Au-delà des risques de violence à court terme, pour le
futur multiculturel, Paris est mieux placé que Shanghai (1)
La FNAIM Paris-Île de France vient de lancer une revue de
réflexion et débats autour de l’avènement du Grand Paris. Son premier numéro
est intitulé « Peur sur la ville » (1), et j’y ai accordé une interview.
Compte-tenu de sa longueur, je vais le publier ici en trois parties. Pour ceux
qui voudraient le lire en une fois ou le télécharger, il est accessible à
« Peur sur la ville »
Vous avez beaucoup travaillé sur la notion d’incertitude,
dont l’insécurité ne serait que l’une des facettes. Pouvez-vous nous en dire
plus ?
La sensation d’insécurité renvoie en effet, plus généralement, à
l’incertitude. Or si celle-ci est un facteur de stress, pour les hommes et les
organisations, elle est naturelle et même indispensable à toute évolution.
Que s’est-il passé depuis le Big Bang, il y a 15 milliards d’années ?
Très schématiquement, nous pouvons observer une succession de quatre vagues
correspondant à l’avènement de l’ère du minéral (unique pendant 12 milliards
d’années), du végétal (qui apparaît il y a 3 milliards d’années), de l’animal
(depuis 1 milliard d’années) et enfin de l’homme (il y a 50 000 ans). À
l’origine, il y a une absence de toute incertitude : la matière est dans un
état et un lieu uniques, dotée d’une force unique. Sous l’apparition
progressive des molécules, qui se dispersent dans l’espace, le système entier
se développe dès lors selon une double loi de l’incertitude : la loi d’entropie
et celle du chaos. L’entropie est souvent considérée comme la loi du désordre. Mais
c’est aussi celle du champ des possibles !
Dès l’ère du minéral, on est ainsi passé, en 12 milliards d’années, d’un
état simple et prévisible à un état complexe et imprévisible. La dispersion des
molécules dans l’univers se réalise en effet dans des états multiples et selon
des lois chaotiques, c’est-à- dire où la moindre modification empêche de
prévoir le futur. La particularité de la cellule végétale, pour sa part, est
d’être gouvernée par le principe d’auto-organisation et de disposer d’une
capacité d’adaptation à l’environnement extérieur. Ainsi, avec la vie, un
nouveau facteur de complexité et d’incertitude apparaît, basé sur la
non-prévisibilité et la non-modélisation.
Avec le monde animal se manifeste la motricité, qui accentue grandement
l’incertitude. Par exemple, si un lion chasse une antilope : poursuivie,
celle-ci peut tenter de fuir par sa droite ou sa gauche, ou bien buter sur une
pierre… Le champ des possibles se dilate.
Il y a seulement 50 000 ans, enfin, arrive l’homme, et avec lui le libre-arbitre.
C’est-à-dire que, face à un lion, il pourrait tout aussi bien faire le choix
d’engager le dialogue plutôt que de courir ! L’incertitude de l’action humaine
s’ajoute ainsi à celles du règne de l’animal, du végétal et du minéral -
lesquels continuent en parallèle à se propager. La logique de l’univers est donc
bien celle d’un accroissement progressif, et d’ailleurs accéléré, de l’incertitude.
Vous comprenez qu’elle n’est pas, en soi, négative, bien au contraire !
Mais dès lors,
qu’est-ce que l’incertitude ? Quel est son rapport au danger, donc à
l’insécurité ?
J’utiliserai une métaphore. Imaginez que nous sommes dans la jungle. Un
bruit dans les feuilles nous fait craindre la présence d’un tigre, et cette
crainte nous incite à monter en courant dans un arbre. Arrivé en haut de
l’arbre, on se rend compte qu’il n’y avait pas de tigre, mais qu’il s’agissait
simplement du bruit du vent dans les feuilles. Ce n’était donc pas si grave. On
a eu une belle peur et on s’en remet ! Si maintenant, quand on entend du bruit
dans les feuilles, on croit que c’est du vent alors que c’est un tigre, on ne
serait pas là pour raconter cette histoire ! Au regard de l’évolution, nous sommes
donc des survivants, en nous persuadant que c’est un tigre (un danger) à chaque
fois que l’on entend du bruit dans les feuilles (l’inconnu). Dès lors, et
fondamentalement, nous avons tendance à interpréter tout phénomène
d’incertitude comme des tigres. Nous sommes programmés pour cela.
Certes,
l’incertitude peut être un moteur. Mais elle est souvent, pour l’homme
contemporain, une source d’angoisse…
Parce que ces 100 dernières années, et singulièrement les 10 dernières,
ont vu l’apparition et la conjonction de trois phénomènes majeurs que l’homme
n’a pas encore totalement assimilé, apprivoisé.
Tout d’abord, nous avons assisté à un formidable accroissement démographique.
Alors que l’humanité était restée durablement en deçà ou autour du milliard
d’individus sur terre, nous sommes passés en moins d’un siècle à 7 milliards
d’êtres humains. Concrètement, cela signifie que nous commençons à nous toucher,
physiquement. Il n’y a plus d’espace naturel protecteur entre les peuples et
les individus, comme nous le constatons quotidiennement dans nos villes. Et ce
phénomène potentiellement anxiogène est d’autant plus important qu’il n’est pas
achevé : nous devrions continuer à progresser autour de 9 à 10 milliards, et à
nous entasser principalement en milieu urbain ! Le deuxième phénomène est
l’apparition, depuis une cinquantaine d’années, de ce que le philosophe Michel
Serres appelle des "objets-monde" - comme par exemple la bombe
nucléaire. C’est-à-dire la capacité pour un petit nombre d’individus d’agir sur
le monde. Jusque-là, l’être humain disposait d’outils comme des fourches ou des
pelles, ou des armes, qui lui permettaient de prolonger son bras ou au mieux sa
vue, mais guère plus. Aujourd’hui, la décision d’un État ou d’une entreprise
peut avoir un effet direct sur des populations situées aux antipodes. Le
troisième phénomène est le plus récent : c’est la connexion. Elle est apparue
elle aussi par vagues successives, depuis l’automobile en passant par l’avion,
le téléphone et bien sûr internet. Nous sommes donc aujourd’hui sept milliards
d’individus qui se rapprochent physiquement, peuvent agir à distance et sont hyper-connectés.
C’est un bouleversement anthropologique qui augmente encore l’incertitude et
peut générer des angoisses, c’est-à-dire un sentiment d’insécurité.
(1) Extrait de « Peur sur la ville ? », Les Cahiers de la FNAIM Paris Ile-de-France n°1, mars 2012, 108 p., 18 €, contact@fnaim-idf.com