12 oct. 2010

CHACUN CHEZ SOI ET LES VACHES SERONT MIEUX GARDÉES !

Le bon temps des colonies…

Avant, les contours étaient précis : on savait où on était né, quelles étaient ses racines, quels étaient les territoires où l'on allait habiter. Le dehors était un peu théorique, on était protégé par les distances, les appartenances géographiques avaient un sens. Certes, il y avait bien des échanges, mais ils n'étaient finalement que superficiels, ils venaient apporter les épices qui nous étaient nécessaires.
Ceci était vrai du moins en Europe, aux États-Unis ou en Chine. Pour ce qui est de l'Afrique, de l'Amérique ou de l'Inde, ils avaient connu les « joies » de la colonisation et avaient contribué à notre richesse.

Mais pour un Français, ceci restait théorique. Il savait bien que l'on avait des colonies, il se doutait que l'on y était pauvre et sale, mais bon, pour sa vie quotidienne quelle importance ? Assis dans la chaleur de sa mère patrie, conforté par des politiques qui se gardaient bien de lui expliquer que notre prospérité relative n'était possible que grâce à la pauvreté des autres, il était tranquille dans ses frontières. Finalement les brumes de sa pensée lui masquaient la réalité du reste du monde, qui n'était qu'un sujet de reportages ou d'excursions touristiques.

Les frontières étaient alors une réalité, les limites avaient un sens : elles nous protégeaient et servaient à défendre les avantages acquis, elles étaient les remparts de la forteresse de nos privilèges. A l'abri de ces frontières, nous étions cramponnés à la pente pour résister à tout changement.
Ces frontières n'étaient pas seulement physiques, mais aussi – et peut-être surtout – culturelles : nous avons construit au fil des années un ensemble de certitudes justifiant et expliquant l'existence de nos avantages. Appuyés sur un racisme toujours sous-jacent, soutenus par nos religions – juives et chrétiennes –, par les pensées issues du « Siècle des lumières » – rien que le fait d'avoir appelé ce siècle ainsi montre l'arrogance de notre pensée –, et par la si fameuse « Déclaration des droits de l'homme », sereins, nous dominions le monde, certains que c'était pour le bienfait de tous.

Certes nos frontières locales fluctuaient en fonction des aléas des mariages princiers ou des guerres, certes nous avions droit à notre quantum de morts, certes le siècle dernier a été celui des pires atrocités, mais nous faisions, pour ainsi dire, cela en famille. Et comme tout le monde le sait, les batailles familiales sont les pires. On était entre soi : tout Français savait depuis longtemps qu'un Allemand ou un Anglais n'étaient pas des Français, mais c'étaient quand même des cousins proches. D'ailleurs les Alsaciens pour parler des autres Français ne disaient-ils pas « les Français de l'intérieur »…

Par contre, ceux qui étaient vraiment différents, ceux qui n'étaient pas comme nous, ceux vis-à-vis desquels il fallait se protéger – au moins au cas où… –, c'étaient tous les autres : les Africains, les Asiatiques, les Arabes… Les pensées libérales développaient bien des discours en surface non racistes, mais dans les faits, nous faisions tout, individuellement et collectivement, pour défendre nos avantages si longuement construits, un peu comme un syndicat d'une entreprise, pour défendre les intérêts de salariés qu'il représente, laissera, sans états d'âme, se dégrader les conditions de travail chez les sous-traitants. Égoïsme bien humain, me direz-vous…
Certes, mais aujourd'hui tout est en train de voler en éclat : les brumes de la globalisation et des connexions informationnelles sont venus dissoudre les frontières. Quand je marche dans les rues de Paris, je ne sais plus ce que veut dire être Français : tout se mélange, tout se transforme, tout s'enrichit mutuellement. Les races sont multiples, et bon nombre ne sont plus des immigrés, mais bien des citoyens français ; la langue se transforme, s'hybridant de la richesse venue des banlieues. Les biens, physiques comme culturels, sont « multilocalisés », c'est-à-dire sont le fruit d'un processus de production impliquant plusieurs pays. Il en est ainsi aussi bien de la musique – de plus en plus elle nait du croisement des histoires musicales – que d'une automobile !

(à suivre)


11 oct. 2010

JARDIN À LA FRANÇAISE OU À L’ANGLAISE ?

Comment faire face à l'incertitude dans un cadre rigide et uniforme ?

Debout, le dos à son château de Versailles, Louis XIV, en regardant le parc qui s'étendait devant lui, a dû ressentir un sentiment de puissance et de sécurité. Il a dû aimer ces grandes perspectives structurées par des immenses allées. Grâce à elles, le jardin est lisible de presque n'importe quel point. Essences et bassins se répètent en suivant la simplicité des rythmes. Tout cela exprime la puissance, le repos, la solidité.
Comment a procédé le concepteur de ce jardin ? Dans le silence de son bureau, sans avoir eu besoin de voir le terrain où le jardin allait prendre place, guidé par sa créativité personnelle, il a dessiné son plan. Ensuite, il a reconfiguré le terrain, arasant si nécessaire les collines et creusant les bassins. Le résultat est cet ensemble ordonné et majestueux.
Mais est-ce vraiment un lieu de vie ? N'est-ce pas plutôt un lieu de représentation, de théâtre ? Il n'y a plus de place à l'improvisation et au hasard. Tout est prévu, structuré, rigidifié.
Est-ce le bon plan, le bon dessin, la bonne structure ? Oui, tant que tout se déroule comme prévu. Non, si des aléas arrivent, car cette rigidité va devenir fragilité et capacité à se rompre.

En milieu incertain, ce sont les jardins à l'anglaise qu'il faut privilégier, des jardins fait de diversité et d'hétérogénéité. Comme tout n'aura pas pu y être prévu, maintenir du flou sera nécessaire. De cet ensemble, pourra alors naître la vie.
Comment est construit notre cerveau ? Est-il un jardin à la française clairement structuré et figé ? Non, vraiment pas. La cartographie des neurones et de leurs synapses est un enchevêtrement difficilement lisible et compréhensible. Pas de grandes allées, pas de plan détaillé a priori. Les aléas de la vie ont largement dessiné ce réseau : au cours de la phase initiale de constitution du cerveau, les cellules se spécialisent en fonction de l'endroit où elles migrent ; si une fonction initialement prévue est déficiente (cas par exemple d'un aveugle de naissance), les neurones réorienteront leur action vers d'autres sens. Pendant notre vie, ce réseau est constamment modifié en fonction des situations rencontrées, des émotions vécues et des pensées formulées : des connexions synaptiques se créent ou se renforcent, d'autres s'affaiblissent. De nouveaux neurones aussi apparaissent.

Tout sauf un jardin à la française ! On est plus près des jardins à l'anglaise et de leur apparent désordre. Comme eux, derrière ce fouillis apparent, se
cachent une structure et une organisation : des routes existent, des sous-systèmes sont organisés, un plan d'ensemble articule les actions individuelles. Le déroulement du temps les a fait émerger progressivement. L'architecte d'un jardin anglais a lui aussi su tirer parti du terrain, renforcer à une courbe naturelle, placer un bosquet dans le creux d'une autre. Il a en tête un projet qui oriente ses choix et articule les éléments entre eux.
C'est ainsi qu'il faut penser les organisations, comme des jardins à l'anglaise et non pas comme des jardins à la française.


Extrait des Mers de l'incertitude

8 oct. 2010

7 oct. 2010

ON A LES CHIENS QUE L'ON MÉRITE

Histoire de chiens français et indiens…

Chez nous, les chiens sont rangés, parqués, lissés. Pas des hommes bien sûr, mais plus vraiment des bêtes. Ils font partie de la famille, partent en vacances avec leurs maîtres ou dans une colonie estivale, ont leurs produits diététiques et cosmétiques… Ils sont ordonnés. Pas de pagaille, pas d'aléas. Ils ne vont chercher la balle que si on leur lance et ne ramène qu'à celui qui l'a lancée. Ils ne manqueraient plus qu'ils prennent l'initiative ! Regardez ce qui se passe dans un parc, si un chien se saisit d'une balle qui n'est pas la sienne…
Bref, les chiens sont pris en charge. Et il y a une chose qu'ils ne font pas, c'est être ensemble : avez-vous déjà vu un groupe de chiens sillonner les rues d'une quelconque ville ? Comme une bande de copains partis en goguette. Non, n'est-ce pas ? Les chiens vivent séparément les uns des autres, chacun dans sa niche, chacun avec son maître.


En Inde, à l'inverse, le plus souvent, les chiens sont libres et entre eux. Souvenir surtout de ces nuits à Darjeeling où la ville devenait leur territoire. Plus une âme humaine qui vive au-delà d'onze heures le soir. Alors, il ne reste plus que les chiens et ils en profitent. Les rues deviennent le théâtre de leurs jeux et de leurs guerres. Le jour, les hommes s'agitent et les chiens se tiennent tranquilles, comme cachés. Ils lézardent sur un toit abandonné, jettent un œil dans une poubelle, et dorment le plus souvent.

Est-ce le fruit d'un pacte entre les hommes – représentés, je suppose par les autorités locales –, et les chiens – mais qui peut bien les avoir représentés ? – ? Est-ce en échange de la paix accordée dans la journée, que les chiens font ce qu'ils veulent la nuit ? Alors pourquoi aboient-ils la nuit ? Pour rappeler aux hommes leur possession nocturne ? Pour se venger des pierres prises dans la journée ? Allez savoir.
Être chien à Darjeeling est vraiment le rêve – je dois avouer que ce n'est qu'une conviction, je n'ai jamais réussi à recueillir un témoignage direct d'un chien sur ce sujet –, car, vu l'altitude de plus de deux mille cent mètres, la température y est moins élevée qu'ailleurs. Ils ne cheminent pas la langue au ras du sol comme je les ai vus dans d'autres villes. 


Les chiens en Inde sont donc solidaires, libres et un brin sauvages. Je n'ai pas non plus vu de chien agressif : pas de rottweilers, pas de monstres prêts à mordre, pas de muselières…
Finalement on a les chiens que l'on mérite. Nos chiens sont à notre image : solitaires et agressifs. Nous vivons juxtaposés, inquiets de perdre ce que nous possédons, sans souvent nous poser la question de la légitimité et de la nécessité de cette possession. Nous tenons en laisse nos chiens et décidons pour eux ce qu'ils ont le droit de faire ou de ne pas, comme d'autres décident pour nous…


Nos chiens sont ordonnés comme toute la nature que nous avons disciplinée, construite, reconstruite. Le moindre morceau de terre a été nivelé et repensé. Combien restent-ils d'espaces vraiment « naturels », c'est-à-dire tels qu'ils étaient avant la présence de l'homme ? Notre climat local lui-même est sage et ordonné. Délicieux climat tempéré où la température évite les extrêmes, les pluies sont au rendez-vous sans excès. Nous n'avons donc pas peur de la nature. Elle est à notre main.
De temps en temps, celle-ci se permet un écart, et tout de suite, nous sommes inquiets, maladroits, comme dépassés : un été un peu plus chaud, et nous l'appelons canicule et comptons des cadavres ; un hiver avec de la neige et tous les transports sont désarticulés ; des orages persistants et des villages sont submergés…



6 oct. 2010

DANS LE NON-LIEU D’UN AVION SUSPENDU DANS LE CIEL

Le temps nécessaire pour passer d'un univers à un autre

Moment suspendu, entre deux. Sensation de virtualité, comme un arrêt du temps. Irréalité. Ne plus être à Paris, ne pas être encore en Inde. L'avion est un non-lieu, un sas entre deux univers, comme une cabine de décompression. Impossible de savoir si l'on se déplace vraiment. Si j'en crois le petit avion dessiné sur l'écran devant moi, nous aurions déjà parcouru cinq cents kilomètres. Mais pourquoi devrais-je croire cet icône ? D'ailleurs en ce moment, l'application est "currently unavailable" : même les machines ne veulent plus me mentir ! Elles savent, elles, que rien n'est vrai, tout est fiction, tout est numérique. Cet avion ne bouge pas, il est sorti du monde à Roissy et en reviendra à Delhi. Entre les deux, plus rien n'existe, trou noir, suspension hors du temps.

La cabine est obscure, le dehors virtuel, je ne suis nulle part. Le temps qui passe n'a pas pour but de permettre un déplacement physique, mais de préparer un déplacement mental. Comment accepter le choc de la différence sans ce temps suspendu ? L'Inde ne doit pas, ne peut pas être proche, du moins pas trop. Huit heures, voilà la prescription minimum. Huit heures pour se préparer à un plongeon paradoxal, à la fois dans les racines de l'humanité et dans un futur qui s'invente. Je rêve à ces traversées longues et lentes, dans des bateaux qui fendaient l'eau. La durée permettait d'oublier doucement ce que l'on quittait, et de s'apprivoiser à là où on allait renaître. Pouvoir regarder l'eau glisser le long de la coque permettait sans doute à l'esprit de glisser lui aussi de l'un vers l'autre. L'avion lui est brutal, coupé du monde. Je ne vois pas l'air glisser sur le fuselage. Rien. Juste ces huit heures entre deux.
Bientôt, le Gange sera devant moi, avec ses buffles sacrés qui viennent s'y immerger, tout à la fois piscine pour enfants en mal de natation, salle de bain collective, immense lavoir où tout est emporté par le flot, et bien sûr force mystique dans laquelle chacun vient se ressourcer. Tout à l'heure, sorti de l'avion, ayant quitté cet entre-moments, ayant sacrifié au Dieu du déplacement, je poserai ma valise, regarderai cet eau boueuse et pourrai, à mon tour, m'y plonger. Le temps sera alors, à nouveau, arrêté, mais, non plus parce que je serai entre-deux, mais parce que je serai arrivé.

Pour l'instant – mot paradoxal pour parler du temps suspendu –, je suis dans cet espace-temps annulé.
Mais ce temps arrêté est un temps plein, une méditation offerte à qui sait la ressentir. Rien à faire, rien à attendre, rien à penser. Juste être là, immobile, plénitude du vide. Je ressens une joie profonde, sans but, sans fondement. La satisfaction de l'existence brute et virtuelle, satisfait de ne rien obtenir car je ne cherche rien. La joie de la négation. Est-ce que je vis un paradis métaphorique ? Mort à la vie, le temps d'un vol, je suis perché dans un nirvana du néant. Le tout du rien. Un autre sas, un apprentissage offert par Air India, un tao dans les airs.
J'ai écrit spontanément « rien à attendre », pensée paradoxale puisque « normalement », le temps d'un vol est l'attente de l'arrivée. Mais comme tout est entre parenthèses, comme le temps est suspendu, comme je ne crois pas que cet avion bouge réellement, je n'ai plus rien à attendre, simplement à vivre la non-succession des instants. Quand cette parenthèse virtuelle cessera, l'Inde émergera du néant. Ni le « Quand » ni le « Où » n'ont plus de sens. Je vais vivre le bigbang de la création. Le temps et le monde vont resurgir d'eux-mêmes. Le « Quand » et le « Où » reprendront alors leur sens.

5 oct. 2010

« SAVEZ-VOUS QUE L’INVESTISSEMENT EN CHARS À BŒUFS EST ÉQUIVALENT À L’INVESTISSEMENT TOTAL DANS LES CHEMINS DE FER ? »

Un regard sans complaisance sur ses origines indiennes

Dans l'Inde brisée, parue en 1977, V.S. Naipaul, prix Nobel e littérature 2001, dresse de l'Inde, la terre natale de ses parents, le tableau d'un pays prisonnier d'une histoire qui s'effondre peu à peu. En voici, un court patchwork. 

Sur les castes
« La caste et le clan sont plus que des fraternités ; ils définissent complètement l'individu. Ce dernier n'apparaît jamais en tant que tel ; il est toujours fondamentalement le membre de son groupe, avec ses règles, ses rites, ses tabous. (…) Les relations obéissent à un code. La religion et les pratiques religieuses – « la pensée magique et animiste » – cadenassent l'ensemble. Le besoin d'observation et de jugement personnel est réduit ; une sorte de vie purement instinctive devient dès lors possible. (…) Il est moins facile pour les Indiens de prendre du recul et de se livrer à l'analyse. La différence de perception entre Indiens et Occidentaux paraît avec le plus d'évidence dans l'acte sexuel. Un Occidental est à même de décrire un acte sexuel ; même au moment de l'orgasme, il peut observer. Kakar dit que ses patients indiens, hommes ou femmes, ne possèdent pas cette faculté, sont incapables de décrire l'acte sexuel, et peuvent simplement dire : « C'est arrivé ». »
« Comment une personne, habituée depuis l'enfance à la sécurité du groupe, à la sécurité d'une vie minutieusement réglée, peut-elle devenir un individu, un homme à part entière ? Elle sera noyée dans l'immensité d'un monde inconnu ; elle sera perdue. »
« Le scientifique qui revient en Inde perd l'individualité qu'il avait acquise durant son séjour à l'étranger ; il retrouve la sécurité de son identité de caste et le monde est une fois de plus simplifié. Il y a des règles précises, aussi réconfortantes que des bandages. (…) Le fléau du système de castes ne se réduit pas à l'intouchabilité et à la déification conséquence en Inde de la saleté ; le fléau, dans une Inde qui essaie de se développer, c'est aussi la soumission générale qu'elles imposent, ses satisfactions toutes faites, la régression de l'esprit d'aventure, le rejet par les hommes de l'individualité et de la possibilité de s'améliorer. »

Sur le progrès et la technologie
« Les balayeurs, ultime et dernier échelon : leur existence même, le fait qu'ils acceptent une fonction parfaitement méprisée en Inde, renforçait la conviction indienne qu'il était impur de nettoyer, et cela engendrait les abominations que nous allions découvrir. (…) Il était impur de nettoyer ; il était même impur de le remarquer. Enlever les excréments c'était le travail des balayeurs, et en attendant leur venue, les gens se contentaient de vivre au milieu de leurs propres déjections. »
« Le balayeur des rues de Jaipur se sert de ses mains pour mettre de la poussière de la rue dans la carriole. La femme qui brosse la digue du grand barrage du Rajasthan, avant que l'on ne l'enduise de ciment, emploie un bout de chiffon qu'elle tient entre le pouce et le majeur. Voilée, accroupie, presque immobile, mais présente, gagnant sa demie-roupie, elle fait en un jour ce qu'un enfant ferait en se contentant de pousser un balai à long manche. On ne lui en demande pas plus ; elle est à peine une personne. La vieille Inde n'exige que de rares outils, de rares compétences et beaucoup de bras. »
« Le nouveau culte, en Inde, ce sont les chars à bœufs. Les chars à bœufs ne doivent pas disparaître ; après trois mille ans ou plus, la technologie intermédiaire indienne doit maintenant améliorer les chars à bœufs. « Savez-vous », m'a dit quelqu'un à Delhi, « que l'investissement en chars à bœufs est équivalent à l'investissement total dans les chemins de fer ? » »

Sur la non-violence et le dharma
« « La non-violence dans tous les domaines, importants ou non, personnels ou nationaux, est supposée engendrer une quiétude sans trouble ni agitation, à la fois dans la personnalité et la société. ». Mais cette non-violence ou ce non-agir dépend du devenir de la société ; elle dépend de ce que font les autres. (…) La quiétude de Srinivas – composée de karma, de non-violence et d'une vision de l'histoire perçue comme une fable développée – est en fait une manière de se chérir soi-même au milieu du désarroi général. C'est du parasitisme. Ce comportement dépend du fait que les autres continuent à s'activer, que les trains circulent, que les presses impriment et que les roupies finissent par tomber. Il lui faut le monde mais il abandonne l'organisation du monde aux autres. »
« « Fais ton devoir, même s'il est humble », dit la Gita aryenne, « plutôt que celui d'un autre, même s'il est grand. Mourir en faisant son propre devoir, c'est la vie ; vivre en faisant celui d'un autre c'est la mort. ». Le dharma est créateur ou destructeur suivant l'état de la civilisation, et ce que l'on attend des hommes. Il ne peut en être autrement. »
« Durant cette campagne, l'ancien membre du Congrès ne fit aucune promesse et ne développa aucune idée ; tout ce qu'il avait à proposer, c'était sa personne, son gandhisme et ses états de service. »
« La loi évite l'affrontement avec le dharma. C'est pourtant ce dharma que la loi doit affronter si elle veut jouer un « rôle dynamique ». Voila le problème : pour faire face aux nouvelles pressions, l'Inde doit, d'une certaine manière, se miner elle-même, renoncer à son ancienne sécurité. »

4 oct. 2010

ATTENTION À NE PAS SE LEVER AU MOMENT DE SAISIR UN VERRE

Sans confrontation interne, une entreprise est désarticulée

Si, quand vous voulez attraper un verre, vos jambes se dressent brutalement, votre main ne trouvera que le vide. Ces coordinations inconscientes, nous les vivons au quotidien sans nous en rendre compte.
De même, nous échangeons constamment avec l'extérieur pour nous adapter aux situations rencontrées : déclenchement de la transpiration pour faire face à une élévation de la température, rétrécissement de la rétine face à une lumière forte,…
La vie n'est maintenue que grâce à ces ajustements constants internes et externes. Aucune programmation préalable ne pourrait piloter un système aussi complexe dans un univers aussi aléatoire.
Les composantes de l'entreprise ont besoin de s'ajuster ‒‒ pour aboutir à un mouvement collectif efficace : les actions menées par les individus ou les sous-ensembles qui composent l'entreprise ne vont pas spontanément s'ajuster, et, sans confrontation, l'entreprise restera désarticulée, elle n'arrêtera pas de « se lever au moment de saisir un verre ». Les ajustements nécessaires n'auront pas lieu, les projets dériveront, les actions prévues ne se feront pas :
- Parce que le chef de projet a accepté sans les discuter les demandes du Directeur marketing, le projet informatique a dérivé en coût et durée,
- Parce que l'ingénieur de fabrication de l'usine n'a pas suffisamment fait valoir le point de vue des équipes de production, le niveau de performance prévu du nouveau four n'a pas été atteint et les coûts de maintenance sont plus élevés,
- Parce que la compagnie aérienne a diminué le nombre de bagagistes au moment où elle réduisait le temps de correspondance, bon nombre de voyageurs sont arrivés sans bagages.

Extrait des Mers de l'incertitude

30 sept. 2010

LE REFUS DE L’INCERTITUDE CONDUIT À UN ÉTAT DE DÉPRESSION COLLECTIVE

Ce ne sont plus seulement les trajectoires élémentaires qui sont imprévisibles…

Dès le début de notre univers, l'incertitude était là : loi de l'entropie, relativité, trajectoires chaotiques. Mais l'incertitude se situait essentiellement au niveau élémentaire des particules : il était impossible de prévoir où quelques particules allaient se trouver et comment elles allaient se comporter. Par contre, à un niveau plus global – un gaz, un liquide, un grand nombre de particules –, on pouvait appliquer des modèles et prévoir relativement ce qui « collectivement » allait se produire.

C'est cette vision qui reste encore très présente dans l'esprit de nombre de ceux qui veulent prévoir l'évolution du monde : certes ils savent que le comportement de chacun de nous est imprévisible, mais ils pensent que, globalement, tout ceci – comme pour un gaz – va déboucher sur des systèmes modélisables, dont l'évolution est prévisible, ou, a minima, peut être mis en forme au travers de scénario assorti de probabilités.
Or il n'en est rien. Pourquoi ? Pour plusieurs raisons.
D'abord parce que les mathématiques du chaos nous ont montré que des divergences élémentaires – c'est-à-dire infiniment petites – pouvaient déboucher sur des écarts macroscopiques considérables : le « collectif » ne lisse plus les écarts, mais les amplifient.
Ensuite parce que les hommes sont de plus en plus dotés d' « objets-monde » (*), c'est-à-dire d'objets qui permettent à quelques individus d'avoir des actions à longue portée et susceptibles à elles-seules d'agir à l'échelle du monde. Comme le comportement de ces agents est imprévisible, la conséquence de leurs actes l'est aussi. Or la portée de ces actes est celle du système global. Les actualités sont peuplées de tels exemples.

Ainsi devons-nous accepter le fait que ce ne sont plus seulement les trajectoires individuelles qui sont imprévisibles, mais aussi les évolutions globales du système qui le sont : des écarts locaux ne sont pas lissés, mais amplifiés ; des décisions individuelles ont des conséquences globales.

Si, comme Jean-Paul Sartre l'a écrit dans Le Diable et le Bon Dieu, on préfère le désespoir à l'incertitude, on n'est pas prêt d'espérer quoi que ce soit et on sombre dans une mélancolie et une dépression collective.
Si, à l'inverse, on comprend qu'il ne peut pas y avoir d'espoir vrai sans incertitude, car elle est l'expression de nos libertés individuelles et la garantie de l'existence de marges de manœuvre collectives, alors on est stimulée par elle et on est gagné par un optimisme collectif.
Au choix...

(*) Expression créée par Michel Serres, dans Hominescence (2001)

29 sept. 2010

SE CONFRONTER POUR RESTER ENSEMBLE CONNECTÉS AU DEHORS

Sans confrontation, l'entreprise implose ou se calcifie

« Une entreprise est faite d'une multitude d'hommes et de femmes, de fonctions, de services, de pays, de filiales… Elle est immergée dans des marchés multiformes, des réglementations multiples et des environnements changeants.
Cette capillarité de l'entreprise et cette diversité sont la richesse qui vont permettre d'appréhender le complexe et de saisir ce qui se passe et émerge. A une double condition essentielle :
- Que l'entreprise fonctionne comme un réseau interne qui vit et échange : cet échange va permettre les ajustements et la construction d'une compréhension commune. Le commun émergera alors dynamiquement de ces frottements.
- Que l'entreprise respire avec l'extérieur : nourrie par les informations sur ce qui survient, elle pourra ajuster ses interprétations et piloter son parcours en eaux troubles.

Tel est le double but : éviter d'une part l'implosion de l'entreprise, d'autre part sa calcification en un dinosaure inadapté.

Ceci rejoint la vision de François Jullien : pour lui, l'universel est souvent une forme de l'impérialisme d'une pensée, l'uniforme est appauvrissement, alors que le commun est la recherche de ce qui peut tous nous unir, tout en respectant nos différences et nos richesses individuelles : « la solution n'est pas dans le compromis, mais dans la compréhension. (…) Une telle tolérance ne peut venir que de l'intelligence partagée. (…) Chacun s'ouvre également, par intelligence, à la conception de l'autre » (*)
C'est bien de cela dont il s'agit dans la confrontation : s'ouvrir par l'intelligence à la conception de l'autre, parce que le point de vue de l'autre est complémentaire et nécessaire. Tout est aléatoire, tout est chaotique, rien ne se produit selon ce qui est prévu, donc seule une compréhension fine et commune peut amener l'entreprise à comprendre ce qui se passe, à se remettre en cause et à agir efficacement. »

(*) François Jullien, De l'Universel, de l'uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, p.220-221

Extrait des Mers de l'incertitude p.135-136

28 sept. 2010

NE RIEN SAVOIR À L’AVANCE POUR POUVOIR DÉCOUVRIR

Seul dans les rues de Calcutta

Voyager seul, c'est se rendre plus disponible, plus ouvert à l'endroit où l'on passe. Qu'on le veuille ou non, dès que l'on est deux, on commence à être en soi. Les autres viennent moins vous parler. Peur de déranger. Être seul, c'est comme lancer un appel, inviter l'autre à venir vous parler. Quant aux voyages en groupe, c'est un peu comme ces séjours linguistiques que bon nombre d'entre nous avons fait enfants en Angleterre : nous passions plus de temps entre Français qu'avec des Anglais !
Non seulement, j'aime voyager seul, mais j'aime me laisser glisser, sans savoir où je vais, ni ce que je vais faire ou trouver. Je n'aime pas lire à l'avance ce qu'il faut faire, ce qu'il faut voir, ce qu'il ne faut pas manquer. Je ne veux pas vivre l'histoire des autres, je veux vivre la mienne. Si je passe des heures et des jours à préparer mon voyage, je vais être ensuite à la recherche de ce que j'ai lu, je ne serai plus disponible à l'imprévu, à ce qui advient, à ce qui est réel. Certains me disent : « Oui, mais vous risquez de manquer quelque chose d'essentiel. ». Que veut dire essentiel ? Pourquoi devrais-je me conformer à un système de valeurs préétabli ?

Seul, solitaire, sans informations, je suis comme une éponge, plein d'un vide que les rencontres vont combler. Marcher sans poser de questions, éviter toute projection, juste observer, regarder, repérer l'insolite, ce que l'on ne comprend pas pour s'y arrêter, un moment, avant de reprendre son mouvement. La chanson de Gérard Manset, « Il voyage en solitaire » résonne en moi : « Il voyage en solitaire. Et nul ne l'oblige à se taire. Il chante la terre. »
Ainsi, je me laisse perdre dans les méandres de la vie, dans les aléas des rues. Vais-je tourner à droite ou à gauche ? Pousser la porte de ce café pour un thé ou une bière ? M'asseoir par terre pour rêver et regarder ce qui se passe autour ? Je ne sais pas, du moins pas à l'avance. Je regarde ce qui se passe autour de moi, essaie de ressentir vers quoi peut me conduire mon choix, j'hume les possibles instantanés.
Depuis le temps que je pratique ces navigations au jugé, j'ai appris à lire les villes, les courants, les flux d'énergie. Savoir par exemple regarder les flux des passants, interpréter leurs façons de marcher ou leurs habillements, se sentir se refroidir ou se réchauffer comme dans son jeu où l'on guide quelqu'un vers un but en lui disant : « Là, c'est froid. Là, c'est chaud. ». Simplement ici personne ne me guide à part mon inconscient. Je ne marche pas consciemment, je laisse mes émotions et mes sensations m'emmener là où elles veulent.

27 sept. 2010

« L’INTERCULTUREL N’EST PAS INSCRIT DANS NOS NEURONES. L’AUTRE, L’ÉTRANGER, EST UNE MENACE EN PUISSANCE PERMANENTE »

Nous venons seulement de sortir de la jungle

Patchwork tiré du livre de Martine Laval (*), N'écoutez pas votre cerveau.

Peut-on regarder sans déformer ?
« Notre société d'image a une médecine de prises de vues. Elle intervient quand l'événement est là, en train de se dérouler sous ses yeux, sinon elle répond aux abonnés absents. (…) Notre médecine en ce qu'elle a d'éphémère et de précipité est le reflet de nos propres pratiques et de nos exigences désordonnées, excessives, et sans cohérence globale. »
«  « Si tu comprends, les choses sont comme elles sont, si tu ne comprends pas, les choses sont comme elles sont » dit un proverbe zen. Comprendre permet d'agir à partir de ce qui est, et non à la place. »
« Manager consiste dans un premier temps à savoir mettre ses certitudes temporairement à distance, afin d'avoir accès à l'autre sans jugement, car le jugement tue l'écoute, et il ne peut y avoir de véritable communication sans écoute préalable. Puis dans un deuxième temps, il s'agit de revisiter ses a priori car ils ferment la porte aux réalités. »
« Qui nous habite ? : S'agit-il de souvenir ou de conditionnement ? (…) Un rien peut les réveiller (…) Si Marcel Proust n'avait pas fait le lien entre l'odeur merveilleuse des gâteaux de la boulangère et les madeleines que sa maman chérie cuisinait amoureusement, peut-être aurait-il fini par épouser la boulangère. »

L'autre est-il d'abord une menace ?
« L'interculturel n'est pas inscrit dans nos neurones. L'autre, l'étranger, est une menace en puissance permanente. »
« (La colère) se connecte lorsque nous avons l'impression que nos territoires réels ou symboliques sont attaqués, méprisés, convoités, ou quand nous sommes en état de manque, de désirs non assouvis et d'attentes non comblées. »
« Comment interrompre ces courses de « mammifères repus » qui connectent l'énergie de la colère pour une cause aussi triviale que celle d'être premier ? »

Sommes-nous le cancer de notre planète ?
« Notre société porte en elle tous les stigmates du cancer. La similitude de comportement entre ces cellules qui en veulent toujours plus et absorbent tout ce qu'elles trouvent, et nous qui n'arrêtons pas de consommer tout et n'importe quoi, est troublante. Biologiquement dérégulées, elles sont le miroir de nous-mêmes. Sans interventions précises, rien ne les arrête. Il en faut beaucoup pour stopper l'être humain dans ses prédations incessantes. Cette maladie, cette épidémie plutôt, nous montre par mimétisme combien nous faisons fausse route au point d'en perdre la raison. Pareil à ces cellules déréglées, l'homme apparemment civilisé, en réalité tueur en série de l'autre et de lui-même, est déjà en chemin en train de faire disparaître les éléments de la planète avant d'être éliminé à son tour avec. »

(*) Martine Laval est psychologue, consultante et coach en entreprises depuis plus de trente ans. Elle dirige et anime un cycle d'enseignement pour managers à HEC

23 sept. 2010

DE « LOST IN TRANSLATION » À « LOST IN CONNECTIONS »

Se protège-t-on vraiment en érigeant des barrières ?

Il y a quelques jours, alors que je marchais dans le forum des Halles à Paris, mon regard fut arrêté par l'aspect des projecteurs d'éclairage : ils étaient tous dotés de pics verticaux, leur donnant une allure de porcs-épics technologiques. Voilà la réponse qui a été trouvée, comme en beaucoup d'autres endroits, pour se protéger contre les pigeons.

Ceci me rappelle cette maison proche de la mienne en Provence qui, pour lutter contre les cambriolages, avait été recouverte de grilles et de portails métalliques. La solution fut effectivement efficace : la maison n'a plus jamais été cambriolée. Mais sa façade est défigurée et qui a vraiment envie de vivre à l'intérieur d'une prison ?

Bill Murray, dans le film Lost in translation, refuse de se plonger dans le Japon qui entoure son hôtel et qui, dans son esprit, l'assiège. Il s'enferme dans la double barrière de son hôtel et de sa langue pour garder à distance ce monde qui lui fait peur. Comme le projecteur, il se couvre de pics pour que personne ne vienne se poser. Comme la maison en Provence, il condamne la moindre ouverture pour n'avoir aucun contact.

Ne serait-il pas temps d'avoir une autre approche et de s'ouvrir un peu plus aux autres et aux différences ? 
Plutôt que « Lost in translation », ne serait-il pas souhaitable d'être « Lost in connections » ?

22 sept. 2010

DIRIGER ATTENTIVEMENT POUR RÉUSSIR DANS L’INCERTITUDE

Comment diriger en lâchant prise

Je reprends la publication d'extraits de mon dernier livre en abordant maintenant les questions liées à la mise en œuvre.

« Diriger différemment pour réussir, dans l'incertitude, à atteindre la mer si longuement choisie, voilà le challenge. Même si les courants de fonds sont favorables, même si on peut prendre appui sur les potentiels de situation, la route sera longue et difficile. Comment faire pour que la traversée ne tourne pas au cauchemar, ni au naufrage ? Comment diriger pour que l'entreprise ne se désagrège pas ou, à l'inverse, ne se rigidifie pas ? Comment obtenir que l'énergie collective progresse et ne s'épuise pas ?
Dans le titre de ce livre et l'avant-propos, j'ai déjà indiqué quelle était ma réponse : il faut diriger en lâchant prise. Diriger pour donner du sens et garder le cap, lâcher prise pour prendre appui sur ce qui advient et faire du voyage une expérience positive. Atteindre ce cocktail miracle de sens et de plaisir qui conduit au bonheur individuel et à l'efficacité collective.

Certes, mais concrètement qu'est-ce que cela signifie ?
- En termes de bonnes pratiques à encourager, j'en vois une centrale et essentielle : la culture de la confrontation. C'est elle qui va maintenir la cohésion interne sans tout souder en un seul bloc rigide et cassant. C'est elle qui va assurer les respirations entre le dehors et le dedans, respirations qui rendront l'entreprise capable de sentir ce qui se passe et d'en tirer parti effectivement.
- En termes d'organisation et de structure de l'entreprise, je vais recommander de la penser comme un jardin à l'anglaise, respectant les différences et laissant émerger la cohérence. L'existence de ces différences couplées avec le maintien d'un minimum de flou dans les systèmes permettra de donner vie à l'organisation.
- Enfin, en termes de comportement du dirigeant lui-même, ma réponse est de manager dans le calme et la durée, s'interdire le zapping et ne pas changer d'entreprise trop souvent. Cette stabilité du management apportera la sérénité nécessaire face aux aléas. »

Extrait des Mers de l'incertitude p.133-134

21 sept. 2010

LA BIÈRE EST LE COMMUN DE L’HISTOIRE DES HOMMES

Où que j'aille, elle est toujours au rendez-vous !

Souvent pour s'amuser les hommes qui voyagent, prennent des bières, vastes boissons amères, qui suivent, indolents compagnons de voyage, leur errance glissant d'un pays à l'autre… Désolé pour cette paraphrase maladroite d'un poème de Baudelaire, mais ces mots voyagent – parmi d'autres – avec moi, et, sans raison évidente, ils ont surgi sous mes doigts au moment de parler de la bière, ou plutôt des bières.

Je suis toujours surpris, où que j'aille, de trouver cette boisson au rendez-vous. Et pas une bière d'importation, pas un produit de luxe pour touriste en mal de terre natale, mais bien une bière locale, ou plutôt des bières locales : Afrique, Chine, Thaïlande, Inde, Mexique, USA… A chaque fois elle est là entre les mains de tout un chacun.

Étonnant. Autant les alcools ou les vins ne sont pas universels – certes le champagne ou le whiskey se trouvent un peu partout, mais ce ne sont pas des productions locales –, autant la bière l'est… comme l'eau. Finalement Jésus-Christ, sur le plan marketing, a fait une erreur lors de la Cène : il aurait dû se saisir d'une chope de bière, plutôt que d'un verre de vin… mais il est vrai que le vin rouge a plus de parenté avec le sang… Peut-être une bière rousse… Mais je m'écarte de mon propos.

Je repense aux développements faits par François Jullien sur les différences entre l'universel, l'uniforme et le commun (*) : le Coca-cola, le whiskey ou le champagne sont des biens universels, et souvent uniformes ; la bière est un bien commun, partagé par nous tous, construit par chacun de nous.

Comme quoi en partant de nos cultures multiples et diverses, nous pouvons aboutir à des valeurs communes !

(*) Voir « La solution n'est pas dans le compromis, mais dans la compréhension »

20 sept. 2010

LES DEUX FACES DE BÉNARÈS

Quand le territoire des hommes est celui de la nuit et de la fange…

Cet été, j'ai passé plusieurs semaines en Inde entre Bénarès, Calcutta, Darjeeling et Puri. Occasion de télescopages multiples entre observations, souvenirs et réflexions. Voici quelques lignes écrites à l'occasion de mon séjour à Bénarès.

Bénarès est une hydre à deux têtes, ou plutôt un lieu fait d'un yin et d'un yang où sont, juxtaposées, des vies parallèles et entremêlées. Un côté lumineux, un côté noir, entre les deux, des séries de passages…
Le côté lumière est celui du Gange et des Dieux. Le soleil omniprésent vient balayer la moindre marche, le moindre recoin. Aucune ombre, aucun arbre, aucun abri. Juste des berges en pierres, rythmées par des grands escaliers, les ghâts. Même sous la pluie de la mousson, on sent le soleil et la lumière sourdre au travers des nuages. Pas moyen de se cacher du fleuve et du regard des Dieux. Être au bord du Gange, c'est être soumis à sa puissance, son calme et sa force. Au calme du fleuve mère, répond le calme des rives. Pas de cris, pas de voitures, pas de courses. Simplement des hommes, femmes et enfants qui marchent, prient, chantent, méditent… et aussi se lavent ou lavent. Quelques animaux, les incontournables buffles et vaches, des chiens, mais eux non plus se déplacent en silence. On peut voir ainsi à quelques mètres de distance prier, jouer et laver. Tout cela dans la lumière et la clarté.

Le côté obscur, est celui de la rue et des hommes et de la rue. Étroite, elle se faufile en arrière-plan, comme si elle avait peur d'elle-même, coincée entre des maisons qui semblent vouloir l'obstruer, encapuchonnée de toiles multiples, la lumière semblant son ennemi. Elle est le règne du sale, du bruit et des heurts physiques. Les déchets humains ou animaux jonchent le sol ; la pluie, loin de tout nettoyer, transforme le sol en boue et en fait du tout, une sorte de pudding répugnant. Les bruits résonnent et se télescopent, accumulations de cris, de radio et de pots d'échappement. Pour avancer, il faut se faire son chemin, fendre la foule, bousculer celui qui ne vous laissera pas passer spontanément, prendre garde à la moto ou au vélo qui arrivent… Tel l'univers des hommes. C'est là qu'ils vivent, travaillent et « prospèrent »… dans la fange.

Ainsi à Bénarès, le côté obscur est celui des hommes, le côté lumineux celui du fleuve mère. Entre les deux, des passages multiples, des chemins étroits ou larges, parsemés de marches. Pour aller vers le côté obscur, il faut monter ; pour trouver la lumière, il faut descendre. Étrange métaphore inversée où il est facile d'aller vers la lumière, difficile de rejoindre la fange. Comme une invitation du fleuve mère à se laisser glisser vers lui, une forme d'antithèse de notre culture judéo-chrétienne qui, elle, impose l'effort pour accéder à la rédemption.
Côté lumière, côté obscur. Comme un remake de la Guerre des Étoiles et du combat des Jedis pour ne pas tomber du mauvais côté de la force, du côté obscur. Georges Lucas est-il passé par Bénarès et a-t-il influencé par ce monde dual ? Faut-il éviter de tomber du côté des hommes ? Étrange et inquiétant !

Dans le noir de la terre des hommes, me reviennent quelques phrases de Michel Serres : « Or j'ai souvent noté qu'à l'imitation de certains animaux qui composent leur niche pour qu'elle demeure à eux, beaucoup d'hommes marquent et salissent, en les conchiant, les objets qui leur appartiennent pour qu'ils le deviennent. Cette origine stercoraire ou excrémentielle du droit de propriété me paraît une source culturelle de ce qu'on appelle, pollution, qui, loin de résulter, comme un accident, d'actes involontaires, révèle des intentions profondes et une motivation première. » (*)
Ici à Bénarès, on conchie et marque son territoire sans état d'âme. Mais les marques sont tellement confuses et multiples, que l'on serait bien à mal de dire qui a fait quoi. Et comme personne ne se préoccupe de ce que fait et a fait l'autre, pas de problèmes !

(*) Le Contrat naturel de Michel Serres, Éditions François Bourin 1990, p.59

16 sept. 2010

« UNE CROYANCE QUI CORRESPOND À CE POINT À NOS DÉSIRS, IL Y A LIEU DE CRAINDRE QU’ELLE N’AIT ÉTÉ INVENTÉE POUR LES SATISFAIRE »

Quand André Comte-Sponville s'interroge sur les raisons de croire ou pas en Dieu…

Nouveau patchwork tiré d'une de mes lectures récentes, « L'Esprit de l'athéisme » d'André Comte-Sponville.

Peut-on se passer de la religion ?
« L'existence de Dieu est douteuse, celle des religions ne l'est pas. (…) Il ne s'agit pas de savoir si les religions existent, mais ce qu'elles sont, et si on peut s'en passer. »
« Ce qui relie les croyants entre eux, du point de vue d'un observateur extérieur, ce n'est pas Dieu, dont l'existence est douteuse, c'est qu'ils communient dans la même foi. (…) Une société peut assurément se passer de dieu(x), et peut-être de religion ; aucune ne peut se passer durablement de communion. »
« Que ces valeurs soient nées, historiquement dans les grandes religions, nul ne l'ignore. Qu'elles aient été transmises, pendant des siècles, par la religion, nous ne sommes pas près de l'oublier. Mais cela ne prouve pas que ces valeurs aient besoin d'un Dieu pour subsister. (…) La foi porte sur un ou plusieurs dieux ; la fidélité sur des valeurs, une histoire, une communauté. La première relève de l'imaginaire ou de la grâce ; la seconde, de la mémoire et de la volonté. »
« Ce n'est pas parce que Dieu m'ordonne quelque chose que c'est bien, c'est parce qu'une action est bonne qu'il est possible de croire qu'elle est ordonnée par Dieu. (…) Pour ceux qui n'ont pas ou plus la foi, il reste les devoirs, qui sont les commandements que nous nous imposons à nous-mêmes. »
« J'appelle « sophistique » tout discours qui se soumet à autre chose qu'à la vérité, ou qui prétend soumettre la vérité à autre chose qu'à elle-même, ( : ) « Si Dieu n'existe pas, il n'y a pas de vérité. ». J'appelle « nihilisme » tout discours qui prétend renverser ou abolir la morale, non parce qu'elle est relative, mais parce qu'elle serait, comme le prétend Nietzche, néfaste et mensongère, ( : ) : « Si Dieu n'existe pas, tout est permis. » »
« Si Jésus n'avait pas ressuscité, cela donnerait-il raison à ses bourreaux ? Cela condamnerait-il son message d'amour et de justice ? »
« Résumons-nous. On peut se passer de religion ; mais pas de communion, ni de fidélité, ni d'amour. »

Des raisons pour ne pas croire en Dieu
« « Professeur, croyez-vous en Dieu ? ». A cette question, que lui posait un journaliste, Einstein répondit simplement : « Dites-moi d'abord ce que vous entendez par Dieu ; je vous dirai ensuite si j'y crois. » »
« À quoi bon la prier, puisqu'elle ne nous écoute pas ? Comment obéir, puisqu'elle ne nous demande rien ? Pourquoi lui faire confiance, puisqu'elle ne s'occupe pas de nous ? »
« Si le hasard (des mutations) crée de l'ordre (par la sélection naturelle), on n'a plus besoin d'un Dieu pour expliquer l'apparition de l'homme. La nature suffit. »
« Essayez, par exemple, de prouver que le Père Noël n'existe pas, ni les vampires, ni les fées, ni les loups-garous… Vous n'y parviendrez pas. Ce n'est pas une raison pour y croire. Qu'on n'ait jamais pu prouver leur existence est en revanche une raison forte pour refuser d'y prêter foi. Il en va de même, toutes proportions bien gardées de l'existence de Dieu : l'absence de preuve, la concernant, est un argument contre toute religion théiste. Si ce n'est pas une raison d'être athée, c'en est une, à tout le moins, de ne pas être croyant. »
« On ne m'ôtera pas de l'idée que, si Dieu existait, cela devrait se voir ou se sentir davantage. (…) Pourquoi se cache-t-il à ce point ? Pour nous faire la surprise ? Pour s'amuser ? (…) Prétendre que Dieu se cache afin de préserver notre liberté, ce serait supposer que l'ignorance est un facteur de liberté. (…) « Je les ai laissé croire qu'ils étaient orphelins ou de père inconnu, afin qu'ils restent libres d croire ou pas en moi » (…) L'idée d'un Dieu qui se cache est inconciliable avec l'idée d'un Dieu Père. »
« Dieu ne parle pas, parce qu'Il écoute. (…) Cela me fait penser à cette boutade que raconte quelque part Woody Allen : « Je suis effondré ! Je viens d'apprendre que mon psychanalyste était mort depuis deux ans : je ne m'en étais pas rendu compte ! ». Encore peut-on changer de psychanalyste. Mais de Dieu, s'il n'y en a qu'un ou s'ils se taisent tous ? »

Des raisons pour croire que Dieu n'existe pas
« D'ailleurs, ajoutera Lucrèce, la nature montre assez, par ses imperfections, « qu'elle n'a pas été créée pour nous par une divinité ». (…) Pourquoi Dieu nous a-t-il créés si faibles, si lâches, si violents, si avides, si lourds ? »
« L'homme n'est pas foncièrement méchant. Il est foncièrement médiocre, mais ce n'est pas sa faute. Il fait ce qu'il peut avec ce qu'il a ou ce qu'il est, et il n'est pas grand-chose, il ne peut guère. (…) Comment devant une telle médiocrité des créatures, croire encore à l'infinie perfection du Créateur ? »
« Une croyance qui correspond à ce point à nos désirs, il y a lieu de craindre qu'elle n'ait été inventée pour les satisfaire. (…) Que désirons-nous plus que tout ? (…) D'abord de ne pas mourir, ou pas complètement, ou pas définitivement ; c'est ensuite de retrouver les êtres chers que nous avons perdus ; c'est que la justice et la paix finissent par triompher ; enfin, et peut-être surtout, c'est d'être aimés. (…) L'illusion n'est donc pas un certain type d'erreur ; c'est un certain type de croyance : c'est croire que quelque chose est vrai parce qu'on le désire fortement. »

Une spiritualité pour les athées

« L'esprit est une chose trop importante pour qu'on abandonne aux prêtres, aux mollahs ou aux spiritualistes. (…) L'esprit n'est pas la cause de la nature. Il est son résultat le plus intéressant, le plus spectaculaire, le plus prometteur. »
« Une spiritualité de la fidélité plutôt que de la foi, de l'action plutôt que de l'espérance, enfin de l'amour, évidemment, plutôt que de la crainte ou de la soumission. Il s'agit moins de croire que de communier et de transmettre, moins d'espérer que d'agir, moins d'obéir que d'aimer. »
« Celui qui se sent « un avec le Tout » n'a pas besoin d'autre chose. Un Dieu ? Pour quoi faire ? L'univers suffit. Une Église ? Inutile. Le monde suffit. Une foi ? A quoi bon ? L'expérience suffit. »
« Rien à espérer, rien à craindre : tout est là. (…) La sérénité n'est pas l'inaction ; c'est l'action sans peur, donc aussi sans espérance. Pourquoi non ? Ce n'est pas l'espérance qui fait agir, c'est la volonté. Ce n'est pas l'espérance qui fait vouloir ; c'est le désir ou l'amour. On ne sort pas du réel. On ne sort pas du présent. »
« Il n'y a plus que le réel, qui est sans autre. (…) Spinoza l'a pensé dans sa rigueur : « Le bien et le mal n'existent pas dans la Nature » (…) Il ne s'agit pas de dire que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Il s'agit de comprendre que tout va comme il va dans le seul monde réel, qui est le monde. C'est le contraire d'un nihilisme. Il ne s'agit pas d'abolir la morale, mais de constater que la morale n'est qu'humaine, qu'elle est notre morale, non celle de l'univers ou de l'absolu. »


15 sept. 2010

« S’IL N’Y AVAIT PAS EU DE NEWTON, QUELQU’UN D’AUTRE N’AURAIT-IL PAS DÉCOUVERT LES LOIS CLASSIQUES DU MOUVEMENT ? »

Quand les sciences viennent rejoindre la philosophie

Parmi les scientifiques qui sont venus bouleverser la vision scientifique en montrant que l'incertitude est au cœur de notre monde, Ilya Prigogine occupe une place privilégiée, grâce à ses apports issus de la théorie du chaos. Voici un patchwork de son livre, Le temps des certitudes.(1)

Incertitude et possible
« Comme Duhem l'avait souligné dès 1906, la notion de trajectoire n'est un mode de représentation adéquat que si la trajectoire reste à peu près la même lorsque nous modifions légèrement les conditions initiales. Les questions que nous posons en physique doivent avoir une réponse robuste, qui résiste à l'à-peu-près. La description en termes de trajectoires des systèmes chaotiques n'a pas ce caractère robuste. C'est la signification même de la sensibilité aux conditions initiales. »
« Les lois de la nature acquièrent une signification nouvelle : elles ne traitent plus de certitudes mais de possibilités. Elles affirment le devenir et non plus seulement l'être. Elles décrivent un monde de mouvements irréguliers, chaotiques, un monde plus proche de celui qu'imaginaient les atomistes anciens que des orbites newtoniennes. »
« Le possible est « plus riche » que le réel. L'univers autour de nous doit être compris à partir du possible, non à partir d'un quelconque état initial dont il pourrait, de quelque, être déduit. »
« Notre univers a suivi un chemin de bifurcations successives : il aurait pu en suivre d'autres. Peut-être pouvons-nous en dire autant pour la vie de chacun d'entre nous. »
« S'il n'y avait pas eu de Newton, quelqu'un d'autre n'aurait-il pas découvert les lois classiques du mouvement ? »
« L'indéterminisme, défendu par Whitehead, Bergson ou Popper, s'impose désormais en physique. Mais il ne doit pas être confondu avec l'absence de prévisibilité qui rendrait illusoire toute action humaine. C'est de limite à la prévisibilité qu'il s'agit. »
« Le futur n'est pas donné. Nous vivons la fin des certitudes. »

Sur la flèche du temps
« La nature nous présente à la fois des processus irréversibles et des processus réversibles, mais les premiers sont la règle, et les seconds l'exception. »
« Henri Bergson demande : « A quoi sert le temps ? … le temps est ce qui empêche que tout soit donné d'un seul coup. Il retarde, ou plutôt il est retardement. Il doit donc être élaboration. Ne serait-il pas alors le véhicule de création et de choix ? L'existence du temps ne prouverait-elle pas qu'il y a de l'indétermination dans les choses ? » »
«  ("L'hypothèse indéterministe") confère une signification physique fondamentale à la flèche du temps sans laquelle nous sommes incapables de comprendre les deux caractères principaux de la nature : son unité et sa diversité. La flèche du temps, commune à toutes les parties de l'univers, témoigne de l'unité. Votre futur est mon futur. »
« On peut parler de flux de communication dans une société tout comme il y a un flux de corrélations dans la matière. (…) Nous commençons à concevoir la manière dont l'irréversibilité peut apparaître au niveau statistique. Il s'agit de construire une dynamique de corrélations et non plus une dynamique des trajectoires. »

Sur la représentation du monde
« La physique de l'équilibre nous a donc inspiré une fausse image de la matière. »
« Les lois de la physique, dans leur formulation traditionnelle, décrivent un monde idéalisé, un monde stable et non le monde instable, évolutif, dans lequel nous vivons. »
« Nous assistons à l'émergence d'une science qui n'est plus limitée à des situations simplifiées, idéalisées, mais nous met en face de la complexité du monde réel, une science qui permet à la créativité humaine de se vivre comme l'expression singulière d'un trait fondamental commun à tous les niveaux de la nature. »
« Cela nous éloigne de manière décisive de ce que l'on peut appeler le « réalisme naïf » de la physique classique, c'est-à-dire l'idée que les grandeurs construites par la théorie physique correspondent directement à ce que nous observons dans la nature, et ce à quoi nous attribuons de manière directe des valeurs numériques. »

Sur l'observation et la connaissance
« L'évolution de l'univers serait-elle différente en l'absence des hommes ou des physiciens ? (…) Si la flèche du temps doit être attribuée au point de vue humain sur un monde régi par des lois temporelles symétriques, l'acquisition même de toute connaissance devient paradoxale puisque n'importe quelle mesure suppose un processus irréversible. (…) Quelque chose ne se produit vraiment que lorsqu'une observation est faite, et en conjonction avec elle… l'entropie augmente. Entre les observations, il ne se produit rien du tout. »
« Cette communication, cependant, exige un temps commun. C'est ce temps commun qu'introduit notre approche tant en mécanique quantique que classique. (…) L'observation présuppose l'interaction avec un instrument de mesure ou avec nos sens. (…) La direction du temps est commune à l'appareil de mesure et à l'observateur. »
« Un monde symétrique par rapport au temps serait un monde inconnaissable. Toute prise de mesure, préalable à la création de connaissances, présuppose la possibilité d'être affecté par le monde, que ce soit nous qui soyons affectés ou nos instruments. Mais la connaissance ne présuppose pas seulement un lien entre celui qui connaît et ce qui est connu, elle exige que ce lien crée une différence entre passé et futur. La réalité du devenir est la condition sine qua non à notre dialogue avec la nature. »

(1) 1996 – Odile Jacob