22 juin 2012

LE RETOUR DU (VRAI) JACQUES ?

Quatrième extrait de mon roman Double J
Ma haine pour lui aurait dû s’accroître, devenir absolue et finir de me consumer. Heureusement, sous la violence du choc, sous la douleur de cette nouvelle mort, je m’étais replié en moi, au plus profond de moi, là où plus rien ne pouvait m’atteindre. Je m’étais physiquement calfeutré dans ma maison en Provence, dans mon abri, mon cocon, là où chaque arbre et chaque pierre m’étaient connus, là où aucune altérité n’était présente, là où tout n’était que miroir de moi-même. J’étais dans mon monastère, mon refuge, mon ermitage.
Et un soir, alors que la lumière baissait, alors que me revenait la musique de mon histoire, j’avais senti un souffle contre ma joue, une douce pression sur mon épaule et des mots glissés dans mon oreille :
« Je suis là, je suis revenu, je ne te quitterai plus ».
Jacques, le vrai Jacques, le premier, le seul, celui pour qui avait grandi mon histoire, celui qui l’avait si souvent écoutée, était de retour. Il avait continué :
« Tu savais bien qu’à part moi, il ne fallait faire confiance à personne. Comment as-tu pu croire cet autre Jacques, cet étranger ? Suffisait-il donc de porter mon prénom pour te séduire ? As-tu vraiment imaginé avec lui fermer la parenthèse de ma mort ? Mais je n’étais pas parti pour toujours. Comment as-tu pu penser que je t’avais abandonné et que j’allais te laisser seul ? Non, j’étais parti en voyage. Tu vois, j’ai grandi. Pour moi aussi, les années ont passé, et je te suivais de loin. Comme tu as été naïf, quand je n’étais pas là ! Tu n’as pas vu qu’il ne voulait que jouer avec toi et te voler ton histoire, notre histoire. Rappelle-toi ces longues soirées, où, ma tête étant appuyée sur ton épaule, tu me la racontais sans fin. Mais je ne t’en veux pas, puisque nous sommes à nouveau réunis. »

21 juin 2012

4 EST À LA MÊME DISTANCE DE 2, QUE 64 DE 32 !

Nous pensons en échelle logarithmique (Neurosciences 4)
Nous voilà donc non seulement comptant, mais aussi subitisant (quel beau verbe, pour parler de l’émergence immédiate d’une conviction !) et estimant les quantités qui nous sont proposées.
Poursuivons donc notre promenade aléatoire (presque aléatoire…) dans le cours 2008 de Stanislas Dehaene sur les fondements cognitifs de l’arithmétique élémentaire.
Comme pour la lecture (voir « Nous lisons comme nous regardons le monde ») , les symboles qui représentent les nombres, sont un langage, un langage qui nous ouvrent de nouvelles possibilités, notamment celles de visualiser des nombres très grands, et ce précisément.
Dotés de ce vocabulaire, nous allons pouvoir additionner, soustraire, multiplier, diviser. Nous irons même jusqu’à inventer le monde des nombres irrationnels et irréels. Mais cela, c’est une tout autre histoire.
Restons-en aux opérations élémentaires. Puisque nous manipulons des symboles, est-ce à dire que seuls les humains peuvent additionner ?
Que nenni ! Les animaux ont eux aussi un sens de la quantité. Même des perruches ou des rats sont capables d’estimer entre deux quantités, laquelle est le plus grande. Et des singes savent approximativement additionner des quantités.
Bien plus, en 2006, Jessica Cantlon et Élisabeth Brannon, de l'Université de Duke, ont pratiqué le même test d'addition élémentaire avec des singes macaques et avec des étudiants : on présentait aux sujets deux nuages de points (3 points suivis de 5 points par exemple) et il s'agissait de choisir ensuite entre deux propositions, celle qui correspondait le mieux au total. Les performances des deux espèces se sont révélées extrêmement proches, avec un léger avantage quand même pour les étudiants sur le plan de la précision. Mais pas de quoi pavoiser non plus : on a observé plus de différence entre le meilleur étudiant et le moins bon, qu'entre la moyenne des étudiants et la moyenne des singes...
Autre expérience au résultat étonnant : quand il s’agit de comparer deux quantités, la réaction est d’autant plus rapide et exacte que la distance relative et non pas absolue entre les deux, est grande. Ainsi on réagit à la même vitesse à la comparaison de 2 et 4 qu’entre 8 et 16, ou 32 et 64. A croire que notre cerveau connaît les logarithmes, et que c’est eux qu’il compare !
Eh bien, c’est exactement cela : notre cerveau est construit pour avoir une perception naturelle des quantités non pas linéaires, mais logarithmiques : pour lui 4 est à la même distance de 2, que 64 de 32 ; et 30 est beaucoup plus près de 29, que 10 de 9 ! Et ceci est vrai chez les jeunes enfants comme chez les singes…
Décidément les neurosciences nous emmènent à des découvertes étonnantes, vous ne trouvez pas ?
(à suivre)

20 juin 2012

JE COMPTE DONC JE SUIS

Subitisation, estimation et comptage sont les trois mamelles de l’arithmétique (Neurosciences 3)
Nous voilà donc sachant lire parce que nous savions décrypter un paysage : nos ancêtres ont choisi des Y parce que ils avaient pris l’habitude de repérer des embranchements, là des branches dans un arbre, là le cours d’une rivière qui se divise. (voir l’article d’hier « Nous lisons comme nous regardons le monde »).
Maintenant comment comptons-nous ? D’où viennent les nombres, et surtout comment faisons-nous pour dénombrer, pour additionner ou soustraire ? Y a-t-il, caché dans le mystères de nos neurones, un supercalculateur toujours prêt, du moment qu’il a été entraîné, à résoudre tous nos problèmes arithmétiques ?
Non, évidemment.
Mais alors qu’y a-t-il dans notre cerveau qui nous permet de compter ? Voilà le thème des cours de 2008 de Stanislas Dehaene au Collège de France, intitulés Fondements cognitifs de l’arithmétique élémentaire. Après les mots vus en 2007, les nombres donc en 2008.
Tout d’abord, nous ne comptons pas selon un seul processus, mais selon trois bien distincts, chacun étant plus adapté à une situation donnée, et les trois pouvant se combiner.
Le premier de ces processus est la subitisation. Que veut dire ce mot étrange ? Que nous avons une perception subite, immédiate, sans effort de la quantité : nous regardons et nous savons. Génial, non ? Oui, mais cela ne marche vraiment que jusqu’à une quantité de 3, et peut-être 4. Jusque là pas de problème et c’est ultra-rapide. Cette capacité à « lire » directement une quantité n’est pas seulement immédiate, elle est innée et est présente chez les nouveaux-nés, comme chez bon nombre d’animaux.
Le deuxième processus est l’estimation. Là encore c’est immédiat : on regarde et on a une idée de la quantité, ce sans la compter. Malheureusement,  cette fois, si c’est toujours immédiat, ce n’est plus précis. On estime, mais pas exactement. On a bien une idée, mais une idée fausse, une approximation juste mais juste une approximation, pas la quantité exacte. Là encore, cette capacité apparaît très précocement chez les enfants.
Le troisième est celui bien connu du comptage. Il est plus lent, puisque nous allons  procéder élément par élément, mais il conduit au résultat exact… à condition d’avoir subi le bon apprentissage. Merci cette fois à nos professeurs de l’école primaire.
Nous voilà donc doté, sans que nous nous en rendions réellement compte des trois mamelles du calcul arithmétique : la subitisation, l’estimation et le comptage à proprement dit.
Bien, mais comment cela marche tout cela ?
(à suivre)

19 juin 2012

NOUS LISONS COMME NOUS REGARDONS LE MONDE

L’art de la lecture repose sur celui du recyclage et du bricolage (Neurosciences 2)
A tout seigneur, tout honneur, il était normal de commencer cette pérégrination au pays des neurosciences, ce guidée par la main experte de Stanislas Dehaene, par les mots et la lecture. En effet, comme j’ai eu souvent l’occasion de l’écrire, les mots ne sont pas d’abord un enjeu de communication, mais la structure même de notre pensée : nous pensons indissolublement au travers de nos mots et nos langages.
Comme en écho à cette conviction, Stanislas Dehaene a choisi de faire porter ses cours de 2007 au Collège de France sur les mécanismes cérébraux de la lecture.
La question qu’il pose d’emblée et qui va structurer toute sa recherche et son propos, est la suivante : comment pourrions-nous posséder des régions spécialisées pour la lecture, sachant que l’écriture est une invention très récente, environ 5400 ans, quasiment un instant en terme d’évolution ?
En effet, dans cette échelle de temps, la sélection naturelle, celle qui conduit l’évolution des espèces vivantes, n’a pas eu la possibilité d’adapter notre architecture cérébrale aux difficultés particulières que pose la reconnaissance des mots.
Pour le formuler plus prosaïquement, comment arrivons-nous à lire avec un cerveau qui ne sait pas que l’écriture existe ? Ou encore, comment partager les émotions de Nabokov ou Proust en parcourant les feuilles qu’ils ont écrites, ce avec un cerveau de primate conçu pour lire les feuilles de la savane ? Déroutant, non ?
La réponse apportée par Stanislas Dehaene est la suivante : nous n’avons pas un aire spécialisée pour la lecture, nous avons recyclé une aire prévue pour autre chose, et qui finalement fait l’affaire. Bref, nous avons bricolé, nous avons fait avec ce que nous avions sous la main.
De quelle aire s’agit-il ? Celle qui nous permet de décoder le monde qui nous entoure, celle qui sait analyser un paysage pour y distinguer là le cours d’une rivière, ici le tronc d’un arbre, ailleurs la silhouette d’un lion en train de foncer sur nous.
Mais alors comment pouvons lire des lettres avec des neurones qui n’ont pas été fait pour les reconnaître ? Réponse simple à nouveau : parce que ces lettres ont été conçues à partir des formes du monde qui nous entoure. En effet si l’on observe attentivement une image du monde, nous y verrons de nombreuses formes élémentaires en rond, en T ou en Y…
Et c’est vrai pour toutes les écritures. Nos ancêtres n’ont pas vraiment appris à lire des lettres : ils ont appris à les extraire du monde, elles étaient déjà là. Ils sont passés de la lecture de formes réelles, des traces d’un lion laissées dans le sol à des signes et des traces abstraites permettant de parler du monde.
Pour apprendre à lire, il a fallu quand même perdre quelque chose : le sens de la symétrie. Dans le monde réel, il est important de savoir qu’un tigre est le même qu’il se présente du côté gauche ou du côté droit. Pour les lettres, par contre, il faut savoir distinguer un J d’un L, sinon impossible de lire. On a ainsi gagné en abstraction, mais perdu en symétrie…
Étonnants donc débuts de cette humanité qui, pour s’extraire de sa condition animale, pour disposer d’un langage capable de penser et construire des abstractions, pour pouvoir se retirer du monde réel qu’elle habitait, pour l’analyser et le comprendre, pour naître finalement, a dû extraire du monde les signes élémentaires les plus fréquents, les simplifier, en faire des lettres… et disposer ainsi d’un langage accessible au cerveau d’un primate, mais lisible seulement par le sien…
(à suivre)
(Pour plus d’éléments, vous pouvez vous référer au cours disponible sur le site du Collège de France, ou au livre de Stanislas Dehaene, les Neurones de la lecture, livre dont j’ai donné des extraits dans un article daté du 14 mars 2011, et intitulé « Les usagers de l’écriture ont choisi des caractères dont les formes ressemblent à celle que l’on observe dans la nature »)

18 juin 2012

POURQUOI S’INTÉRESSER AU MONDE DES NEUROSCIENCES ?

Comprendre comment on comprend, ou du moins essayer… (Neurosciences 1)
Le domaine des neurosciences est fascinant pour de nombreuses raisons.
D’abord bien sûr parce qu’il part à la découverte de notre cerveau, et peut donc venir éclairer comment se constituent chacun d’entre nous, et nos systèmes collectifs. Il se penche à la fois sur des questions « simples » comme la commande de nos muscles ou la régulation de notre corps, des questions beaucoup plus complexes comme l’apparition de l’écriture ou celle de savoir compter, et enfin d’autres qui sont des puits sans fonds, comme les relations entre système conscient et non-conscient, la mémoire, les émotions ou le sentiment d’être soi.
Ensuite parce que c’est un domaine qui n’en est qu’à ses premiers balbutiements, et qui, du coup, bouge très rapidement. Les neurosciences n’ont vraiment décollé qu’avec le développement de l’imagerie cérébrale, c’est-à-dire depuis les années 90. Je ne dis pas bien sûr que tout ce qui a été fait avant, est quantité négligeable, mais il y a réellement eu un point d’inflexion à ce moment-là et un décollage depuis lors. On n’est donc qu’aux débuts, ou, si vous préférez, à une vraie renaissance de nos connaissances sur le cerveau.
Enfin, et surtout pour ce qui me concerne, parce que cette science n’en est pas une, du moins pas au sens classique du terme comme on peut parler des mathématiques, de la physique ou de la chimie. En effet elle est profondément intriquée avec la pensée philosophique dont elle est inséparable. Comment en effet travailler sur des questions comme l’apparition du sens, de la pensée ou de l’identité, sans s’appuyer sur tout ce que la philosophie nous a appris ou nous apprend encore. De ce point de vue, la neuroscience, du moins la vraie, est une science de la modestie et de la réflexion sur ses propres limites.
Mon intérêt pour elle est finalement très récent, puisqu’il ne date que de 2006. Mon premier livre, Neuromanagement, est né de cette rencontre. En effet les découvertes de cette science, et singulièrement l’importance, voire souvent la prépondérance, des processus non conscients, m’ont apporté une clé pour revisiter ce que je pensais du management : j’ai mis l’accent sur la présence aussi dans les entreprises de processus non conscients, au sens de processus non voulus, et non pilotés par la direction générale.
Dans mon deuxième livre, les Mers de l’incertitude, je me suis aussi appuyé sur les neurosciences pour expliquer pourquoi l’incertitude était irréductible et croissait avec le développement de la vie. Comment en effet prévoir une évolution si les actions humaines relevaient massivement de processus non conscients ?
Depuis lors, les neurosciences ont poursuivi leur chemin, et des découvertes toujours plus étonnantes, et riches de conséquences ont été faites.
Un des moyens pour s’en rendre compte est de suivre le cours de psychologie cognitive expérimentale de Stanislas Dehaene, au Collège de France. Ancien élève de l’École normale supérieure, mathématicien d’origine, Stanislas Dehaene est notamment le directeur de l’unité de Neuroimagerie Cognitive, unité mixte INSERM-CEA, à Neurospin dans l’Essonne. Il est ainsi un des plus grands spécialistes mondiaux dans son domaine.
Son cours est une merveille de clarté, de richesse et de profondeur dans le questionnement. Il est accessible en ligne sur le site du Collège de France ou via iTunes U.
Sans avoir évidemment l’intention, ni la prétention de résumer un tel travail, je vais consacrer les articles des jours qui viennent, à ce que j’en ai retenu, à ce qui m’a le plus interpellé, éléments qui seront le moment venu intégrés dans un futur livre…
(à suivre)

15 juin 2012

À DEUX

Duel en duo…
Les mots sont-ils le miroir de la réalité… ou l’inverse ?
Toi
Dans les cris d’un moment, je n’ai pu t’oublier,
Dans les bras d’un amant, je n’ai pu que crier,
Dans la douceur de ton effroi, je n’ai pu que trembler,
Dans la couleur de ta joie, je n’ai pu que t’aimer.
Pour la beauté de tes yeux, je me suis perdu dans tes jeux,
Pour la rudesse de ta voix,  j’ai cru te voir pleurer,
Pour la pluie de tes larmes, je me suis senti délaissé,
Pour le soleil de ton rire, j’ai cru te voir m’aimer.
Contre le cours du temps, je me suis obstiné,
Contre la force de ta perte, je me suis rebuté,
Contre la violence de ton absence, je me suis déchiré,
Contre le vide de ton départ, je ne suis que trahi.
Pour toi, je me serais battu,
Pour toi, je n’aurais jamais vaincu,
Pour toi, je n’aurais jamais fini,
Pour toi, je n’aimerai plus.

14 juin 2012

LOST IN CONNECTIONS

Création, voyage et lâcher prise - Interview imaginaire (4)
Vous avez dit, prenant le contre-pied du film célèbre de Sofia Coppola, que vous vouliez être « Lost in connections ». N’était-ce qu’un jeu de mots ?
Non, ce n’était pas qu’un jeu de mots. Au travers de ce contre-pied, je cherchais à expliciter le cœur de ma démarche : me laisser perdre pour trouver les vraies connexions
Dans le film de Sofia Coppola, Lost in Translation, Bill Murray incarne un acteur perdu dans un Japon qu’il ne comprend pas, et ne veut pas comprendre. Il s’enferme dans son hôtel pour s’en protéger, sorte de moustiquaire qui l’isole de ce qu’il sent comme une agression. Séparé par les vitres qui l’entourent, baigné dans le décor d’un luxe anonyme et international, il pourrait être n’importe où. Il est perdu, sans repères, sans lien. Coupé par sa langue et sa culture, il est Lost in translation, car, au lieu de vivre ce qui se passe, il veut le traduire. Il est emmuré, – « en-Muray » si j’osais… –, dans ses habitudes, ses connaissances, sa vie passée.
Pour entrer en relation, c’est l’inverse qui est nécessaire. Pour accéder au réel, il faut avoir le culot d’abaisser ses protections, se mettre à nu et plonger dans le moment tel qu’il est. S’immerger profondément avec un minimum de repères, sans guide, sans plan, sans projets. Lâcher prise pour dépasser les limites et les différences apparentes, trouver ou retrouver les connexions, se laisser aller au gré des télescopages, des rapprochements incongrus.
Ne rien lire à l’avance, surtout pas, ne pas savoir ce qu’il « faut voir », ce qu’il « faut faire », ce qu’il « ne faut surtout pas manquer », ne pas inscrire ses pas dans les pas des autres et de la foule, ne pas chercher à vivre ce qui a déjà été vécu, ne pas avoir des idées préconçues… ou le moins possible, car nous restons tous – moi y compris –, prisonniers de nos habitudes, nos racines, notre identité. Nous emportons toujours avec nous, – que nous le voulions ou pas –, là où nous sommes nés, là où nous avons grandi, la famille qui nous a donné naissance, les rencontres que nous avons faites, les métiers que nous avons exercés…
Quand je suis seul, solitaire, sans informations, je suis une éponge, plein d’un vide que les rencontres vont combler. Je regarde sans poser de questions, avec un minimum de projection et un maximum d’observations, juste ouvrir les yeux, regarder, repérer l’insolite, ce que je ne comprends pas, et m’arrêter alors. Me laisser aller, me laisser perdre pour entrer en relation et vibrer, me préparer à être « lost in connections ».
Oui, cette expression résume bien ma façon de vivre en tant qu’artiste : je suis « lost in connections ».

13 juin 2012

SAVOIR ÊTRE SPECTATEUR POUR AGIR UN PEU, ICI ET MAINTENANT

Création, voyage et lâcher prise - Interview imaginaire (3)
N’est-ce pas une vision bien pessimiste de la vie et du rôle de l’artiste ? N’est-il que le spectateur de sa création ?
Oui, je me sens d’abord spectateur, avant d’être acteur. Mais revenons d’abord sur ma vision que vous qualifiez de pessimiste.
Je la crois d’abord réaliste. Le monde nous dépasse ; pour chacun de nous, il est, au sens fort, inatteignable, incompréhensible, divin. La vie, la vôtre, la mienne, s’inscrit dans ce monde, elle y dérive de possible en possible, et émerge progressivement. Le plus important est donc de percevoir les lignes de force de ce monde, de les percevoir sans pouvoir les comprendre, puisque la compréhension est hors de notre portée.
Alors, et alors seulement, nous pourrons agir et construire notre espace de liberté et de responsabilité. Voilà le chemin que je suis, petit à petit, chaque jour après l’autre.
Je reviens à la deuxième partie de votre question : oui, je suis spectateur, spectateur de ce monde qui me dépasse et auquel j’appartiens. Comment pourrais-je en être acteur, alors que, vis-à-vis de lui, je ne suis que poussière ? Je ne suis qu’une pomme perdue dans le monde, en aucun cas la pomme du jardin de l’Éden. Rien ne me distingue, rien ne me fait sortir de l’ordinaire du monde.
Une fois que j’ai accepté cette position de spectateur essentiellement passif, alors je peux localement et contingentement agir, et peindre. Cet acte est local, infinitésimal et sans portée… comme moi, comme vous, comme chacun d’entre nous. C’est tout ce que je peux faire, et c’est très bien ainsi.
(à suivre)

12 juin 2012

SAVOIR TOMBER SANS BUT ET SANS RAISON

Création, voyage et lâcher prise - Interview imaginaire (2)
Récemment, vous avez affirmé que vous cherchiez à être la pomme de Newton. Vous prenez-vous vraiment pour une pomme quand vous peignez ?
C’est évidemment une image ! Ce que je veux dire, c’est que je vise à atteindre le mouvement pur et net, le déplacement brut, comme une pierre qui tombe, comme une pomme qui suit l’attraction qui la dépasse.
La pomme qui est tombée un jour sur Newton, est tombée sans raison, sans projet, sans but, elle est juste tombée parce qu’elle le devait, mûre à point, incapable de résister à la force de la gravitation qui l’attirait vers le bas. Est-elle tombée pour Newton, pour lui permettre cette percée conceptuelle qui allait révolutionner la physique ? Non, évidemment non. Elle est tombée gratuitement. Elle se sentait bien sur son arbre, elle ne voulait pas le quitter, cela s’est produit, voilà tout… et cela a tout changé… ou beaucoup.
Quand je peins ou quand je voyage, ce qui est un peu la même chose pour moi, je cherche à me rapprocher de la pomme, à avoir sa force, la force d’attendre sur mon arbre le moment où je devrai tomber, sans projet, sans envie, simplement par nécessité, par gravité, parce que je serai mûr.
Rêve impossible, horizon ultime. Suis-je devant une toile ou dans un lieu comme une pomme, vide d’a priori, vide de projet ? J’aimerais, car je serais alors dans l’émotion pure, dans la réceptivité maximum à l’instant, à ce qui advient ou serait susceptible d’advenir. Mais non, probablement non, certainement non. Dommage. J’aimerais devenir une pomme et attendre sur mon arbre.
Ou alors être une bouteille à la mer ballottée par les courants. Mais pas une bouteille jetée intentionnellement, une bouteille avec un message dedans, une bouteille dont on attend quelque chose. Non, surtout pas. Non, je voudrais être une bouteille partie d’on ne sait où, pour aller nulle part. Une bouteille qui flotte au hasard des flux et reflux.
Je repense aussi à ce que disait Giacometti. Il affirmait travailler comme une mouche. La mouche, elle vole à l’aveuglette, elle ne sait pas où aller, elle se heurte contre une vitre, encore et encore. Je n’ai évidemment pas le talent de Giacometti, mais j’aime cette image de la mouche. Pourquoi imaginons-nous que nous comprenons l’univers ? Pourquoi avons-nous la fatuité de nous croire supérieurs aux mouches ? Nos vitres sont plus complexes, plus sophistiquées, mais comme nous les heurtons, encore et encore… comme les mouches.
(à suivre)

11 juin 2012

FAIRE LE VIDE POUR SE DONNER UNE CHANCE DE DÉCOUVRIR

Création, voyage et lâcher prise - Interview imaginaire (1)
Vous avez dit que, pour vous, peinture et voyage étaient indissociables. Qu’entendez-vous par là ?
Peindre est pour moi un voyage dans l’inconnu. Quand je commence un nouveau travail, je ne sais pas ce que je vais faire. Je n’ai pas d’envie, pas de direction, pas de projet, à part celui de créer et d’inventer. Je pars en exploration, en découverte, en terre inconnue, et je laisse ma main agir et décider.
Du coup, pour me préparer à peindre, pour nourrir ma main, pour engranger des émotions nouvelles, je voyage. Je pars en quête de différences, de décalages, de télescopages. Ces voyages peuvent proches ou lointains, cela n’a pas d’importance, ce qui compte c’est que je me laisse perdre dans l’inconnu.
Nombreux sont les voyageurs qui ne découvrent rien et reviennent aussi vides qu’en partant. Pourquoi ? Parce qu’ils sont partis à la recherche de quelque chose ou quelqu’un. Un souvenir, une photo entraperçue, un amour évanoui, une silhouette effacée, un rêve d’enfance, un cri évanescent, un mouvement dans les blés, un clair obscur… enfin quelque chose ou quelqu’un, quoi… Dans ce cas, ils ne seront pas disponibles à ce qui se présentera à eux, et, bien sûr, ce graal pour lequel ils étaient partis, ils reviendront sans.
Pour être en situation de découvrir, il faut partir pour rien, ce n’est qui n’est ni facile, ni naturel. Juste se déplacer pour aller ailleurs, sans espoir, sans attente, sans compte à régler. Juste comme cela. Pour changer d’endroit, sans savoir ce que l’on va y trouver, sans non plus rien à fuir.
(à suivre)