La complexité du monde est telle qu'on ne contrôle plus rien et, à défaut de contrôler, on déguise…
Mon article « Prévoir, c'est aller contre la logique de notre monde » a été publié sur AgoraVox et, grâce à un commentaire, j'ai pu découvrir « Devenez beau, riche et intelligent avec PowerPoint, Excel et Word » de Rafi Haladjian qui venait en écho avec l'absurdité des prévisions.
En voici quelques extraits :
« Car, quoi qu'on fasse, il est peu probable qu'il se trouvera beaucoup de dirigeants ayant l'honnêteté ultime d'avouer leur véritable secret : la complexité du monde est telle qu'on ne contrôle plus rien et, à défaut de contrôler, on déguise. Et pourtant il serait sain de répéter franchement ce refrain : notre environnement est devenu extrêmement complexe et nous ne sommes plus capables d'en prévoir les comportements. Voilà. Il n'y a pas de honte à cela… Pour elles, l'Incertitude est une hérésie, un état accidentel dû à un manque de statistiques ou de théories disponibles. Laissez-leur du temps, elles trouveront la loi universelle pour expliquer
les phénomènes et vendre leurs prédictions. Il va pourtant falloir nous faire à un état d'incertitude permanent et tout réinventer pour vivre sereinement avec. La certitude est aujourd'hui mortelle, et entretenir l'illusion d'un monde maîtrisé et mécaniquement prévisible peut être criminel. Le monde ne ressemble pas à Excel.
À qui parlez-vous vraiment ? Qui est qui ? Qui fait quoi ? Quel est le produit ? Qui fournit quoi ? Qui est mon fournisseur ? Qui est mon concurrent ? Quel est mon territoire ? Chaque objet a du mal à dire son nom, à s'ancrer dans un qualificatif qui le rendrait manipulable. Par la combinaison des sujets les uns avec les autres, leur grande interconnexion, leur interdépendance permanente, leur jeu de réaction et d'adaptation, notre paysage devient visqueux. Savez-vous encore tracer un cercle précis autour des choses, les délimiter, saisir tous les états d'un environnement polymorphe et en permanente mutation ? Les approches réductrices, discrètes, deviennent arbitraires et intenables. Sur toutes nos photos le sujet a bougé et le résultat est flou.
Un grand tableau Excel (comme par exemple un business plan quinquennal) est avant tout un Système Complexe. Il n'est pas seulement la somme de quelques fonctions isolées scotchées ensemble. Un business n'est qu'un fragment d'un environnement plus large, un pauvre m² dans le grand tableur de l'univers, une fenêtre ouverte sur une portion de l'écosystème dans lequel il s'inscrit. Vous pouvez à la rigueur modéliser un écosystème, en suivre les évolutions. Mais il reste hasardeux d'investir dans ses comportements futurs. Dans un tableur idéal, le froissement des ailes d'un papillon dans la cellule A1 devrait pouvoir provoquer un cataclysme dans la cellule IV65536… Nous sommes ici dans l'univers déterministe hérité de Laplace, pur produit du début de l'ère industrielle. Selon cette approche mécaniste, dès lors qu'on dispose de toute l'information statistique, de l'intelligence nécessaire et de la force de calcul, il n'est pas impossible de prévoir n'importe quel événement du passé ou de l'avenir. Excel apporte le calcul, vous apportez l'intelligence, et à vous deux vous pouvez envahir le futur.
Avec la mondialisation et l'interconnexion globale, le nombre de pièces à bouger a augmenté ; l'échiquier s'est restreint en s'élargissant ; le nombre de joueurs se situe entre l'indéfini et l'infini. La règle n'a pas changé, mais le nombre de mouvements possibles dans le jeu s'est exponentiellement accru. L'ancienne économie ne connaissait que le durable et le certain. Elle a appliqué ses grilles de lecture à la nouvelle économie. Elle a cru aux résultats projetés des startups puisque ceux-ci étaient obtenus par ses procédés séculaires. Elle a forcé les entrepreneurs à lui mentir et, cocue, elle le leur a reproché. C'est de la collision de l'ancienne et de la nouvelle économie qu'est née l'absurdité des valorisations.
Mais, alors que nous voyons se liquéfier le futur, les docteurs, savants et professeurs de la finance continuent à vous poser la question rituelle : « Comment voyez-vous votre entreprise dans cinq ans ? » Qui a dit que toute entreprise est forcément faite pour durer ? Qu'elle est créée pour quatre-vingt-dix-neuf ans comme le prévoient en standard les statuts des sociétés françaises ? Que l'éternité est souhaitable ? Dans l'industrie du cinéma, chaque film est une entreprise qui réunit, pendant un certain nombre de mois, une équipe, une organisation, un budget ; cette entreprise produit ses résultats puis disparaît. Après une plus ou moins brillante carrière, ces films retombent dans le fond des cassettes toujours disponibles de votre vidéo-club. Ne peut-on pas concevoir des entreprises sur le même modèle ? Des entreprises « jetables », ou des méta-entreprises qui feraient des projets jetables ?
Or, dans un environnement complexe, les changements ne sont jamais linéaires, jamais dans la continuité logique de ce qui précède et par là même impossibles à anticiper en suivant les sentiers balisés de la sacro-sainte expérience. L'attitude adulte extrême d'aujourd'hui, la méta-expérience serait de dire : « Nous n'avons pensé à rien, c'est pourquoi nous sommes capables de parer à toute éventualité. »
En somme, il vaut mieux dire « on verra bien » que de chanter « on a tout prévu ». Mais qui est prêt à entendre le message de l'incertitude assumée, de l'Incertitude professionnelle ? Soumises à la pression de leurs actionnaires vieux baby boomers et par contrecoup de leurs dirigeants jeunes baby boomers, les entreprises essayent d'évacuer l'Incertitude en la transférant à leurs fournisseurs et sous-traitants. »