1 févr. 2011

LES MERS ATTIRENT LE COURS DES FLEUVES

Article ParisTech Review (2)

LA SEINE SAIT-ELLE OÙ ELLE VA ?

Appuyé sur le rebord du pont Mirabeau, vous regardez couler la Seine et essayez de savoir où elle va. Impossible de trouver la bonne réponse ainsi. Alors, vous quittez le pont et commencez à suivre son cours. Comme, au hasard des méandres, elle tourne à droite, puis à gauche, vous allez rapidement jeter l'éponge en vous disant que la Seine n'en fait qu'à sa tête, qu'elle ne sait pas où elle va.
Or, en fait, elle le sait très bien : c'est un fleuve, et, comme tous les fleuves, elle est attirée par une mer ou un océan. Lequel ? Celui qui est déterminé par la logique des bassins versants. Donc où elle va, elle le sait. Comment exactement va-t-elle y aller ? Là, elle ne sait pas très bien, elle verra, elle s'adaptera. Elle avance et chemine, en tirant parti du terrain. Si jamais, le niveau d'eau monte, elle pourra même s'étaler plus largement et emprunter de nouvelles voies. Mais, ce qui ne changera pas, c'est que cette eau, c'est dans la mer qu'elle finira. Quels que soient les aléas du trajet, on peut d'ores et déjà prévoir où elle va aller ; ce que l'on ne sait pas, c'est le taux de perte par évaporation ou infiltration, le trajet précis et la durée.

Ainsi, si vous voulez comprendre où va la Seine, ne regardez pas ce qu'elle fait, mais prenez le temps de comprendre « qui elle est » et « qu'est-ce qui l'attire » : comprenez que c'est un fleuve, analysez les bassins versants et vous trouverez la bonne mer. Ne regardez pas le cours des choses, ne regardez pas le présent, cela ne sert à rien, cela ne peut que jeter le trouble : la mer est un attracteur qui attire à lui l'eau qui tombera tout autour. Comme les attracteurs des mathématiques du chaos, peu importe l'incertitude en amont, tout converge vers elle : c'est un système structurellement stable, un point fixe.
Quand une équipe de direction construit une stratégie en partant du présent, et imagine qu'elle va pouvoir prévoir où vont les choses en observant ce qui s'est passé et se passe aujourd'hui, elle fait la même erreur que celui qui cherchait à deviner où allait la Seine depuis le pont Mirabeau. Si elle prévoit le futur à partir du présent et croit qu'elle peut encadrer le taux d'erreur via des hypothèses hautes et basses, elle se trompe, car, comme dans les mathématiques du chaos, rien ne permet d'affirmer que l'on peut borner l'incertitude.
Pour savoir où va la Seine, il faut oublier le présent, identifier les mers qui attirent le cours des choses. Où sont-elles ces mers ? Quelque part dans le futur des fleuves…
Pour construire une stratégie, il en est de même.

COMMENT TROUVER SA MER ?

D'abord, en comprenant ce qu'est une mer : une mer est un besoin fondamental et stable qui, quels que soient les aléas, va structurer le fonctionnement de notre société à long terme, orienter les évolutions, et attirer vers lui les courants. Cela peut être un des éléments constitutifs de notre écosystème social, comme la beauté, la communication, les loisirs, le déplacement, l'alimentation, la sexualité… Ou encore un des composants indispensables au fonctionnement des processus comme la gestion des gaz, les déchets, l'énergie…
Plus le rattachement sera direct, plus l'attraction sera forte et stable, plus la mer profonde et vaste.

Vous trouvez mon propos bien général, peu opérationnel et trop vague ?
C'est pourtant très exactement la réponse faite en juin 2009 par le PDG de Google (voir « Inside Google: Eric Schmidt, the man with all the answers ») : « Nous n'avons pas de plan à cinq ans, nous n'avons pas de plan à deux ans, nous n'avons pas de plan à un an. Nous avons une mission et une stratégie, et la mission est…, vous savez, d'organiser l'information du monde. Et la stratégie est de le faire à travers l'innovation. » Le choix fait par Google est bien une mer : quoiqu'il arrive, le besoin d'information existera toujours. L'innovation est, elle aussi, un moteur stable et durable : ce sont les technologies qui deviennent obsolètes, pas l'innovation.
De même lors du lancement de l'iPod en 2001, Steve Jobs dit : « Pourquoi la musique ? Nous aimons la musique et c'est toujours bon de faire quelque chose que l'on aime. Plus important, c'est une part de la vie de chacun. La musique a toujours été là et le sera toujours. Ce n'est pas un marché spéculatif ». On est bien loin des business plans détaillés truffés de chiffres, de prévisions et de tableurs excel !
Quand vous demandez à L'Oréal de définir sa stratégie, il va répondre la beauté de la femme, et plus récemment celle de l'homme. Il a précisé sa mer en ne s'intéressant pas à toute la beauté, mais à celle qui a trait à la peau, au cheveu et au parfum, mobilisant ainsi trois de nos cinq sens, la vue, le toucher et l'odorat. De même Nestlé avec la nutrition et la santé (mer aussi visée par Danone), Saint-Gobain avec l'habitat, ou Air Liquide avec la gestion des gaz.

Une fois une mer potentielle identifiée, reste à se poser une double question apparemment « simple » :
  • Quels sont les problèmes existants reliés à cette mer ?
  • En quoi l'entreprise est-elle capable, mieux qu'une autre, d'apporter une solution originale à ce ou ces problèmes ?
Pourquoi ces deux questions sont-elles essentielles ? Parce que ce sont elles qui vont permettre de savoir que cette mer potentielle est bien une mer accessible à cette entreprise. Si vous répondez non ne serait-ce qu'à l'une des deux questions, un conseil, oubliez vite cette mer et passez à la suivante !

31 janv. 2011

INCERTITUDE, PEUR ET PRÉVISION

Article ParisTech Review (1) 

ParisTech Review vient de publier un long article que j'ai rédigé à partir de mon livre, les Mers de l'incertitude : « Réfléchir à partir du futur pour se diriger dans l'incertitude ». Compte-tenu de sa longueur, je vais le publier en quatre fois tout au long de cette semaine.

Au cœur de la jungle, vous venez d'entendre un bruit dans les feuilles. Vous pensez que c'est un tigre et grimpez le plus vite possible au sommet de l'arbre voisin. De là, vous constatez que ce n'était que l'effet du vent : vous souriez de votre erreur et en êtes quitte pour une belle peur. Mais, si jamais, à l'inverse, vous aviez pris le bruit de la marche d'un tigre pour celui de l'effet du vent, vous n'existeriez plus ! Comme tous les survivants, vous êtes programmé pour voir des tigres derrière chaque mouvement de feuilles (voir Michael Shermer, The pattern behind self-deception).
Assis à votre bureau, vous êtes entouré par l'incertitude : quel que soit le journal que vous saisissez, la radio que vous écoutez, la télévision que vous regardez, ce ne sont que des prévisions démenties, des reprises qui n'arrivent pas, des catastrophes et des succès inattendus. Vous repensez aux impacts de la crise des subprimes, et à votre séjour imposé à Los Angeles à cause du nuage de cendres islandais. Pris de peur, certain qu'il y a un tigre derrière tout ce bruit, vous décidez de stopper tous les investissements et de déclencher un plan de survie.
Ah, si seulement, le monde était sécurisant comme celui des livres de cuisine, on connaitrait alors la liste des ingrédients à réunir et le mode opératoire pour obtenir à coup sûr un résultat connu à l'avance et conforme à la photographie affichée !
Dans Penser l'incertitude, Pierre Gonod, un proche d'Edgar Morin, a proposé une typologie de la prévision entre quatre catégories :
  • « Type 1. Prévision à contenu déterministe, et quasi-mécaniste. C'est le domaine de la certitude. Il s'agit de processus dont les lois de transformations ou de mouvements sont connues et quantifiables. (…)
  • Type 2. Prévision aléatoire, stochastique. Là aussi les lois de transformation sont connues ainsi que leurs équations conditionnelles. La connaissance des corrélations, des coefficients d'élasticité, permet de prédire les alternatives futures dans le temps avec leurs probabilités de réalisation. (…)
  • Type 3. Certitude qualitative et incertitude quantitative. L'orientation des processus est connue mais ne peut être assortie d'un jeu de probabilités de leur réalisation. (…)
  • Type 4. Incertitude qualitative et quantitative. Il est impossible de connaître les alternatives des futurs »
Si j'applique cette classification à la vie des entreprises, je constate un glissement :
  • Il n'y a quasiment plus de situations de type 1 : la présence des boucles de rétroaction et la densité des interactions rendent rares les cas où l'on peut prévoir de façon certaine ce qui va se passer. En fait, ces situations ne se rencontrent que dans le très court terme.
  • Le type 2 n'est plus que celui des prévisions à court terme, et singulièrement celui du budget : pendant longtemps, on a cru qu'à un horizon de trois à cinq ans, horizon classique pour la réflexion stratégique, on pouvait construire des scénarios d'évolution, les probabiliser et ainsi encadrer le futur. Il n'en est rien, au mieux on peut dessiner des possibles, mais on ne peut pas les probabiliser.
  • Le type 3 est maintenant le type dominant, celui qui commence dès que l'on est sorti de ce futur proche dans lequel on peut prévoir ce qui peut arriver : c'est le monde des possibles. Je peux avoir une idée de ce qui est susceptible de se produire, élaguer en définissant des zones impossibles, préciser des chemins, mais je ne peux pas savoir lequel sera suivi, ni même le probabiliser. Au mieux, je peux éventuellement dire qu'un chemin est plus facile, et donc par là davantage possible qu'un autre.
  • Le type 4 est celui du flou absolu : la réflexion n'a plus alors aucun point d'appui et rien ne peut même être pensé à l'avance. On ne peut que constater a posteriori ce qui s'est passé.
Faut-il alors renoncer à toute anticipation et se contenter de vivre au jour le jour comme on peut ? Faut-il s'abandonner aux forces instantanées pour en tirer parti ? Où va-t-on ? On verra bien, on ira là où on pourra.
Mais alors, faute de discours positifs, tout le monde va voir des tigres de partout ! Peut-on miser des milliards d'euros comme on joue au loto ? La stratégie doit-elle être jetée aux oubliettes du management moderne ?
Non, bien sûr, mais comment faire ?

28 janv. 2011

JEUX DE MOTS ET DE SONS

Promenade aléatoire

En jouant à saisir des mots (au hasard ?) au sein de trois chansons, on peut en reconstruire une nouvelle :

C'est comme un peu de pluie, en fin d'après-midi, un tuba, un tubiste, une chanson triste.
Foule sentimentale, on a soif d'idéal, attirée par les étoiles, les voiles.
Du ciel dévale, un désir qui nous emballe.
J'avance sur ce quai humide, la sueur brûle comme l'acide, l'enfer va commencer.
La détresse a pollué l'océan de mes pensées.
C'est la mélodie du bonheur, c'est l'air du temps, du temps qui passe



27 janv. 2011

« NOUS AVONS APPRIS À LIRE DES TRACES DES PENSÉES DES AUTRES »

Sur les épaules de Darwin : Lire(1)

Cette émission tourne autour d'une question « simple » : comment la lecture est-elle apparue, alors que, pendant longtemps, elle n'a pas servi à la survie ?

Au départ, l'écriture était la représentation directe et stylisée de ce que l'on voulait signifier. C'est le cas notamment des idéogrammes chinois. Dans ce type d'écriture, il y a une séparation complète entre langue écrite et langue orale : l'idéogramme donne le sens, mais rien n'indique comment il se prononce. Ainsi en Chine, les idéogrammes se lisent et se comprennent dans toutes les provinces, alors que les langues orales locales sont différentes et incompréhensibles les unes pour les autres. (2)

Sont apparus plus tard les signes syllabiques ou alphabétiques. Avec eux, on apprend beaucoup plus vite, car il y a infiniment moins de signes (en général une trentaine, vingt-six pour notre alphabet versus plus de cinquante mille idéogrammes dont cinq mille communs), mais il y a association entre langue écrite et parlée : pour comprendre ce qui est écrit, il faut aussi apprendre la langue orale, les deux sont inséparables.
Une telle différence est nécessairement porteuse de différences culturelles majeures entre nos pays : en Chine, quand on lit, on comprend sans rien entendre ; chez nous, lire, c'est entendre avec les yeux.

Maintenant, retour à la question initiale : comment a pu émerger la lecture, que ce soit celle des idéogrammes ou celles des signes alphabétiques ?
Par utilisation de l'aire du cerveau qui nous sert, à nous comme à tous les animaux, à interpréter le monde dans lequel nous vivons. C'est grâce à elle que nous pouvons distinguer les objets les uns des autres, en extraire des significations, les reconnaître et les regrouper en famille (savoir que deux lions, bien que différents, sont tous deux des lions). C'est aussi cette aire du cerveau qui nous a permis, un jour, d'interpréter les traces que nous observions dans la nature, et comprendre que toute trace est une bête absente.
Un jour, selon une légende chinoise, c'est ainsi que sont nés les idéogrammes : par la compréhension qu'à l'image des traces que l'on trouvait dans la nature, on pouvait dessiner un signe qui correspondrait à un seul objet et le désignerait ainsi parfaitement. Les idéogrammes sont des traces voulues et créées par l'homme pour copier celles de la nature. Donc, après avoir appris à lire les traces laissées dans la nature, nous avons appris à lire des traces des pensées des autres.

Quant à nos lettres, elles ne sont pas non plus des formes arbitraires, ou abstraites, mais correspondent aux formes de la nature. Elles ressemblent aux contours que nous avions l'habitude d'utiliser pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. Les choix étaient contraints par notre capacité de reconnaissance des formes visuelles.

C'est ce que décrivait dès 1839, Victor Hugo dans En voyage, Alpes et Pyrénées : « Avez-vous remarqué combien l'Y est une lettre pittoresque qui a des significations sans nombre ? – L'arbre est un Y ; l'embranchement de deux routes est un Y ; le confluent de deux rivières est un Y ; une tête d'âne ou de bœuf est un Y ; un verre sur son pied est un Y ; un lys sur sa tige est un Y ; un suppliant qui lève les bras au ciel est un Y. (…) Toutes les lettres ont d'abord été des signes et tous les signes ont d'abord été des images. (…) La société humaine, le monde, l'homme tout entier est dans l'alphabet. (…) A, c'est le toit, le pignon avec sa traverse, l'arche, arx ; ou c'est l'accolade de deux amis qui s'embrassent et qui se serrent la main ; (…) ; C, c'est le croissant, c'est la lune ; E, c'est le soubassement, le pied-droit, la console et l'architrave, toute l'architecture à plafond dans une seule lettre ; (…) X, ce sont les épées croisées, c'est le combat ; qui sera vainqueur ? on l'ignore ; aussi les hermétiques ont-ils pris X pour le signe du destin, les algébristes pour le signe de l'inconnu ; Z, c'est l'éclair, c'est Dieu. »

Jean-Claude Ameisen explique enfin qu'apprendre à lire, c'est renforcer tout ce qui est lié à sa propre langue, et oublier le reste : perdre l'équivalence en miroir pour distinguer le b et le d, ou le b et le q ; savoir prononcer les sons de sa langue et ne plus être capable d'articuler les autres… De même, nous apprenons à percevoir les différences subtiles au sein des visages de notre race, mais seulement celles-là. Alors les autres langues deviennent un bruit indistinct, un son comme « bar bar bar » ce qui amènera les grecs à appeler les étrangers des barbares, et les visages des autres races sembleront tous se ressembler.
Ainsi s'ouvrir au monde, c'est d'abord redécouvrir ce que l'on a perdu lors de son apprentissage initial, et redevenir capable d'apprendre que les autres sont aussi riches et singuliers…

(1) Émission du 15 janvier 2011

26 janv. 2011

« PENSER C'EST OUBLIER DES DIFFÉRENCES, C'EST GÉNÉRALISER, ABSTRAIRE »

Sur les épaules de Darwin : Mémoires(1)

Comme j'ai eu souvent l'occasion de le dire, se souvenir c'est revivre ce qui a été mémorisé, et ainsi le modifier(2) : on ne se souvient jamais deux fois de suite de la même chose. Et comme le dit Jean-Claude Ameisen, on ne se souvient que s'il y a eu transformation, et donc, celui qui se souvient n'est déjà plus celui à qui est arrivé l'événement.

Et qu'adviendrait-il si nous nous souvenions de tout, si nous avions une mémoire infiniment parfaite ?

Il fait alors référence à la nouvelle de Jorge Luis Borges, 'Funès ou la mémoire'(3), dont voici un extrait : « En effet, non seulement Funes se rappelait chaque feuille de chaque arbre de chaque bois, mais chacune des fois qu'il l'avait vue ou imaginée. (…) Non seulement il lui était difficile de comprendre que le symbole générique chien embrassât tant d'individus dissemblables et de formes diverses; cela le gênait que le chien de trois heures quatorze (vu de profil) eût le même nom que le chien de trois heures un quart (vu de face). (…) Il avait appris sans effort l'anglais, le français, le portugais, le latin. Je soupçonne cependant qu'il n'était pas très capable de penser. Penser c'est oublier des différences, c'est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funes il n'y avait que des détails, presque immédiats. »
Où l'on voit que l'oubli est nécessaire et que, sans lui, nous ne pourrions jamais accepter qu'une pomme plus une pomme puissent être deux pommes…

Il continue en reprenant des extraits d'un poème de Rainer Maria Rilke, Pour écrire un seul vers : « Et il ne suffit même pas d'avoir des souvenirs. Il faut les oublier quand ils sont trop nombreux et il faut avoir la grande patience qu'ils reviennent (….) Ce n'est qu'alors qu'il peut arriver qu'en une heure très rare, du milieu d'eux, se lève le premier mot d'un vers. »

Il conclut en rappelant que nos relations collectives sont elles-aussi faites de souvenirs et d'oublis, souvenirs qui sont nécessaires pour apprendre et ne pas reproduire indéfiniment les mêmes erreurs, oublis indispensables si l'on veut pouvoir vivre ensemble et dépasser les massacres passés…

(1) Émission du 18 septembre 2010, rediffusée le 8 janvier 2011
(3) Publiée en 1944 dans Fictions

25 janv. 2011

« C’EST LA DÉPENDANCE QUI APPORTE DE LA LIBERTÉ »

Sur les épaules de Darwin : le propre de l'homme

Sur France Inter, tous les samedis matin de 11h à 12h, Jean-Claude Ameisen présente une émission, Sur les épaules de Darwin, au cours de laquelle il rapproche découvertes récentes des neurosciences, écrits littéraire et histoire de Darwin. Un rendez-vous à ne pas manquer si l'on s'intéresse à ces sujets, et que l'on peut aussi écouter en différé. Ces émissions vont me servir de trame pour mes trois articles à venir de cette semaine.

Quel peut bien être le propre de l'homme(1) ? Certes, Rabelais a déjà répondu en disant que c'était le rire, mais qu'en est-il vraiment ?
Après avoir écarté rapidement la fabrication d'outils – on trouve de nombreux animaux qui savent en fabriquer et en utiliser –, Jean-Claude Ameisen s'arrête sur la conscience de soi. Sommes-nous les seuls à être conscient de notre individualité et de notre identité propre ? Non, si l'on s'appuie notamment sur le test du miroir qui montre que plusieurs animaux sont capables de savoir que c'est bien eux-mêmes qu'ils voient. Ainsi la pie voleuse enlève une pastille de couleur qu'on lui a posée sur une aile et qu'elle voit dans la glace, mais uniquement si la couleur n'est pas celle de son plumage.

Plus interpelant, le cas des geais exposé en réponse à la question : sommes-nous les seuls à pouvoir lire les intentions de nos congénères ? Ces geais ont l'habitude de cacher des réserves de nourriture en des endroits multiples. S'ils voient qu'ils ont été observés lors cette action, ils vont ensuite tout redéplacer. Bel exemple de manque de confiance dans l'honnêteté de son prochain ! Or cette caractéristique n'est pas innée, mais acquise, les jeunes geais ne modifiant pas leurs cachettes. Comment est-ce acquis ? Eh bien, uniquement une fois que le geai a lui-même volé un de ses congénères ! Alors comme il sait qu'il l'a fait, il a peur que les autres aient les mêmes intentions que lui. Par contre, tant qu'il n'a pas volé, même s'il voit un autre le faire, il ne modifiera pas ses cachettes.
Instructif, surtout si l'on se rappelle que nos comportements restent fortement marqués par notre passé animal : effectivement nous n'apprenons qu'en faisant nous-mêmes, et bien peu par l'observation des autres.

Vient ensuite un long développement sur l'apprentissage avec de nombreux exemples. J'ai particulièrement apprécié le cas de ce singe macaque capable d'apprendre tout seul d'abord à laver des patates à l'eau douce, puis à l'eau de mer, ce qui améliore le goût, découverte dont toute la tribu va bénéficier.

Un des moments clé de l'apprentissage est la relation mère-enfant. Aussi plus le petit est fragile, plus la période pendant laquelle la mère doit s'occuper de lui et le protéger est longue, et plus il y a apprentissage. Ainsi c'est la faiblesse du nouveau-né qui nous renforce, et c'est la dépendance qui apporte de la liberté.
Et comme, grâce aux neurones-miroirs, nous apprenons toute notre vie en regardant les autres, être seul, c'est appauvrir son monde intérieur. Belle conclusion, non ?

(1) Émission du 11 septembre 2010, rediffusée le 1er janvier 2011

24 janv. 2011

LA VIE “CANNIBALE”

Nous avons besoin de consommer de l'énergie accumulée

La quasi-totalité de notre alimentation est de la matière vivante : légumes, fruits, poisson, œuf, viande... A part cela pas grand-chose : le fromage et les produits lactés (mais le fromage français est plein de bactéries qui font son charme et son goût, les yaourts aussi…), le sel, l'eau… Nous sommes donc tous, végétariens compris, des cannibales du vivant. Pourquoi cela ?
Parce que la vie a besoin d'absorber de l'énergie concentrée. Au premier niveau, grâce à l'énergie solaire, les végétaux transforment les substances mortes qu'ils assimilent (minéraux, eau,…) en produits à plus forte valeur énergétique : leurs propres cellules. Ensuite, les animaux herbivores vont à leur tour les assimiler, et les transformer en nouvelles cellules encore plus riches. Et ainsi de suite… On retrouve à nouveau un emboîtement.

L'homme, non seulement, se nourrit de l'énergie accumulée par les autres espèces vivantes, mais consomme de l'énergie pour sa propre activité : toute notre production repose depuis le début sur la destruction d'énergie fossile.
Cela a commencé par le feu dans les cavernes : nous avons voulu faire cuire notre viande, durcir nos outils et nous éclairer. Cela s'est amplifié avec le développement des moteurs à explosion, puis de l'électricité. Comme tous les êtres vivants, nous nous nourrissons donc de l'énergie accumulée par les autres, mais à un niveau jamais atteint par une autre espèce.

Finalement, comme l'écrit Edgar Morin : « La régulation écologique se paie par des hécatombes. La cruauté est le prix à payer pour la grande solidarité de la biosphère. La Nature est à la fois mère et marâtre. Tout vivant lutte contre la mort en intégrant la mort pour se régénérer. »(1)

(1) Edgar Morin, Méthode 6. Éthique, p.238

Extrait des Mers de l'incertitude

21 janv. 2011

QUAND DES CHANSONS JOUENT À NOUS FAIRE PEUR

_____ Musique du vendredi ________________________________________________________________

Une descente aux enfers, sans pouvoir freiner ?
  • La violence du rock fin des 70's d'ACDC : "Highway to Hell"
    I'm on my way to the promised land
    I'm on the highway to hell
    (Don't stop me)
    And I'm going down, all the way down
    I'm on the highway to hell
  • La poésie de Bashung : "C'est comment qu'on freine"
    Arrête de me dire que je vais pas bien
    C'est comment qu'on freine
    Je voudrais descendre de là
    C'est comment qu'on freine
  • La révolte de Jacques Higelin : "Alertez les bébés"
    Ils font la chasse à l'identité
    Eux qui ont égaré la leur
    Dans les basses-fosses de paperasses
    Eux qui ont égaré la leur
    Dans leurs entrailles repues
    De viande assassinée
mais, non, le pire n'est pas certain, loin de là !





20 janv. 2011

COMMENT CONCRÈTEMENT ARRIVER À DESSERRER L’ÉTAU DU TEMPS SUBI ?

Il est possible de mieux gérer son temps

Comment concrètement améliorer la gestion de son temps et se redonner des marges de manœuvre ? Voilà une question qui m'est régulièrement posée à l'occasion de mes rencontres ou de conférences.
La solution passe bien sûr globalement par une remise en cause en profondeur des modes de fonctionnement de l'entreprise et de son management. Mais ceci n'est pas souvent possible, soit parce que la direction générale n'est pas prête à une telle remise en cause (ou elle n'a pas le temps pour cela…), soit mon interlocuteur n'a pas les moyens de modifier le système qui s'impose à lui.

Alors est-ce sans espoir dans ce cas-là ? 
Non, car sans remettre le système dans lequel on travaille, on peut retrouver des marges de manœuvre en procédant comme suit :
  • Se construire un agenda idéal
Le temps est la denrée la plus rare pour tout cadre en entreprise. Alors pourquoi ne commence-t-il pas à se poser la question suivante : comment souhaiterais-je affecter mon temps, indépendamment des contraintes externes qui pèsent sur moi ?
Il s'agit pour faire cela, de définir quelles sont les macro-tâches que l'on veut et doit faire, de répartir son temps entre elles (sans oublier parmi les macro-tâches, celle de « réfléchir »…) et de les mettre sur un calendrier (à quel moment souhaite-t-on les effectuer).(1)
Cet agenda théorique va pouvoir ensuite être comparé avec l'agenda réel (par exemple chaque mois). La mesure des écarts – et il y en aura ! – permettra soit de revoir la vision théorique (peut-être que certaines macro-tâches avaient été oubliées ou mal évaluées), soit de mettre en évidence une dérive préjudiciable à l'efficacité. On pourra alors chercher à infléchir sa gestion du temps future, et, si nécessaire, avec l'appui de ces données, entreprendre une discussion avec sa hiérarchie.
  • Distinguer trois types de réunions
Comme je l'avais expliqué plus en détail dans « Pourquoi noter des réunions auxquelles on n'ira très probablement pas », il s'agit de classer les rendez-vous sur son agenda en trois catégories : celles où sa présence est indispensable (si l'on n'est pas là la réunion ne peut pas avoir lieu), nécessaire (sa présence apporte une valeur ajoutée certaine à la réunion, mais la réunion peut avoir lieu si l'on n'est pas là), utile (sa présence apporte de l'information, mais on ne joue pas un rôle significatif lors de la réunion – cas par exemple de conférences auxquelles on veut assister).
Notons d'abord que ne doivent jamais figurer sur l'agenda des réunions ou rendez-vous qui, a minima, ne sont pas utiles… Ensuite ce classement en trois catégories, ca permettre de gérer dynamiquement un agenda et de se trouver le temps nécessaire pour faire face à l'imprévu, d'abord en n'allant pas finalement au rendez-vous de type 3 (utile), et éventuellement de type 2 (nécessaire).
Cette analyse doit être faite rigoureusement, car on a trop souvent tendance spontanément à se croire indispensable…
  • Ajuster la précision des efforts en fonction du type de situation
Dans mon livre Neuromanagement, j'insistais déjà sur la nécessité d'ajuster le rythme et le niveau de précision à la situation. Je prenais la métaphore du train et de la voiture : si vous allez prendre un train et que vous êtes une minute en retard, vous n'êtes pas une minute en retard, vous avez manqué le train. Si vous partez en voiture, non seulement vous êtes parti, mais, avec un peu de chance, vous allez pouvoir rattraper votre retard.
De même en entreprise, il faut identifier les cas où l'exactitude totale est requise, de ceux où l'on peut procéder par ajustements successifs. Les premiers cas sont très consommateurs d'énergie, et donc de temps en amont. Heureusement, ces cas sont plus rares qu'on ne le croît(2).

Un dernier conseil : apprenez à braconner aussi un peu de temps ! Qu'est-ce à dire ? De la même façon que tout responsable de centre de profit a appris à se constituer des réserves financières pour faire face à l'imprévu, apprenez à vous créer des réserves de temps.(3)

(1) Lire notamment sur ce sujet le livre de Jean-Louis Servan-Schreiber « Le nouvel art du temps »
(3) Pour plus d'information sur ce point, référez-vous à mon article « Apprenez à braconner du temps libre »

19 janv. 2011

LES STRUCTURES RIGIDES SONT CASSANTES

Le flou est nécessaire à la performance à long terme

Hier je reprenais un passage de mon dernier livre, Les mers de l'incertitude, portant sur le rôle du chaos : le chaos n'est pas d'abord un problème, mais une solution, car c'est lui qui permet l'auto-organisation et la résilience des systèmes face à l'incertitude.

C'est aussi ce qu'a développé Edgar Morin à de multiples occasions, et notamment dans Introduction à la pensée complexe :
« Le facteur "Jeu" est un facteur de désordre mais aussi de souplesse : la volonté d'imposer à l'intérieur d'une entreprise un ordre implacable est non efficiente… On peut dire grossièrement que plus une organisation est complexe, plus elle tolère le désordre… A la limite, une organisation qui n'aurait que des libertés, et très peu d'ordre, se désintégrerait à moins qu'il y ait en complément de cette liberté une solidarité profonde entre ses membres. La solidarité vécue est la seule chose qui permette l'accroissement de complexité. »

On le voit quotidiennement que les systèmes rigides et parfaitement ordonnés sont cassants, et sont emportés dès que les conditions pour lesquels ils ont été créés changent.

Et pourtant, bien trop d'entreprises restent encore emprisonnées dans des structures figées, bien trop de dirigeants croient que c'est en définissant chaque tâche le plus précisément possible que l'efficacité sera garantie, bien trop de plans de productivité rendent les entreprises parfaitement ajustées et donc vulnérables … et bien trop d'entre nous attendent de leurs dirigeants – notamment politiques – qu'ils apportent des réponses définitives et prévisionnelles…