Le pire n’est pas sûr, mais il est devenu possible. Le
meilleur est improbable, mais il n’est pas hors d’atteinte
Patchwork de « Les 7 péchés du capital » de
Charles-Henri Filippi : Un essai d’un grand banquier qui dresse un tableau
sans complaisance de la situation actuelle. Décapant, riche et à méditer… avant
d’agir
La richesse vient
de la variation de prix, et non plus de la création de valeur réelle
Le temps de la rareté
primordiale du travail est désormais fini. Nous n’en mesurons immédiatement que
la raison la plus apparente : celle de l’irruption dans le périmètre de la
division internationale du travail et de l’échange de marché de milliards d’êtres
humains qui créent aujourd’hui abondance et déflation salariales.
La part, dans la création de
richesses, du bon vieux temps productif, qui se compte heure par heure, se
réduit dramatiquement. La valeur de la marque bien conçue l’emporte sur la
constitution et la distribution physique des objets. Le signe, transporté sur
la toile, multiplie à l’infini la vente d’une idée talentueuse, peut-être
conçue dans l’instant, et sans doute née elle-même de l’analyse numérique des
achats et des envies d’une multitude de consommateurs.
Pris en tenaille être ce qui se
vend sans devoir être fabriqué, et ce qui ne peut être fabriqué sans recours à
des ressources dont la valeur augmente, le travail voit sa position s’affaisser
progressivement. Mais plus définitivement encore, la société de marché
financier, qui exprime la conquête de l’économie réelle par l’argent, fait de
la richesse une résultante de la variation de prix dans l’échange plus que la
création de valeur dans la production, du mouvement plus que de la matérialité.
(…) Marx se retourne dans sa tombe : la plus-value ne se définit plus comme du
« travail non payé » mais comme du « non-travail payé ».
Les élites sont
coupées du reste des citoyens
Dans l’ère postmoderne, la
classe qui naturellement dirige n’est pas celle qui construit l’ordre social,
mais celle qui sait jouir de son absence. « Le rôle primordial de la culture
est de substituer l’organisation au hasard », écrivait Claude Lévi-Strauss. On
ne peut pas ne pas penser que la globalisation et la société de marché laissent
prospérer le hasard, et ceux qui savent s’y mouvoir, au détriment de
l’organisation et de ceux qu’elle doit protéger.
Si l’élite nouvelle a encore
une nationalité qui peut susciter ses émotions et son attachement, sa
citoyenneté ne définit plus son intérêt, désormais à la fois déterritorialisé
et dématérialisé. Là où l’État existe encore pour l’homme ordinaire qui en
attend tout, il est une contrainte de laquelle l’élite sait s’échapper, un
passif auquel elle peut éviter de contribuer : l’élite en vient au minimum à
marquer une certaine indifférence à la perspective du déclin national. (…) Les
princes sont désormais sans peuples et les peuples sans identité.
Ce retour de balancier, qui
revigore l’instinct prédateur au détriment de l’instinct artisan, est une
conséquence directe de la péremption des concepts de l’économie politique
décrite plus haute dans l’essai : de la marginalisation, dans l’échange, de
l’objet au profit du prix et de sa variation ; du fossé progressivement creusé
entre rationalité et utilité ; de l’érosion de la valeur travail qui
structurait la société et fabriquait hiérarchie, interdépendance et lien social
au sein de la collectivité.
Saurons-nous
pacifiquement régler les dettes accumulées ?
Chaque année, les citoyens des
États-Unis donnent, individuellement et spontanément, à leurs œuvres
philanthropiques plus que la Chine ne produit d’excédent commercial avec sa
machine industrielle : l’Occident n’est pas appauvri (pas encore, du moins) ;
il est simplement devenu incapable – ou peu soucieux – d’ordonner politiquement
et socialement sa propre prospérité. (…) Sur le plan social, (l’inégalité)
n’est plus une opposition verticale, mais une division frontale dans la classe
du dessous, entre les pauvres du monde émergent, que la mondialisation aide à
progresser, et les petits du monde ancien, qui paraissent défendre privilèges
et droits acquis.
Le monde émergent, s’il a déjà
constitué sa créance, n’a pas encore réclamé son dû : notre dette croissante à
son égard n’est rien d’autre qu’un droit de tirage inutilisé qu’il détient sur
nous et dont il va maintenant vouloir faire usage. Le transfert massif de
richesse qui s’annonce pourrait être conduit de manière pacifique dans une
univers d’intelligence ordonnées et de ressources infinies : innovation,
coopération et croissance feraient naître le rééquilibrage d’une répartition de
la richesse nouvelle, certes inégale, mais qui ne toucherait pas nos acquis. La
raréfaction des ressources et les désordres de l’intelligence collective font
au contraire craindre que l’avancée des uns ne puisse se payer que d’un vrai
recul des autres et ouvrir la voie à des rapports internationaux et des
situations sociales nationales structurellement contentieux. L’Histoire est en
train de rendre impossible l’ambition des philosophes de la liberté, pour qui
le progrès de l’humanité passait à la fois par la destruction de l’inégalité
entre les nations et le progrès de l’égalité dans un même peuple.