients : quelles sont les actions exactes à réaliser au cours de l’année en cours et des années suivantes en terme de fabrication, de commercialisation, de conception ? Tel est le rôle du 4e niveau.
Ainsi au sein du L’Oréal, pour chaque marque, les produits à développer et commercialiser sont précisés, par exemple : combien de shampooings, avec combien de références, et en réalisant tout ce qui est nécessaire pour que chaque shampooing soit effectivement accessible aux clients : film publicitaire, packaging, formule, prix, référencement dans la distribution… Ce quatrième niveau est sans cesse remis en cause et adapté : les produits existants sont revisités pour s’assurer que leur positionnement reste valable, les films publicitaires sont modernisés, des promotions et des animations ont lieu… En parallèle, sont mis en place les processus industriels assurant l’élaboration des produits au meilleur coût.
On a donc de la sorte un emboîtement en poupées russes, une fois de plus des matriochkas : des actions immédiates qui réalisent des produits, emboîtées dans des marques qu’elles contribuent à construire, elles-mêmes donnant naissance à l’expansion mondiale de l’entreprise dans les marchés qu’elle a choisis, ceci la rapprochant chaque jour un peu plus de sa mer, et donnant corps et réalité à sa métastratégie.
Telle est ma réponse à comment articuler stratégie et actions quotidiennes. Cette réponse étant donnée, je vais pouvoir revenir au rôle du dirigeant, et de ce sur quoi doit porter sa décision.
Choisir la mer et les chemins d'accès relève de la Direction générale
Dès le début de cet article, j’indiquais que la stratégie était l’apanage du dirigeant, et que c’était bien là le champ privilégié où il devait exercer son pouvoir, et surtout son talent de décideur. Mais il fallait d’abord avoir précisé ce que j’entendais par stratégie. C’est chose faite avec les 4 niveaux :
- La métastratégie qui fixe le cap, la mer que vise le fleuve : la beauté pour L’Oréal, la nutrition et la santé pour Nestlé, l’habitat pour Saint-Gobain…
- Les chemins stratégiques qui définissent comment l’on va se rapprocher de cette mer : les produits pour la peau, les cheveux et les parfums, portés dans des marques mondiales couvrant tous les circuits de distribution pour L’Oréal.
- Les actes stratégiques qui précisent comment on avance sur ces chemins : le portefeuille de marques avec pour chacune son positionnement, toujours pour L’Oréal.
- Les actions opérationnelles qui concrétisent les actes stratégiques : les produits effectivement lancés.
Ma conviction est que le rôle majeur, et en fait unique, de la Direction générale est de se centrer sur les deux premiers niveaux qui sont ceux qui définissent le cadre stratégique stable de l’entreprise : la métastratégie et les chemins stratégiques.
En effet d’abord ce sont eux qui engagent le long terme de l’entreprise et sont l’ossature et le ciment de tout le reste. Se tromper sur eux, c’est tout l’édifice qui s’effondre : viser une mer qui n’en est pas une, soit parce qu’elle n’est pas réellement un besoin stable et durable, soit parce qu’elle est inaccessible et incompatible avec ce qu’est l’entreprise, et tous les efforts seront vains. Choisir des chemins qui seront des impasses ou qui ne rapprocheront pas de la mer visée, et rien ne sera construit, les ressources seront dilapidées.
Ensuite, les trouver est un art difficile et complexe qui allie une qualité de visionnaire – être capable de s’abstraire des bruits ambiants et des idées reçues pour penser à partir du futur pour percevoir les points fixes, et imaginer ce qui n’existe pas encore –, et de réalisme – savoir s’assurer que cette vision n’est pas un rêve inaccessible, et qu’elle est compatible avec ce que peut faire l’entreprise –. Ce travail doit être mené par un noyau extrêmement restreint, et aux compétences adaptées à ces difficultés.
Enfin, ce choix n’est pas à faire souvent, au contraire : on choisit sa métastratégie et les chemins pour toujours… ou presque. Une fois le choix fait, ce n’est plus que d’inflexions et d’enrichissements qu’il s’agit. Aussi si la Direction générale doit avoir toujours en tête ces deux premiers niveaux de la stratégie, cela ne va pas mobiliser beaucoup de son temps… une fois qu’ils auront été définis.
L’action quotidienne de la Direction générale sera surtout alors de s’assurer de la bonne compréhension par tous de ces choix, et de valider tout ce qui émerge à partir de là, c’est-à-dire ce qui se passe pour les niveaux 3 et 4.
Avoir une Direction générale qui décide de la stratégie, ce n'est pas limiter la liberté... bien au contraire !
Donc décider la métastratégie et les chemins stratégiques relève de la Direction générale, et inutile de chercher à associer beaucoup de monde autour d’elle, car ce serait une perte de temps et une dilution de l’efficacité : on ne peut pas fixer le cap en étant une multitude à réfléchir. Ceci ne veut évidemment pas dire que la Direction générale doit être coupée de son entreprise. Surtout pas ! Elle doit être nourrie par elle, et, si possible, y avoir grandi pour la connaître de l’intérieur.
Mon expérience m’a montré que ce qu’attendent ceux qui composent l’entreprise, ce n’est pas d’être associé à la décision de ces objectifs ultimes, mais que ces choix soient faits, qu’ils soient clairs, et que chacun sente que la Direction générale est unie et convaincue de leur bien-fondé.
Mais alors qu’en est-il du 3e niveau, celui des actes stratégiques, ne relève-t-il pas lui aussi de la Direction générale ?
Non, car dans les grandes entreprises, c’est-à-dire celles qui opèrent mondialement et sont composés de filiales et divisions multiples, c’est la responsabilité des patrons d’unités : c’est à eux de réfléchir, à partir de ce qu’ils connaissent de leur division, filiale ou groupe de filiales, comment traduire la stratégie globale en stratégie locale, ce que j’appelle actes stratégiques.
Revenons une fois de plus sur le cas de L’Oréal : vu le nombre de marques et de pays, comment la Direction générale pourrait décider de la stratégie de chaque marque ? Cela n’aurait aucun sens, serait dangereux et contre-productif. Non, son rôle est de s’assurer que chaque patron de marque ou de pays a convenablement compris la stratégie globale, puis de challenger leurs propositions pour les obliger à approfondir leurs réflexions. La Direction générale se mue en une forme de coach stratégique qui explique, forme, soutient, conteste… et in fine, valide ou non. Alors la stratégie des marques émergera des situations réelles, venant en quelque sorte à la rencontre de la pensée théorique de la Direction générale qui avait, elle, imaginé la stratégie globale.
Quant au 4e niveau, c’est celui des opérations. Et ne nous trompons pas, il est riche et difficile.
Je me souviens encore de ce matin de printemps 2006 où le Directeur général de la filiale dans laquelle je me trouvais est venu, accompagné du Directeur marketing, me dire : "Robert, nous avons décidé de lancer un nouveau shampooing au sein de la filiale. Il doit être positionné autour de la vitalité. À vous de jouer !"
Je ne me suis pas senti frustré de ne pas avoir participé à la décision de lancer un tel shampooing, car comment aurais-je pu apporter quoi que ce soit, moi qui n’étais qu’un chef de groupe marketing débutant.
Je ne suis pas non plus senti bridé, car il me fallait traduire cette idée en réalité : trouver la marque, la formule, le packaging, le niveau de prix, la communication… Le champ était vaste et passionnant, et j’avais quasiment carte blanche et le soutien du groupe pour le faire. Bien sûr chacun élément a été validé, chaque option a été discutée, mais c’est bien moi qui proposais.
Cette expérience reste, aujourd’hui encore, un de mes meilleurs souvenirs…
(1) Notons toutefois que les savons douche liquides, compte tenu de leur adhérence avec les shampooings, n’ont pas été écartés.
(2) Une inflexion a été donnée à partir des années 80, avec l’adjonction de la notion de marque ombrelle qui, au sein d’une marque, regroupe une famille de produits. Ainsi les produits coiffants de la marque L’Oréal sont tous fédérés sous la marque ombrelle Studio Line, les shampooings sous celle d’Elsève. Ceci permet de consolider les investissements publicitaires, et assurer une stabilité de la marque ombrelle, alors que les produits qui la composent changent rapidement.

(Articles parus sur le Cercle Les Echos le 25 février 2013, et sur mon blog