5 oct. 2009

ON CONFOND AGITATION ET PERFORMANCE

Nous sommes malades du temps (1)

« Vous comprenez, je suis obligé de courir de plus en plus, me disait-il en me coupant les cheveux. Tout va tellement vite. Si je manque une innovation, je vais perdre tous mes clients et je n'aurai plus qu'à fermer mon salon »
Je l'ai regardé interloqué : pensait-il vraiment ce qu'il était en train de me dire ? Oui visiblement, il pensait que, si son salon n'était plus à la pointe de la nouveauté, ses clients ne viendraient plus. Or il ne s'agissait pas d'un salon de haute coiffure ou extrêmement pointu. Non, c'était un salon plutôt mode, mais « normal », à proximité de la Bastille.
J'ai essayé de lui expliquer que je ne pensais pas que manquer une innovation était pour lui à ce point si critique (de quelle innovation parlions-nous d'ailleurs ? Un shampooing de plus ? Une nouvelle coloration ? Un ciseau révolutionnaire ?). Prenant mon cas en exemple, je lui indiquais que je venais simplement à cause de la qualité de l'accueil et de la coupe, et pas d'une innovation quelconque.
Il me fut impossible de le convaincre. Décidément, si même le propriétaire d'un salon de coiffure a peur que tout s'effondre aussi vite, nous sommes bien tous malades du temps.

Malades du temps. Partout, tout autour de moi, je ne vois que des gens en train de courir. Les directions enchaînent plan d'action sur plan d'action, et ne voit pas qu'à force de mouvement brownien, elles ne bougent pas et que rien ne se transforme : elles sont comme ces athlètes qui courent de plus en plus vite sur le stade, et passent de plus en vite au même endroit, elles tournent en rond. 
Cette agitation ne concerne pas que les directions, mais s'est propagée à l'intérieur des entreprises : partout, on sent une activité trépidante. Pas un bureau vide, pas une tête songeuse, personne ne traine devant la machine à café. Dès que l'on marche dans un couloir, on est bousculé par des gens qui courent en tous sens, les bras chargés de dossiers. En réunion, chacun a son blackberry et répond immédiatement au moindre message. Dès 8 heures le matin, l'effervescence commence et elle va durer jusqu'à 20 heures, voire au-delà.
Si agitation rimait avec efficacité, toutes les entreprises seraient performantes. Or souvent cette agitation rime avec moindre réactivité réelle, moindre compréhension de ce qui se passe, moindre rentabilité. Confusion entre activité et performance, agitation et progression…


La crise actuelle n'arrange rien, bien au contraire. Au lieu de se rendre compte que c'est parce que l'on a trop couru que l'on n'a pas vu les signes annonçant la crise, on court encore davantage. Le stress et la crainte pour la survie ne sont pas toujours de bons conseillers : la peur de mal faire et d'être distancé déclenchent des réflexes issus de nos cerveaux reptiliens.
Dernièrement, j'ai entendu à la radio une journaliste vedette, un de ceux qui enchaînent émission sur émission, dire : « Entre mon rôle de rédacteur en chef de mon journal et éditorialiste, et toutes les émissions auxquelles je participe, c'est bien simple, je n'ai plus cinq minutes de libre pour m'arrêter ». Il disait cela comme la preuve de sa performance et de son importance. Son interlocuteur en sembla d'ailleurs impressionné. En moi-même, je pensais : « Mais quand réfléchit-il ? Comment peut-il vraiment faire son métier d'éditorialiste et de journaliste en courant tout le temps de la sorte ? ».
(à suivre)

3 oct. 2009

AVEC LE TEMPS

En introduction d'une suite de trois articles à venir sur le temps, la chanson magique de Léo Ferré

1 oct. 2009

UNE QUESTION « SIMPLE » : QUI DÉCIDE ?

Répondre pour aujourd'hui est difficile, répondre pour demain est impossible


Supposons d'abord que nous sommes face au cas le plus simple : je suis seul à décider. Dans ce cas limite et un peu théorique, nous savons donc répondre à la question « qui décide ? ». La réponse est moi.

Certes, mais ma décision va reposer sur une interprétation, interprétation fonction de ma mémoire, de mon histoire et de ma perception de la situation. Comme mémoire et histoire se recomposent sans cesse, mon identité change continûment et de façon imprévisible : je ne peux pas savoir qui je serai vraiment demain, du moins pas assez précisément pour en déduire ce que je déciderai.

Ainsi ce « moi » qui décide n'est pas constant et est en évolution : je ne sais plus vraiment qui j'étais car ma mémoire fluctue, je ne sais pas vraiment qui je serai car cela dépendra ce qui va m'arriver. Donc si je peux éventuellement savoir qui est en train de décider en ce moment, je ne peux pas répondre pour dans quelques mois ou années.

Mais la plupart du temps, une décision est un processus collectif. C'est toujours le cas en entreprise : même quand la décision finale ne repose que sur une personne, elle a été préparée et orientée par le travail des autres.

Les incertitudes existant sur une décision individuelle sont alors considérablement amplifiées :
- Qui a participé, participe ou participera à la décision ?
- Comment identifier et pondérer toutes les parties prenantes ?
- Faut-il se limiter au périmètre stricto-sensu de l'entreprise, ou prendre en compte ceux qui, dans son environnement, peuvent intervenir : financiers, clients, régulateurs… ?
- Quels sont les impacts de l'histoire et de la culture collectives ?
- …
Il est extrêmement difficile de répondre à ces questions pour une décision en train de se prendre. C'est impossible de façon prévisionnelle : pensez à votre entreprise et essayez de savoir comment seront prises telle ou telle décision dans un mois ou trois mois. Vous ne pouvez pas répondre précisément. C'est évidemment pire à un an ou trois ans.

Comment donc savoir ce qu'une entreprise va décider à l'avance, si on n'est déjà pas capable de répondre à cette question : qui va décider ?

30 sept. 2009

LA DÉCISION EST-ELLE UN PROCESSUS LOGIQUE ?

Les ressorts cachés
Pendant longtemps, Treca s'est interdit de commercialiser un seul matelas en latex. 
Pour cette entreprise, une des leaders dans le domaine du matelas, sorti du ressort, pas de salut. Certes, elle était en position de force sur ce segment, mais celui du latex se développait. Imperméable à toute logique, sa Direction refusait même d'en discuter. 
Pourquoi une telle obstination ? Parce que cela touchait implicitement à l'identité de l'entreprise. En effet, que veut dire Treca ? Treca est un raccourci pour « Tréfileries Câbleries » : l'entreprise était née autour de son activité de tréfilerie. Aussi le ressort n'était pas seulement un objet pour assurer le confort, c'était la raison d'être de l'entreprise, la justification de son nom. 
S'autoriser à étudier le marché du latex s'était risquer d'abandonner un jour le ressort, prendre le risque de perdre son identité, tuer le père en quelque sorte.



Au milieu des années 80, j'étais à la Délégation à l'Aménagement du Territoire et à l'Action Régionale, au sein de l'équipe en charge de veiller à une meilleure répartition géographique des emplois en France. Une des questions centrales était : pourquoi une entreprise décide-t-elle de localiser là plutôt qu'ailleurs un nouveau projet ? 
Au-delà des critères logiques et connus comme la qualité de la main d'œuvre locale, la desserte en transport ou le coût total, nous avions identifié un critère caché et souvent déterminant : la localisation de la résidence secondaire du ou des décideurs. 
Que se passait-il ? Comme l'analyse des localisations possibles conduisait la plupart du temps à plusieurs options, le choix final allait dépendre de la grille de choix et de la pondération entre les différents critères. Or cette grille et cette pondération étaient très largement subjectives et ne pouvaient être déduites d'aucun manuel de management. A ce moment-là, le ou les dirigeants concernés repensaient qu'eux-mêmes, auraient à aller dans cette usine, et que, si elle n'était pas trop loin de leurs maisons de campagne, ce serait quand même pratique. Sans forcément s'en rendre compte, ils influaient en ce sens au moment du choix.
A son arrivée à la tête de cette grande entreprise, ce dirigeant expérimenté avait eu pour la première fois de sa carrière à faire face à un nouveau secteur d'activités : les enjeux technologiques étaient complexes, le jeu concurrentiel mouvant, le rythme des innovations très particulier, la logique qui en résultait difficile à appréhender. 
Rapidement, il avait été perdu, mais, convaincu de son aura personnelle et dopé par la longue histoire de ses succès, il n'en avait parlé à personne. Il avait cherché à apprendre le plus vite possible toutes ces nouvelles règles du jeu, mais il gardait la nostalgie du secteur qu'il venait de quitter, un peu comme on regrette une terre natale. 
Heureusement, son entreprise était prospère et avait à choisir un nouveau domaine d'activités. Une évidence s'imposa à lui : le secteur qu'il avait quitté, celui qu'il connaissait si bien, était le bon. Une étude stratégique après, la décision était prise : son entreprise allait s'y développer. 
Cette décision étonna bon nombre d'analystes, car le lien entre ce nouveau domaine et les activités historiques de l'entreprise n'était pas évident. Mais la signature apposée au bas de l'étude stratégique était tellement convaincante, la force de conviction du dirigeant tellement grande que personne ne dit rien, et la décision fut prise.

Une entreprise qui ne peut pas décider parce qu'elle a peur pour son identité, une autre qui choisit une implantation parce que la résidence secondaire d'un des décideurs est proche, une troisième qui se lance dans un nouveau secteur parce que son dirigeant en vient. Décidément, la décision ne se prend pas de façon aussi logique qu'on ne le croît souvent.

29 sept. 2009

L’UNIVERS EST UN PIÈTRE JOUEUR DE BONNETEAU


Quand une particule est à deux endroits à la fois

Vous connaissez le jeu du bonneteau. Le principe en est simple : il s'agit d'essayer de deviner où se trouve un objet, dans quelle main ou sous quel gobelet. Tout l'art du manipulateur est de vous distraire en vous faisant suivre la mauvaise main ou le mauvais gobelet. Sans parler des tricheries possibles.

Maintenant je vous demande de suivre une particule élémentaire. Vous soulevez le gobelet de gauche, elle y est. Mais si vous aviez soulevé le gobelet de droite, vous l'auriez trouvé aussi. Et sous le gobelet du milieu également. En fait, il suffit que vous souleviez un gobelet pour qu'elle y soit et qu'elle ne soit pas sous les autres. Mais tant que vous n'avez soulevé aucun des gobelets, elle est sous les trois.

Ainsi si vous jouiez au bonneteau contre l'univers, vous seriez assuré de gagner : quel que soit votre choix, ce serait le bon. L'univers est un joueur de bonneteau qui perd à coup sûr !

Mais là où il se rattrape, c'est que si maintenant vous voulez faire une nouvelle partie avec la même particule, vous ne pourrez jamais avec certitude retrouver la particule initiale. Est-ce la même, est-ce une autre ? Vous ne saurez jamais.

Michel Bitbol développe l'histoire suivante : imaginez que l'on définisse Richard Nixon comme le vainqueur des élections présidentielles américaines de 1968. Que se passe-t-il si le résultat change ? Richard Nixon devient-il quelqu'un d'autre ? Mais s'il n'avait pas gagné, nous saurions ce qui se serait passé et nous aurions une continuité de l'histoire. Nous serions donc alors capables de savoir où se trouve le vrai Nixon. Il suffirait de remonter jusqu'à l'acte de naissance. Pour une particule, si l'on veut rembobiner le temps en arrière, pas de chances : il n'y a pas une seule trajectoire possible, mais une infinité. Comment savoir laquelle est la bonne et d'où venait la particule ? Impossible de répondre avec certitude, impossible de savoir où elle était.

Ainsi si Richard Nixon était une particule, je ne pourrais jamais le définir autrement qu'à partir d'un événement précis comme par exemple son élection, et pas comme celui qui a suivi tel ou tel parcours historique. Et si je le définis comme cela, comme je n'ai aucun moyen de modifier a posteriori le passé, je n'ai aucun risque d'erreur : puisque c'est Richard Nixon qui a gagné l'élection, aucune autre particule ne peut les gagner à sa place. Une fois le gobelet soulevé, l'objet est sous le gobelet et seulement lui.

Continuons à jouer à bonneteau. Comme vous voulez comprendre comment tout cela est possible, vous demandez au maître du jeu de rejouer exactement la même partie. L'Univers vous regarde et répond : « Désolé, je ne rejoue jamais deux fois de suite la même partie. Tout est beaucoup trop complexe, tout bouge. Je peux jouer sans fin, mais rejouer à l'identique jamais. » Dommage donc : rien n'est reproductible.

Maintenant comme vous vous fatiguez de vouloir suivre les particules une par une, vous vous intéressez au suivi global d'un grand nombre de particules. Au lieu de jouer au bonneteau avec une particule, vous suivez un faisceau lumineux. Là plus de problème, vous retrouvez le monde qui vous est familier : la lumière ne peut pas être à deux endroits à la fois ; si vous éteignez et que vous rallumez, vous pouvez reproduire le résultat.

Tout va mieux, votre gueule de bois quantique se dissipe un peu. Il vous reste quand même un arrière-goût. Comme une inquiétude. Mais vous savez que la mécanique quantique ne concerne que les particules élémentaires, alors pourquoi s'inquiéter, n'est-ce pas ?

28 sept. 2009

NE PLUS PRÉVOIR À COUP DE TABLEURS EXCEL

Halte au chamanisme Microsoft

Résumons les principes de la prévision grâce aux tableurs excel :
1. Vous mettez dans un grand tableur les données de dernières années. Ce tableur reprend toutes les données accessibles (volume produit et vendu, chiffres d'affaires, marges à différents niveaux, rentabilité des capitaux…), ce pour chaque unité composant l'entreprise (filiales, régions, lignes de produits). Plus vous avez de détails et d'historique, plus vous êtes satisfaits.
2. Vous analysez toutes ces données grâce à toutes les techniques de modélisation en votre possession pour trouver les lois sous-jacentes qui relient ces nombres entre eux : interdépendance entre les unités, interdépendance entre les données, évolution dans le temps. Au besoin vous êtes quelques analyses de régression, et autres astuces venant de la boîte à outils des statistiques.
3. Grâce à ces lois trouvées, vous projetez la situation actuelle dans le futur à l'horizon visé (3 ans, 5 ans, 10 ans). Ceci vous donne non seulement la valeur à cet horizon, mais définit l'intervalle de confiance à 95%, c'est-à-dire qu'il y a 95% de chances que la valeur réelle soit à l'intérieur de cet intervalle. Vous jetez quand même un œil sur les résultats pour vérifier que vous n'arrivez pas à des « aberrations ». Si vous en trouvez, vous modifiez un peu les lois jusqu'à faire disparaître ces anomalies.
4. Vous faites des tests de sensibilité en faisant varier les hypothèses clés qui sous-tendent les lois appliquées. Compte-tenu de votre expérience, vous appliquez une déformation de +/- 20%, 30%, 40%. Aucune règle précise.
5. Vous savez alors non seulement quelle sera la situation la plus probable à 3, 5 ou 10 ans, mais vous aurez des scénarios l'encadrant.
Quel est le problème de cette approche ? Il peut être résumé brutalement : cette méthode est fausse et dangereuse. Fausse, car contrairement à ce qui est affirmé la situation anticipée ne correspond pas du tout à la situation la plus probable et les scénarios n'encadrent pas non plus le possible. Dangereuse car elle fait croire à la Direction qu'elle a balisé le futur.

Pourquoi est-elle fausse ?

Parce que l'on est incapable de modéliser réellement comment fonctionne la situation actuelle et de tenir compte de toutes les interdépendances. Au mieux, on aura une vision très approximative et loin de l'exactitude.
Parce que la projection de la situation actuelle vers le futur suppose que ce qui a sous-tendu l'évolution passée sera vrai dans le futur, ce qui reste à démontrer. Au mieux, il y aura de faibles déformations. Au pire, tout sera changé.
Parce que, si, dans le futur, les lois passées restaient encore valables, comme les évolutions complexes sont régies par des lois de type chaotique, les approximations sur la situation initiale et sur l'évolution des lois rendent vain l'exercice de prévision, au-delà du très court terme.
Tout ce temps passé à constituer ces fausses prévisions est autant de temps que l'on ne passe pas à observer attentivement la situation actuelle et à réfléchir vraiment sur le futur.

Pire, une fois ces tableaux remplis, quelques mois plus tard, on risque d'oublier comment on les a constitués, ainsi que toutes les erreurs et approximations qui ont été faites. Il ne restera plus que les chiffres annoncés, chiffres qui seront devenus la vision du futur.

Parfois ces chiffres se retrouvent ensuite dans les budgets des années à venir : on va évaluer la performance d'une unité ou d'un manager sur sa capacité à respecter des prévisions, alors que celles-ci sont sans valeur réelle. On entendra à l'occasion d'un comité de direction : « Tout va bien, nous sommes en avance sur nos prévisions. » Ce qui se passe dans le monde réel n'a plus finalement tellement d'importance : l'entreprise s'enferme progressivement dans la virtualité du monde qu'elle s'est construite et qu'elle a imaginé.

Arrêtons donc le plus vite possible ce mode d'approche.

25 sept. 2009

MALGRÉ TOUT, ON ARRIVE QUAND MÊME À SE COMPRENDRE… PARFOIS


La compréhension émerge (suite)

Plus ma mémoire est riche, plus j'ai le souvenir de mes interprétations passés, plus le nombre d'interactions possibles entre tous ces souvenirs et le présent tel que perçu est grand, plus ma compréhension pour être riche. Ainsi elle se construit progressivement au cours de la vie et se sophistique de plus en plus. A tel point que, face à certaines situations, nous savons avoir compris.

Le plus souvent, il ne suffit pas de comprendre soi-même, mais il faut faire partager cette compréhension à un tiers.

Pas facile, quand cette compréhension a émergé et n'est pas le résultat d'un raisonnement simple. Si comprendre se résumait toujours à « Je comprends pourquoi 0+0=0 », ce ne serait pas trop compliqué à expliquer (Quoique… Essayez d'expliquer simplement à quelqu'un pourquoi 0+0 = 0…). Mais ce que nous avons à comprendre est toujours plus complexe.

Souvenir de ce dirigeant pour lequel je travaillais et qui m'avait posé la question suivante : « Pouvez-vous me préciser pourquoi vous voyez cette évolution pour notre marché ? ». 
Comment répondre à cette question ? Comment expliquer d'où me venait la compréhension de la situation et la conviction qui s'en est dégagée ? Un seul moyen : avoir compris que je ne comprends pas « logiquement », mais par « émergence » et l'avouer à mon interlocuteur.
« Je sens que vous avez envie que je vous démontre la solidité de ce que je viens de vous dire, lui répondis-je. L'idéal serait un bon enchaînement logique qui, à partir d'une analyse de la situation actuelle, de prévisions de marché et des actions des concurrents, montrerait ce qui va arriver. C'est bien cela ?
- Oui, vous formulez plus précisément ma pensée, mais c'est bien ce que j'attends de vous.
- Désolé, mais cela ne va pas être possible. Par contre, ce que je peux faire, c'est vous exposer l'ensemble des faits que j'ai réunis, sur votre position actuelle, sur des futurs possibles, sur des hypothèses d'actions des concurrents, sur l'évolution de la société en général. Puis tâcher de vous faire percevoir comment j'en suis arrivé à la conviction que je viens de vous exprimer, il y a quelques minutes. Mais cela reste une conviction, et non pas une certitude. »


Comment alors arriver à bâtir ces compréhensions communes qui vont être indispensables au moment de l'action ? Pas de recettes miracles malheureusement. Quelques conseils simplement :
-    Savoir que la compréhension commune est un but indispensable à atteindre et en même temps illusoire,
-    Toujours faire partager les faits de base sur lesquels repose sa compréhension : c'est le seul moyen d'espérer une compréhension commune émerge.
-    Se confronter sur l'analyse de ces faits pour synchroniser au mieux les interprétations 
Malgré toutes ces difficultés, il est possible de construire des compréhensions communes car, comme l'écrit Wittgenstein  : « Il serait étrange de dire : La hauteur du mont Blanc dépend de la manière dont on le gravit ». Donc on doit pouvoir arriver à se mettre d'accord, le pire n'est pas certain !

24 sept. 2009

DIFFICILE DE COMPRENDRE POURQUOI ON COMPREND

La compréhension émerge

http://www.cyrilalmeras.com/photos/maternite/femme-enceinte.html
Il y a quelques jours, j'écoutais distraitement Europe 1. J'ai souvent la radio qui fonctionne en arrière-plan. Mon oreille « mentale » fut arrêtée par le propos suivant (comme je le cite de mémoire, ce ne sont pas les mots exacts, mais l'idée était bien celle-là) : « Avec un temps de grossesse de neuf mois, comment les hommes et les femmes auraient-ils pu aux temps préhistoriques relier le fait de faire l'amour un jour J avec la naissance neuf mois plus tard ? Le test de grossesse n'existait pas ! Pour eux, cela devait rester mystérieux. Il s'écoule en effet plusieurs semaines avant qu'une femme puisse réellement voir qu'elle est enceinte.»

Amusant non, cette question : comment avons-nous pu comprendre que les enfants naissaient parce que nous avions fait l'amour. C'est évident pour nous aujourd'hui, du moins pour les adultes, mais cela n'a rien d'évident. Mettez-vous un instant dans la peau d'un homme ou d'une femme au temps de la préhistoire : vous faites l'amour avec un ou une partenaire. Puis vous vaquez à vos occupations quotidiennes : un peu de chasse, un peu de bois pour le feu, quelques silex à tailler, une ou deux peintures rupestres. Les jours passent. Un jour, disons deux mois plus tard, vous voyez votre ventre ou celui de votre partenaire grossir. Et là, vous allez vous dire : « Mince, je n'aurai pas dû faire l'amour, il y a deux mois. Cela va faire encore une bouche de plus à nourrir. » ? Vraiment ? Pourtant cela est arrivé : un jour, un homme ou une femme a fait le lien. Comment ? Mystère de la compréhension. Notre corps sait-il pour nous ? Y a-t-il transfert d'informations entre lui et le cerveau, cerveau qui n'est finalement qu'un morceau de ce corps ?

Impossible de parler de langage et de compréhension, sans donner, ne serait-ce qu'un instant la parole à Ludwig Wittgenstein, philosophe clé du début du siècle précédent : « La vache mâche du fourrage, et sa bouse sert ensuite d'engrais à la rose, donc la rose a des dents dans la gueule de l'animal. Il ne serait pas absurde de le dire, car on ne sait pas de prime abord où chercher les dents de la rose. » (Recherches Philosophiques 1953 - Gallimard 2004 p.311). J'aime particulièrement cette « démonstration » qui montre que l'on peut être un philosophe majeur, tout en étant accessible et en ayant de l'humour, et surtout qui est un exemple de raisonnement déviant.

Et pourtant, le raccourci est vrai : puisque la rose s'est nourrie grâce au fourrage, c'est bien qu'elle doit avoir des dents cachées, non ? Aucun d'entre nous ne ferait naturellement cette erreur de compréhension.

Autre exemple, toujours tiré de Wittgenstein (ibid p.61) : « Suppose qu'au lieu de dire à quelqu'un : "Apporte-moi le balai !", tu lui dises : "Apporte-moi le manche du balai avec la brosse qui y est fixée !". La réponse n'est-elle pas : "C'est le balai que tu veux ? Pourquoi donc t'exprimes-tu si bizarrement ?" Comprendra-t-il mieux la phrase sous la forme plus analysée ? »

En un résumé brutal : comprendre les mécanismes sur lesquels repose la compréhension est un art difficile !

Que peut-on en dire ?

Que la compréhension est un processus émergent. Elle est produite par le télescopage d'informations complémentaires et éventuellement simultanées. Notre perception est le résultat de processus de comparaison coopérative, faisant intervenir la forme, la couleur, la taille, la consistance, le mouvement, l'orientation, etc. (voir notamment L'inscription corporelle de l'esprit de Francisco Varela, 1993, p.212 à 232).

(à suivre)

23 sept. 2009

SOUS D’AUTRES PONTS, AUSSI…

Système ouvert, auto-organisation et résilience (suite)
Ceci m'amène à préciser un point manquant : la Seine n'est pas seulement un système formé d'eau qui relie Source Seine à la Manche, c'est aussi un système qui suit quelques règles intangibles : 
- La loi de la pesanteur s'applique.
- Une molécule d'eau est composée de deux atomes d'hydrogène et d'un atome d'oxygène et est soumise à des caractéristiques constantes : température de fusion et d'ébullition, fluidité, volume selon l'état… 
- La capacité ou non de l'eau à se mélanger avec d'autres molécules est définie une fois pour toute. Notamment, les types de relations qui peuvent exister avec les molécules qui composent l'air terrestre, ainsi que le sol sur lequel la Seine va couler, ne sont pas susceptibles d'être modifiées (par exemple, une roche ne peut pas devenir poreuse alors qu'elle était imperméable)
Sorti de ces règles, tout peut se produire et ces règles sont suffisantes pour permettre à la Seine d'exister et de durer, sauf rupture extrême : personne n'a besoin de guider les molécules d'eau qui tombent sur ciel pour les amener à rejoindre la Seine ; personne n'a besoin de décider que la Seine doit sortir de son cours parce que la crue est trop forte ou d'y retourner quand la crue cesse.

La Seine est un système ouvert et auto-organisé. Notre univers est composé d'une multitude de tels systèmes et ce sont eux qui lui donnent une capacité à changer sans se détruire. La plupart de ces systèmes sont beaucoup plus complexes que celui de la Seine. C'est singulièrement le cas de tous les systèmes vivants.


On retrouve toujours les caractéristiques vues avec la Seine :
- Le système suit quelques règles intangibles qui sont celles qui vont garantir son identité et la continuité de son existence.
- Le système est borné par une « peau » qui définit ce qui est dedans ou dehors. Cette peau est souple et changeante. Elle est aussi perméable.
- Il échange continûment avec l'extérieur. Ces échanges peuvent porter sur des éléments matériels (photon, molécules) comme immatériels (données, information.
- Tant que les évolutions externes restent à l'intérieur d'une certaine plage de variation, la survie du système est assurée : il se transforme et évolue tout en restant conforme à ce qui définit son identité.
Chacune des poupées russes qui composent un être humain est un sous-système ouvert auto-organisé. Notamment on trouve des sous-systèmes prenant en charge des fonctions, comme la digestion, la circulation du sang, la respiration. Ces sous-systèmes sont capables de collaborer ensemble pour construire un nouveau sur-système (logique des poupées russes).

Dans le cas de l'être humain, le nombre de sous-systèmes mis en jeu et la complexité du seul sous- système cérébral (compte-tenu de nombre de connexions possibles et de leur capacité à se transformer) aboutissent à ce qu'Edgar Morin appelle l'hypercomplexité.

Finalement, ni ordre complet, ni désordre total, chaque système complexe est suspendu entre ordre et chaos, ou disons qu'il est une réponse ordonné respectant le chaos de l'univers. L'auto-organisation n'est ni un ordre rigide qui serait détruit au moindre aléa, ni un hasard constamment fluctuant. Elle est au cœur du vivant et de sa capacité à faire face à des perturbations non prévues


De la même façon que la Seine n’est pas l’eau qui est en train de passer sous le pont Mirabeau, ni seulement le fleuve qui passe là, comment définir ce qui fait qu’une entreprise reste elle-même quand elle subit une transformation profonde ?
Quand IBM devient une entreprise centrée sur le software et sur la prestation intellectuelle, est-elle toujours IBM ? Quand Total absorbe successivement Fina, puis Elf, est-elle toujours Total ? Quand Veolia nait à partir de la scission des activités environnement issues de la Générale des Eaux redevient-elle la Générale des Eaux sous un autre nom ? Quand France Telecom cesse d’être une entreprise de service public et s’internationalise de plus en plus, est-elle toujours France Telecom ?...
Cette question peut sembler un peu théorique et loin des préoccupations habituelles qui occupent les esprits des dirigeants lors des fusions-acquisitions. Je crois pourtant qu’il est important de chercher à y répondre si l’on veut maintenir ce qui soude une entreprise, ce qui lui permet d’être auto-organisée. Sinon, l’entreprise peut ensuite soit se déliter et se désagréger, soit se rigidifier : aucune Direction Générale ne pourra maintenir de force la cohésion de l’entreprise sans la détruire. Cette identité de l’entreprise doit être partagée par tous. La Seine ne reste un fleuve face aux aléas que parce que toutes les molécules d’eau qui la composent suivent les mêmes règles communes.
D’autres entreprises, comme L’Oréal, Nestlé ou Sony, ont des parcours plus continus et cette question sur la permanence de leur identité ne se pose pas.

22 sept. 2009

SOUS LE PONT MIRABEAU, COULE LA SEINE…

Système ouvert, auto-organisation et résilience
Sous le pont Mirabeau, coule la Seine et nos amours… Laissons passer les amours, et regardons la Seine. Comment la définir ? Qu'est-ce que la Seine ?

Est-ce ces molécules d'eau qui est train de passer ? Non, car, dans quelques jours, cette eau se sera dissoute dans la mer. La Seine n'est pas une quantité d'eau précise, c'est un flux, c'est l'eau qui est passé, passe et passera sous le Pont Mirabeau. Du coup, les mots d'Apollinaire sonnent comme une définition : la Seine est ce qui passe sous le pont Mirabeau. Est-ce à dire que si l'on détruit ce pont, il n'y a plus de Seine ? Comment dans l'exemple de Richard Nixon et de sa définition comme celui qui a gagné l'élection présidentielle américaine de 1968, il faut trouver un mode de définition de la Seine qui ne la lie pas uniquement au pont Mirabeau.

Essayons. Je vous propose de définir la Seine comme un système formé de toutes les molécules d'eau qui se trouvent sur un parcours qui commence à Source Seine sur le plateau de Langres et finit à proximité du Havre, là où elle se jette dans la Manche.

Reprenons ces différents points pour les préciser et voir les problèmes et limites.
- La Seine est un système ouvert qui recueille constamment de l'eau sur tout son parcours et en perd par évaporation dans le même temps. Cette eau le quitte à son extrémité.
- Les limites du système sont suffisamment précises pour que ce qui est la Seine soit parfaitement identifié et de façon unique. Mais elles sont en même temps flous : on ne peut définir exactement où commence et surtout où finit la Seine, à quel moment une molécule d'eau n'est plus dans la Seine, mais dans la Manche. Il en est ainsi aussi pour toute l'eau recueillie sur le parcours : à quel endroit précis, l'eau n'est plus dans un affluent, mais dans la Seine.
- La forme de la Seine est changeante et s'adapte aux situations instantanées : le niveau de l'eau peut monter ou descendre ; elle peut, en cas de crue, sortir de son lit et s'étendre, et ce de façon réversible. Si la géographie se transforme sur son parcours (par exemple lors de la création d'un barrage), son cours sera modifié sans que le système ne soit détruit : elle continuera à relier sa source à la Manche. En cas de transformation définitive, il sera possible de dire que le nouveau cours est bien toujours celui de la Seine, car on pourra tracer continûment cette transformation et que le nouveau cours reliera toujours les deux mêmes extrémités. 
- Par cette définition, tout ce qui voyage avec l'eau, mais n'est pas de l'eau ne fait pas partie de la Seine. La surface de contact de l'eau avec les corps étrangers constitue donc la limite de la Seine, une forme de peau. Cette peau se transforme constamment.

Cette définition permet de résister à la disparition du pont Mirabeau : tant qu'il sera là, la Seine coulera bien dessous ; s'il disparait, je saurai retrouver la Seine. Elle est aussi résiliente aux aléas de la météo et de la géographie : qu'il pleuve beaucoup ou peu, que le Bassin Parisien reste ce qu'il est ou se transforme, la Seine sera toujours identifiable. Elle se sera transformée, mais n'aura pas disparu.

Mais si le niveau de perturbation dépasse un certain seuil, la Seine peut disparaître : s'il ne pleuvait plus de tout, la quantité d'eau pourrait devenir insuffisante pour atteindre la Manche ; si une transformation majeure du relief comme la naissance d'un nouveau massif montagneux intervenait, il pourrait ne plus être possible de relier Source Seine à la Manche en respectant la loi de la pesanteur.

(à suivre)