Le management par
émergence – Synthèse 1
Ces derniers jours, j’ai diffusé sur mon blog une série
d’articles sur le management par émergence. Pour ceux qui n’ont pas pu lire
cette série, et ceux qui veulent en avoir une vision plus synthétique, je
reprends tous ces éléments en les condensant en deux articles. Aujourd’hui
après un rappel rapide du pourquoi les dirigeants décident moins qu’ils ne
croient, je dresse le tableau des six leviers de l’émergence efficace. Dans un
deuxième article, je reviendrai sur la façon de passer effectivement au
management par émergence.
LES DIRIGEANTS DÉCIDENT MOINS QU’ILS NE LE CROIENT
Tout dirigeant
curieux qui se penche sur le processus de prise de décision, est pris d’un
double vertige :
- Vers l’intérieur de l’entreprise : partout, dans les bureaux, réunions, et coups de téléphone, des décisions sont prises quotidiennement sans qu’il ne le sache. L’entreprise, comme tout organisme vivant, respire et avance… et heureusement !
- Vers lui-même : ses réelles motivations lui sont souvent inconnues. Les raisonnements qu’il construit ne le sont le plus souvent qu’a posteriori, pour expliquer ou justifier une décision qu’il a déjà prise.
Double vertige face
à l’émergence de la décision qui naît, plus qu’elle n’est voulue…
Alors, faut-il
laisser faire ? Évidemment non, car, spontanément, ces émergences, loin de
construire une entreprise forte et résiliente, vont la désagréger aux hasards des
initiatives prises.
Comment faire alors
?
D’abord, comme je
l’expliquais dans mon précédent article « Réfléchir à partir du futur pour se diriger dans l’incertitude », en trouvant un
point fixe à long terme, une « mer » qui fédérera durablement les efforts
individuels. C’est en effet possible, car, derrière les mouvements erratiques,
il existe des attracteurs qui, à l’instar des mers pour les fleuves,
structurent les évolutions à long terme. A condition de penser à partir du
futur, d’y repérer ce qui est accessible à l’entreprise, et d’identifier des
actes immédiats pertinents.
Mais viser la bonne
mer n’est que le préalable : comment permettre l’émergence de décisions
quotidiennes efficaces ?
Avant d’en venir
aux six leviers que j’ai identifiés, une précision : ce qui suit ne s’applique
qu’aux entreprises qui, tout en étant ballottées par les vagues de
l’incertitude, ne sont pas en train de sombrer à court terme. Elles disposent
du temps et de l’énergie nécessaires pour entreprendre une action de fonds,
action dont l’objectif est de précisément leur éviter de se retrouver un jour
en situation d’urgence…
LES SIX LEVIERS DE L’ÉMERGENCE EFFICACE
1. Relier mer visée et action individuelle : Être compris ici et maintenant
Dans le monde de
l’incertitude, l’action centralisée est inefficace et trop peu réactive : la
stratégie ne concerne pas que la Direction générale, et les autres ne sont pas
que des exécutants.
Permettre l’émergence
de décisions efficaces suppose l’articulation permanente entre stratégie et
actions individuelles, ce qui implique que chacun la connaisse, et en quoi elle
le concerne personnellement.
Si ceci peut
paraître évident, c’est finalement bien mal mis en œuvre, car il ne suffit pas
de diffuser un document présentant la stratégie pour que chacun comprenne de
quoi on parle et en quoi il peut y contribuer. Informer n’est pas communiquer,
parler être compris, ni dire être cru.
Et faut-il encore
avoir des marges de manœuvre réelles, et un encadrement de proximité qui
encourage à les saisir…
Alors chacun pourra
se poser des questions simples : en quoi ce que je fais, est-il réellement
utile et contribue à se rapprocher de notre mer ? Puis-je arrêter certaines choses,
en commencer d’autres ?
2. Allier inquiétude et optimisme : Retrouver l’énergie des
caravanes du Far West
Je rencontre, le
plus souvent, soit :
- Des optimistes qui croient que le pire n’arrivera jamais, que le plus raisonnable est de s’organiser sur un scénario médian. Mais comment calculer la médiane en univers incertain ?
- Des pessimistes qui, tétanisés par les périls dont ils se sentent entourés, construisent autour d’eux des lignes Maginot. Mais comment contenir les tsunamis de l’incertitude ? Je repense aussi aux officiers du fort du Désert des Tartares de Dino Buzzati. A quoi bon attendre ce qui n’arrive jamais ?
Je rencontre trop
rarement des « paranoïaques optimistes », ce juste équilibre entre action résolue et préparation à ce
qui peut survenir à tout moment. Ce n’est pas parce qu’ils ont imaginé le pire,
qu’ils pensent qu’il va arriver ; ce n’est pas parce qu’ils avancent, qu’ils
croient qu’il n’y a pas de danger.
Ainsi allaient les
caravanes qui, parties à la conquête du Far West, traversaient des contrées
hostiles. Fortes de la vision qui les habitaient, riches des provisions
stockées dans leurs chariots, avares dans l’utilisation de leurs ressources,
informées constamment par des éclaireurs envoyés en reconnaissance, entraînées
aux combats susceptibles d’advenir, elles avançaient.
3. Rechercher la facilité : Évitons le triathlon si l’on ne
sait pas nager
N’y a-t-il pas une
contradiction à vouloir allier les caravanes du Far West à la facilité ? Pas du
tout, mais à condition de ne pas faire de contresens sur la notion de facilité
: elle ne veut dire ni paresse, ni inclination à fuir la difficulté, mais
recherche de la pente naturelle et du plaisir.
François Jullien
dans sa Conférence sur l’efficacité écrit : « La grande stratégie est sans coup d'éclat, la grande victoire ne se
voit pas. (…) Méditer la poussée des plantes : en secondant dans le processus
de poussée, on tire parti des propensions à l'œuvre et les porte à leur plein
régime. »
C’est ainsi que
l’entreprise doit avancer vers sa mer, en prenant appui sur ses savoir-faire,
son histoire et ses hommes, sur les tendances de fonds de la situation
actuelle, de la concurrence actuelle et potentielle.
Je vois trop de
dirigeants qui se font les chantres de l’effort, de la transpiration, de
montagnes à escalader… Pour eux, seule, la recherche de la difficulté semble
noble. Mais si l’on part à contre-courant, si, dès le départ, on n’a pas
privilégié ce qui est le plus naturel, comment faire face à l’imprévu, à la difficulté
qui surgira sans qu’on l’attende ? A-t-on une chance de réussir un triathlon,
si l’on ne sait pas nager ?
À l ‘inverse, si on
aime ce que l’on fait, le plaisir éprouvé viendra démultiplier les capacités
individuelles.
4. Lâcher prise : Ne pas tout définir, ne pas tout optimiser
Comme on ne peut
pas intégrer ce que l’on ne connaît pas, si l’on ajuste exactement une
entreprise à la vision actuelle que l’on a de la situation future, on la rendra
cassante, et elle ne pourra pas faire face aux aléas à venir.
Alors, puisqu’il
est impossible de tout optimiser, tout prévoir, tout planifier, lâchons prise,
et acceptons de laisser le futur répondre à ce que l’on ne connaît pas
aujourd’hui.
Je sais combien
ceci va aux antipodes de la tendance actuelle, qui, cherchant à accroître la
rentabilité immédiate, coupe ce qui ne sert apparemment à rien, et supprime ce
qui n’est pas lié directement avec ce qui est planifié. Mais ne voit-on pas que
l’on va vers l’anorexie managériale, des entreprises tellement amaigries qu’elles seront emportées
par la première bourrasque ?
Ce qu’il faut
préserver, c’est une part de flou, c’est-à-dire des ressources en temps, argent
et moyens techniques, non affectées pour pouvoir faire face à l’imprévu, et
permettre des émergences créatives.
Est-ce à dire que
l’on ne se préoccupe pas de l’allocation des ressources, et que l’on dépense
sans compter ? Non, bien sûr.
Commençons par
identifier les moyens requis pour tout ce qui est engagé et planifié,
assurons-nous que l’on répond aux contraintes immédiates, puis, en fonction de
la rentabilité, préservons le plus de flou possible, et diffusons le dans toute
l’entreprise.
5. Se confronter continûment : Refuser d’être spontanément
d’accord
Comme nous aimons
le consensus ! Et pourtant quoi de plus inquiétant et anormal, si tout le monde
est immédiatement d’accord.
Pourquoi ? Parce
que tout est trop mouvant et complexe pour être compris par tous de la même
façon ; parce que chacun est prisonnier de son expertise, de son passé, de
l’endroit où il se trouve ; parce que l’entreprise risque à tout moment de se
déconnecter de son marché, de ses clients et de ses concurrents. Si les
dinosaures s‘étaient un peu plus confrontés à la réalité de leur monde, ils
seraient probablement encore là !
Qu’est-ce que la
confrontation ? Elle est le chemin étroit entre nos deux tendances naturelles,
qui sont le conflit et l’évitement. Elle est cette attitude d’ouverture aux
autres, qu’ils soient membres de l’entreprise ou à l’extérieur, cette mise en
débat de nos convictions et nos interprétations. Elle est aussi la recherche de
nos propres hypothèses implicites, souvent inconscientes, qui nous conduisent à
notre vision du monde, et à recommander telle solution, plutôt que telle autre.
Il y a cinq
conditions pour une confrontation réussie :
- Avoir assis ses propres convictions, et être capable d’expliciter le raisonnement qui les a structurées,
- Discuter des analyses, et non pas des conclusions,
- Comprendre le rôle des autres et respecter leur professionnalisme,
- Connaître l’objectif commun visé,
- Enfin et surtout avoir confiance en soi-même, en les autres et dans l’entreprise.
D’où une priorité
pour un dirigeant : développer un climat de confiance, préalable nécessaire à
la confrontation positive dans l’entreprise.
6. Twitter n’est pas gagner : Vive le paresse vertueuse
Si l’on n’y prête
pas garde, les tourbillons de l’incertitude poussent à la précipitation, à la
confusion entre vitesse et efficacité, et au passage brutal de l’idée à la
réalisation, de la pensée à l’agir. Car, s’il suffisait de courir pour réussir,
toutes les entreprises seraient efficaces, puisque je n’y vois plus que des
gens qui courent…
Avoir le bon
rythme, c’est être un paresseux vertueux : ajuster dynamiquement la vitesse à
ce que l’on fait, agir avec parcimonie et au bon moment.
J’emploie
volontairement le mot provocateur de « paresseux », car il faut développer un
esprit de résistance face à la violence de la folie collective : non, twitter
n’est pas gagner ! Comment pourrait-on penser vite à long terme, et construire
une stratégie pertinente entre deux avions ?
J’y accole
immédiatement le mot de « vertueux », pour ne faire l’apologie de l’inaction et
du laisser-faire : le lâcher-prise n’est pas le laisser-faire, il est tout le
contraire.
Le lâcher-prise est
l’attention portée aux courants en place, à ces moments où vouloir agir ne
servirait à rien. Il est le refus de se laisser emporté par ce qui n’est
qu’agitation inefficace, dispersion d’énergies, et bruit ambiant. Il est la
volonté de se poser pour réfléchir, regarder et comprendre.