Création, voyage et lâcher prise - Interview
imaginaire (4)
Vous avez dit, prenant le
contre-pied du film célèbre de Sofia Coppola, que vous vouliez être « Lost in
connections ». N’était-ce qu’un jeu de mots ?
Non, ce n’était pas qu’un jeu de mots. Au travers de ce contre-pied, je
cherchais à expliciter le cœur de ma démarche : me laisser perdre pour trouver
les vraies connexions
Dans le film de Sofia Coppola, Lost in Translation, Bill Murray incarne
un acteur perdu dans un Japon qu’il ne comprend pas, et ne veut pas comprendre.
Il s’enferme dans son hôtel pour s’en protéger, sorte de moustiquaire qui
l’isole de ce qu’il sent comme une agression. Séparé par les vitres qui
l’entourent, baigné dans le décor d’un luxe anonyme et international, il
pourrait être n’importe où. Il est perdu, sans repères, sans lien. Coupé par sa
langue et sa culture, il est Lost in translation, car, au lieu de vivre ce qui
se passe, il veut le traduire. Il est emmuré, – « en-Muray » si j’osais… –, dans
ses habitudes, ses connaissances, sa vie passée.
Pour entrer en relation, c’est l’inverse qui est nécessaire. Pour accéder
au réel, il faut avoir le culot d’abaisser ses protections, se mettre à nu et
plonger dans le moment tel qu’il est. S’immerger profondément avec un minimum
de repères, sans guide, sans plan, sans projets. Lâcher prise pour dépasser les
limites et les différences apparentes, trouver ou retrouver les connexions, se
laisser aller au gré des télescopages, des rapprochements incongrus.
Ne rien lire à l’avance, surtout pas, ne pas savoir ce qu’il « faut voir
», ce qu’il « faut faire », ce qu’il « ne faut surtout pas manquer », ne pas
inscrire ses pas dans les pas des autres et de la foule, ne pas chercher à
vivre ce qui a déjà été vécu, ne pas avoir des idées préconçues… ou le moins
possible, car nous restons tous – moi y compris –, prisonniers de nos
habitudes, nos racines, notre identité. Nous emportons toujours avec nous, –
que nous le voulions ou pas –, là où nous sommes nés, là où nous avons grandi,
la famille qui nous a donné naissance, les rencontres que nous avons faites,
les métiers que nous avons exercés…
Quand je suis seul, solitaire, sans informations, je suis une éponge,
plein d’un vide que les rencontres vont combler. Je regarde sans poser de
questions, avec un minimum de projection et un maximum d’observations, juste ouvrir
les yeux, regarder, repérer l’insolite, ce que je ne comprends pas, et
m’arrêter alors. Me laisser aller, me laisser perdre pour entrer en relation et
vibrer, me préparer à être « lost in connections ».
Oui, cette expression résume bien ma façon de vivre en tant qu’artiste :
je suis « lost in connections ».
Création, voyage et lâcher prise - Interview
imaginaire (3)
N’est-ce pas une vision bien
pessimiste de la vie et du rôle de l’artiste ? N’est-il que le spectateur de sa
création ?
Oui, je me sens d’abord spectateur, avant d’être acteur. Mais revenons
d’abord sur ma vision que vous qualifiez de pessimiste.
Je la crois d’abord réaliste. Le monde nous dépasse ; pour chacun de nous,
il est, au sens fort, inatteignable, incompréhensible, divin. La vie, la vôtre,
la mienne, s’inscrit dans ce monde, elle y dérive de possible en possible, et
émerge progressivement. Le plus important est donc de percevoir les lignes de
force de ce monde, de les percevoir sans pouvoir les comprendre, puisque la
compréhension est hors de notre portée.
Alors, et alors seulement, nous pourrons agir et construire notre espace
de liberté et de responsabilité. Voilà le chemin que je suis, petit à petit,
chaque jour après l’autre.
Je reviens à la deuxième partie de votre question : oui, je suis
spectateur, spectateur de ce monde qui me dépasse et auquel j’appartiens. Comment
pourrais-je en être acteur, alors que, vis-à-vis de lui, je ne suis que
poussière ? Je ne suis qu’une pomme perdue dans le monde, en aucun cas la pomme
du jardin de l’Éden. Rien ne me distingue, rien ne me fait sortir de
l’ordinaire du monde.
Une fois que j’ai accepté cette position de spectateur essentiellement
passif, alors je peux localement et contingentement agir, et peindre. Cet acte
est local, infinitésimal et sans portée… comme moi, comme vous, comme chacun
d’entre nous. C’est tout ce que je peux faire, et c’est très bien ainsi.
Création, voyage et lâcher prise - Interview
imaginaire (2)
Récemment, vous avez affirmé
que vous cherchiez à être la pomme de Newton. Vous prenez-vous vraiment pour
une pomme quand vous peignez ?
C’est évidemment une image ! Ce que je veux dire, c’est que je vise à
atteindre le mouvement pur et net, le déplacement brut, comme une pierre qui
tombe, comme une pomme qui suit l’attraction qui la dépasse.
La pomme qui est tombée un jour sur Newton, est tombée sans raison, sans
projet, sans but, elle est juste tombée parce qu’elle le devait, mûre à point,
incapable de résister à la force de la gravitation qui l’attirait vers le bas.
Est-elle tombée pour Newton, pour lui permettre cette percée conceptuelle qui
allait révolutionner la physique ? Non, évidemment non. Elle est tombée
gratuitement. Elle se sentait bien sur son arbre, elle ne voulait pas le
quitter, cela s’est produit, voilà tout… et cela a tout changé… ou beaucoup.
Quand je peins ou quand je voyage, ce qui est un peu la même chose pour
moi, je cherche à me rapprocher de la pomme, à avoir sa force, la force
d’attendre sur mon arbre le moment où je devrai tomber, sans projet, sans
envie, simplement par nécessité, par gravité, parce que je serai mûr.
Rêve impossible, horizon ultime. Suis-je devant une toile ou dans un lieu
comme une pomme, vide d’a priori, vide de projet ? J’aimerais, car je serais
alors dans l’émotion pure, dans la réceptivité maximum à l’instant, à ce qui
advient ou serait susceptible d’advenir. Mais non, probablement non, certainement
non. Dommage. J’aimerais devenir une pomme et attendre sur mon arbre.
Ou alors être une bouteille à la mer ballottée par les courants. Mais pas
une bouteille jetée intentionnellement, une bouteille avec un message dedans,
une bouteille dont on attend quelque chose. Non, surtout pas. Non, je voudrais
être une bouteille partie d’on ne sait où, pour aller nulle part. Une bouteille
qui flotte au hasard des flux et reflux.
Je repense aussi à ce que disait Giacometti. Il affirmait travailler
comme une mouche. La mouche, elle vole à l’aveuglette, elle ne sait pas où
aller, elle se heurte contre une vitre, encore et encore. Je n’ai évidemment
pas le talent de Giacometti, mais j’aime cette image de la mouche. Pourquoi
imaginons-nous que nous comprenons l’univers ? Pourquoi avons-nous la fatuité
de nous croire supérieurs aux mouches ? Nos vitres sont plus complexes, plus
sophistiquées, mais comme nous les heurtons, encore et encore… comme les
mouches.
Création, voyage et lâcher prise - Interview
imaginaire (1)
Vous avez dit que, pour
vous, peinture et voyage étaient indissociables. Qu’entendez-vous par là ?
Peindre est pour moi un voyage dans l’inconnu. Quand je commence un
nouveau travail, je ne sais pas ce que je vais faire. Je n’ai pas d’envie, pas
de direction, pas de projet, à part celui de créer et d’inventer. Je pars en
exploration, en découverte, en terre inconnue, et je laisse ma main agir et
décider.
Du coup, pour me préparer à peindre, pour nourrir ma main, pour engranger
des émotions nouvelles, je voyage. Je pars en quête de différences, de
décalages, de télescopages. Ces voyages peuvent proches ou lointains, cela n’a
pas d’importance, ce qui compte c’est que je me laisse perdre dans l’inconnu.
Nombreux sont les voyageurs qui ne découvrent rien et reviennent aussi
vides qu’en partant. Pourquoi ? Parce qu’ils sont partis à la recherche de
quelque chose ou quelqu’un. Un souvenir, une photo entraperçue, un amour
évanoui, une silhouette effacée, un rêve d’enfance, un cri évanescent, un
mouvement dans les blés, un clair obscur… enfin quelque chose ou quelqu’un,
quoi… Dans ce cas, ils ne seront pas disponibles à ce qui se présentera à eux,
et, bien sûr, ce graal pour lequel ils étaient partis, ils reviendront sans.
Pour être en situation de découvrir, il faut partir pour rien, ce n’est
qui n’est ni facile, ni naturel. Juste se déplacer pour aller ailleurs, sans
espoir, sans attente, sans compte à régler. Juste comme cela. Pour changer
d’endroit, sans savoir ce que l’on va y trouver, sans non plus rien à fuir.
Jean était bizarre, étrange,
surprenant, aussi m’avait-il intéressé : il avait représenté pour moi une
énigme, un problème à résoudre, et j’ai toujours aimé résoudre des problèmes.
Perdu dans ses pensées ou ses calculs, il pouvait rester assis, immobile des
heures durant. Quand il n’était pas dans une bulle mathématique, il était
plongé dans un livre. Comment pouvait-il donc prendre n’importe lequel et
disparaître à l’intérieur ? Pire, souvent, il n’avait même pas besoin d’un
livre ou d’une quelconque distraction pour se couper des autres. Il était le
roi des prestidigitateurs : il arrivait à se faire disparaître lui-même, tout
seul, sans artifice, sans faire valoir. Il pouvait s’enfoncer à tout moment
dans les sables mouvants de son cerveau et s’effacer complètement. Loin
d’appeler au secours, loin de se débattre, loin de chercher à s’en extraire, il
se délectait de se sentir englouti.
Cette plongée fréquente en
lui-même présentait un intérêt majeur, Jean était tout sauf envahissant, et
cela m’allait très bien, car j’aurais détesté qu’il fût constamment sur moi.
L’un comme l’autre, nous voulions nous protéger des autres : lui en s’en
coupant grâce à ses plongées dans son monde intérieur, moi en m’en servant
grâce à mes manipulations et mes jeux. Association entre un fuyard et un
joueur, entre celui qui tenait à distance et celui qui reconstruisait comme si
c’était un jeu de meccano.
Finalement Jean était un peu
mon double inversé, mon antimatière, mon anti-jumeau. Il était pour moi un
creux, un mystère, un vide qui m’avait attiré, un trou noir dont je n‘avais pas
pu m’extraire. Je sentais, cachés en lui, profondément, des abîmes de
connaissances, je tombais avec délectation dedans, dans ce puits sans fonds,
dans ces abysses, j’étais curieux de mon incompréhension, de son obscurité.
Pour la première fois, j’étais tombé sur une vraie énigme, sur un problème dont
je ne trouvais pas la solution. Aussi naturellement m’étais-je obstiné.
Aujourd’hui encore, malgré ces
jours, ces semaines, ces mois passés à l’observer, je ne le comprenais toujours
pas. J’avais beau avoir habité tout ce temps avec lui, chez lui, j’avais beau
connaître les coins et recoins de sa maison en Provence, j’avais beau être
resté des heures avec sa main tatouant ma peau, il me manquait toujours quelque
chose. Je sentais qu’une donnée essentielle m’échappait. Mais j’avais
maintenant renoncé à le comprendre : il était pour moi comme un film de David
Lynch, impossible de raccorder tous les morceaux ! Il ne me restait plus qu’à
espérer que cette pièce manquante n’allait pas venir contrarier mes plans… On
verrait bien. Le charme de l’incertitude.
Un des jeux de mots
les plus étonnants sur Internet est celui inventé par le Captcha. Quel est le
sens de cet acronyme, et pourquoi se répand-il progressivement sur tous les
sites WEB ? Captcha veut dire : « Completely Automated Public
Turing Test to Tell Computers and Humans Apart », c’est-à-dire qu’il a
pour but de différencier l’homme de la machine. Comment procède-t-il ? Il
nous présente un mot que nous devons reconnaître et prouver ainsi que nous
sommes bien humains.
Voilà donc les mots
définitivement réhabilités par Internet : ils sont l’ultime moyen trouvé
pour prouver notre humanité. Pourquoi seulement face aux machines, et pas aux
autres membres de l’espèce animale ou végétale ? Parce que ceux-ci surfent
bien peu sur Internet, et qu’il n’a pas été jugé utile de vouloir nous
différencier d’une fourmi ou d’une abeille. Notons quand même que, dans ce cas,
ce test marcherait aussi, car, si les fourmis ou les abeilles ont des moyens
pour communiquer entre elles, les unes par les phéromones, les autres par des
danses, aucune ne saurait lire un mot et réussir un Captcha !
Dernièrement les
Captcha ont franchi un nouveau cap, et nous présentent souvent non plus un seul
mot, mais deux. Est-ce pour renforcer la fiabilité du test ? Un seul mot
s’est-il révélé insuffisant ? Non, pas du tout. L’identification se fait
toujours à partir d’un seul mot.
Alors pourquoi
devons-nous reconnaître un deuxième mot ? Le but n’est plus de prouver que
nous sommes des humains, mais de mettre à contribution notre qualité d’être
humain, et notre capacité à reconnaître les mots de notre langue. En effet, le
deuxième mot est tiré d’un livre qui vient d’être scanné et dont on cherche à
s’assurer de l’orthographe.
L’idée est de
mettre à contribution l’intelligence des millions d’êtres humains constamment
connectés. Plutôt que de payer quelques spécialistes à tout relire, créant un
surcoût considérable et un goulot d’étranglement, il a imaginé se servir des
Captcha pour nous faire travailler tous, un peu et gratuitement : si notre
appartenance à l’espèce humaine a été prouvée par le premier mot, notre réponse
au second est archivée.
Quand je vous
disais dans mon article précédent, qu’Internet était une affaire de mots, et
qu’ils en étaient les granulats !
Internet est lui
aussi un grand jeu de mots planétaire. Essayez donc d’enlever les mots, il ne
restera pas grand chose de l’immense toile qui nous relie de plus en plus.
Certes, les pages WEB sont de plus en plus animées, et les images y sont omniprésentes,
mais elles sont avant tout faites de mots.
Nous sommes
tellement habitués à cet état de fait, que nous n’y prêtons guère d’attention. Ainsi
va notre monde, nous sommes souvent tellement focalisés sur le détail, sur
l’inattendu, sur l’anormal, que nous en oublions ce qui fait notre
quotidien : à force de l’avoir sans cesse sous les yeux, nous ne le voyons
plus !
Par exemple,
savez-vous quelle est la matière la plus présente après l’eau ? C’est une
matière sans laquelle notre monde s’effondrerait littéralement, sans laquelle
rien ne serait possible, et que pourtant nous ignorons constamment. La réponse
va probablement vous étonner : les granulats, c’est-à-dire ces petits
morceaux de cailloux sans lesquels aucun béton n’existerait, aucun train ne
roulerait, aucune route ne serait là…
Les mots sont les
granulats de l’internet. Bien peu d’internautes en sont conscients, bon nombre
les maltraitent, la plupart les ignorent, et pourtant comment surfer sans être
un écrivain à la manière d’un Monsieur Jourdain du XXIème siècle ?
Avant de parler de
2.0 ou de 3.0, de la limite de l’essor des réseaux sociaux, ou de l’importance
du « brick & mortar », n’oublions pas ces précieux auxiliaires et
approfondissons la compréhension que nous en avons. L’enseignement des langues,
notre langue maternelle comme les autres, est le socle du reste.
Développons donc
l’art de la traduction, traduction entre les langues différentes, mais aussi
entre les imaginaires.
Comprenons que tout
est affaire d’interprétation et que le sens n’existe pas dans l’absolu, mais
uniquement dans un référentiel donné.
Et redonnons ses
lettres de noblesse à l’histoire, cette science de l’interprétation, cette
revisite constante de nos souvenirs collectifs, à la recherche d’un sens
commun, toujours inaccessible et sans cesse reconstruit…
Jouer sur les mots est donc une affaire sérieuse, et
aucune pensée individuelle comme collective ne serait possible sans eux (voir
mon article d’hier).
Donc l’art du jeu
de mots devrait une matière essentielle des écoles de management. Les MBA
devraient-ils alors avoir des chansonniers comme professeurs, et les écrits de
Pierre Dac ou Pierre Desproges remplacer ceux de Peter Drucker ou Jim
Collins ?
Non, probablement
pas, mais passer un peu de temps à comprendre que le rôle et l’importance des
mots ne serait ni vain, ni inutile…
Voici notamment
quelques idées – exprimées au travers de mes mots… – qui, selon moi, sont
insuffisamment comprises, ou à tout le moins, trop souvent ignorées :
1. Les mots ne sont pas une matière neutre, abstraite,
exacte, ils sont la cristallisation de notre propre imaginaire.
Pour vous en
convaincre, choisissez n’importe quel mot, fermez les yeux et laissez-vous
envahir par tout ce qu’il évoque en vous.
Ou encore imaginez
l’histoire suivante : vous avez été élevé par un père ébéniste, votre mère
étant morte alors que vous étiez très jeune. Ce père castrateur vous répétait
sans cesse : « Des tables comme celles-là, tu ne sauras jamais en faire. ».
C’est pour cette raison que vous avez choisi une autre voie, et pour lui
prouver que, même si vous étiez incapable de rivaliser avec lui sur les tables,
vous n’étiez pas un incapable, vous avez fait des études d’ingénieur en
informatique. Aussi à chaque fois que vous entendez parler de tableurs ou de
table de calcul, vous ne pouvez pas éviter de ressentir de drôles d’images en vous…
2. Communiquer suppose une traduction, même si l’on se
parle dans la même langue
Puisque les mots ne
sont pas seulement porteurs d’un sens commun et universel, mais aussi, et parfois
surtout, de chacun de nos imaginaires qui les imprègnent, communiquer suppose
d’accéder à ces imaginaires qui ne sont pas les nôtres. Si je veux comprendre
ce que mon voisin me dit, si je veux dépasser le niveau fonctionnel et minimal
d’un échange pour accéder au sens réel de ce qu’il exprime, consciemment on
inconsciemment, je dois faire l’effort d’entendre ses mots, non pas à partir
des émotions qu’ils génèrent en moi, mais à partir de celles qu’ils ont
générées en lui. Effort de traduction donc…
Revenons à mon
ingénieur, fils d’ébéniste. Imaginez-vous donc maintenant assis à votre bureau.
Brutalement votre supérieur hiérarchique entre et hurle :
« Quoi ! Tu t’es encore trompé. Décidément, tu n’arriveras jamais à
mettre cette table d’aplomb ! ». Pour lui, bien sûr, pas de problème,
pas de doute, il vous parle de votre dernière réalisation, cette nouvelle
application informatique qui modifie la structure des bases de données, et sur
laquelle vous butez. Il vient de trouver une nouvelle erreur dans la table de
données. Comment pourrait-il se rendre
compte de ce qu’il est en train de provoquer en vous ? Comment
pourriez-vous réellement communiquer ensemble ? Comment sans avoir pris le temps de se
comprendre, de connaître l’histoire de l’autre, se parler vraiment ?
3. Paradoxalement, on se comprend mieux quand ni l’un ni
l’autre ne s’exprime dans sa langue maternelle
Parler une langue,
autre sa langue maternelle, est une sensation étrange, et cette langue nous est
doublement étrangère.
D’abord bien sûr,
parce que nous la maîtrisons moins bien, que notre vocabulaire est plus pauvre
et imprécis, que nos constructions grammaticales sont souvent aléatoires, que
nous avons souvent du mal à saisir le sens de ce que l’on lit ou entend.
Mais aussi, parce
que les mots y sont relativement neufs, c’est-à-dire vides de passé, vides
d’émotion. Autant chaque mot de ma langue maternelle me renvoie à tout un
contexte, ces moments où je l’ai entendu les premières fois, ces réactions
qu’il a provoqué quand je l’ai utilisé, autant les mots d’une langue étrangères
sont comme un bain de jouvence.
Souvent enfin, que
ce soit pour nous exprimer ou comprendre, nous passons par une étape interne de
traduction pour saisir le sens.
Ainsi quand nous
parlons une langue étrangère, si notre communication est apparemment plus
pauvre, puisque notre vocabulaire l’est, elle est paradoxalement meilleure,
surtout si, pour l’autre aussi, ce n’est pas sa langue maternelle : comme
l’un et l’autre sont dans cette double étrangeté, les mots prennent un sens
spontanément plus proche, et chacun est en éveil de la qualité ou non de la
compréhension mutuelle.
Notons que nous, les
Européens, à cause de la cohabitation de nos langues multiples, sommes les rois
de la traduction. A l’opposé les Américains, et surtout les Chinois se sont
bien peu exercés à cet art difficile, mais nécessaire. Les Américains laissent
aux autres le soin d’apprendre leur langue. Et, en Chine, si bon nombre de
langues locales perdurent, elles s’écrivent toutes depuis leur origine, de la
même façon ; aussi les lettrés chinois n’ont-ils jamais eu besoin de
traduire, il leur suffisait de s’écrire pour se comprendre. Ainsi la
calligraphie est-elle une substitution à la traduction !
Finalement, à y
bien réfléchir le management comme la vie, est d’abord une affaire de jeux de
mots.
Sans les mots, en
effet, impossible de penser, de dessiner des plans, d’échafauder des
hypothèses… bref de réfléchir. Sans ces jeux de lettres assemblées, sans les
images qu’ils projettent en nous dans le mystère de nos neurones, sans les
souvenirs qu’ils rappellent ou qu’ils expriment – Marcel Proust avait certes
d’abord besoin de la sensation de la madeleine, mais comment aurait-il pu
comprendre ce qu’elle évoquait en lui, sans la médiation des mots qui se
dessinèrent en lui, avant de s’écrire sur une feuille de papier ? –, nous
ne serions qu’un animal de plus, bien incapable de se démarquer de ses
congénères…
Sans les mots,
aussi, impossible de communiquer, d’exprimer auprès des autres ce qui s’est
construit en nous, d’obtenir un accord, un soutien ou un enrichissement,
d’apprendre ce que l’on n’a pas vu, pas lu, pas pensé… bref de collaborer. Sans
ces jeux de lettres assemblées, sans ces concepts projetés à l’extérieur de nos
neurones, sans ces expériences reçues du dehors, sans ces ponts lancés vers
ceux qui ne sont pas nous, nous n’aurions pas pu tisser la société humaine, et
surpasser ainsi largement la puissance des fourmilières ou des ruches :
l’émotion ressentie par Marcel Proust, de se retrouver, pour une madeleine
dégustée, pour un moment dans la maison de tante Léonie serait restée à tout
jamais une affaire privée et personne n’en aurait rien su…
Ainsi grandir, que
ce soit en tant que personnalité individuelle ou collectivité, c’est largement
apprendre à mieux se servir des mots. Bref, les mots, c’est du sérieux, et on
ne doit laisser aux seuls humoristes l’art de jouer avec.
Alors pourquoi vais-je,
pendant quelques jours, me servir de ce blog pour jouer sur les mots, puisque
ceci est tout, sauf une plaisanterie !
Après le passage à la raréfaction de la matière et
l’abondance de l’information (voir « La matière devient rare,
l’information surabondante ») et à la déterritorialisation (voir « Le
territoire n’est plus ou si peu, les voisins ne sont plus les mêmes »),
voici le troisième et dernier volet de la mutation des entreprises, le
changement portant sur les hommes, l’argent et les machines.
Qu’observe-t-on en
effet ?
Tout d’abord une
rupture dans l’organisation des processus industriels et administratifs, et un
changement dans la relation travail-homme-machine. La diffusion massive des
technologies de l’information au sein de tous les composants de l’entreprises –
dans les machines-outils, dans les systèmes de pilotage, dans la bureautique,
dans les bases de données, dans les systèmes expert… - , modifie en profondeur
la notion de travail, ainsi que le rôle et la place des hommes et des femmes
qui sont présents dans les entreprises.
On n’est bien loin
déjà du temps des ateliers caricaturés dans Les Temps modernes de Charlie
Chaplin, et le coût réel du travail, c’est-à-dire la relation entre la valeur
ajoutée effectivement produite et les dépenses en personnel, dépend de moins en
moins du niveau de rémunération, et de plus en plus de la motivation, du niveau
de formation et de la capacité à se confronter et à travailler ensemble.
Quant à l’argent,
c’est peu de dire qu’il occupe aujourd’hui un rôle plus que jamais central.
Inventé à l’origine comme un moyen nécessaire pour sortir de l’économie de
troc, et permettre l’émergence des économies modernes, il est devenu une valeur
en soi, et l’emballement de la sphère financière en témoigne.
Mais est-il si
certain que cet argent va garder cette place centrale ? Comme la
généralisation des systèmes de communication temps réel et la diffusion
d’intelligence dans les réseaux est devenue une réalité, il devient possible,
dans de nombreux cas, de boucler des transactions faisant intervenir un grand
nombre d’acteurs – une sorte de nouveau quasiment infiniment sophistiqué et
complexe –, et donc en se passant de
l’intermédiaire financier.
Va-t-on alors voir
naître des nouvelles entreprises tirant parti de ce nouveau paradigme d’une
relation non intermédiée par l’argent, et bâtie sur un couple homme-machine
inconnu encore ?
De plus en plus de compétition pour la matière, de moins
en moins pour l’information (voir mon article précédent « La matière devient
rare, l’information surabondante »), et une entreprise et des hommes qui
sont de plus en plus hors sol, ou qui, du moins, ont une relation nouvelle et
distante avec le territoire et la géographie.
Historiquement
pourtant toutes les entreprises sont nées quelque part et sont le fruit et
l’expression de leur lieu de naissance : McDonald ou Coca-Cola n’auraient
pas pu émerger ailleurs qu’aux États-Unis, Sisheido qu’au Japon ou L’Oréal
qu’en France.
Mais depuis ces
dernières années, tout a changé sous l’effet de mutations concomitantes et
cumulatives.
Tout d’abord
l’internationalisation, puis la globalisation de leurs opérations. Il est bien
loin le temps où ces grandes entreprises avaient un état-major monoculturel et
n’était qu’une juxtaposition d’entreprises locales. Elles ont, chacune à sa
façon, entrepris un métissage qui, sans faire disparaître la réalité de leur
origine, l’enrichit des apports de chacun. Ainsi par exemple, si L’Oréal reste
différent d’un Procter & Gamble dans sa façon d’aborder un marché, de
s’organiser et de s’y développer, l’entreprise n’en est pas moins de plus en
plus chinoise en Chine, russe en Russie ou américaine aux USA… devenant par
là-même un être hybride, nouveau et complexe.
Ensuite chacun de
nous, chaque homme ou chaque femme qui participe à ces entreprises, nous avons
une relation différente avec le pays et le territoire où nous nous trouvons.
C’est ce qu’a notamment très nettement explicité Michel Serres dans ces
différents livres.
Comme il le
résumait dans une conférence tenue en janvier 2011 : « Avant, notre
adresse nous repérait dans l’espace. Aujourd’hui nos adresses sont le téléphone
portable et l’ordinateur, ce sont deux adresses qui ne sont plus repérées dans
l’espace. (…) On est dans un nouvel espace topologique où on est tous voisins.
Les nouvelles technologies n’ont pas raccourci les distances, il n’y a plus de
distance du tout. » L’essor récent des réseaux sociaux, et singulièrement
Facebook, invente de nouvelles appartenances, de nouveaux voisinages, de
nouvelles interactions.
Enfin ce brassage
des origines et des cultures n’est pas seulement organisationnel dans les
entreprises ou virtuel dans les réseaux, il est aussi de plus en plus physique
dans nos villes. Il suffit de marcher, les yeux ouverts, dans les rues de Paris
pour y constater la diversité qui y déambule. Toutes les races, toutes les
religions, toutes les cultures s’y télescopent… souvent non sans mal.
Comment dès lors
l’entreprise, qui est avant tout l’expression d’un mode d’organisation
collective des hommes, ne s’en trouverait pas changée… et en profondeur ?
Quelles sont donc
ces lignes de force qui pourraient structurer l’émergence de nos nouvelles
organisations économiques collectives ?
J’en vois trois
essentielles – du moins à ce jour ! – : la relation à l’information
et à la matière, la relation à l’espace et à la géographie, les rôles de
l’argent et de l’homme.
Dans cet article, je
vais aborder la première. Je traiterai les suivantes dans mes deux prochains
articles.
En caricaturant mon
propos, je pourrai dire que nous passons d’une économie où la matière était
abondante et l’information rare, à l’inverse.
En effet, jusqu’à
présent, nous, humains, étions en petit nombre, et chacun de nous – du moins la
plupart – consommions peu par individu. Ainsi nous étions face une abondance de
matières premières, et le modèle économique dominant s’est construit sur le peu
de dépendance vis-à-vis de ces matières premières. Un axiome implicite était qu’elles
seraient toujours là et en quantité suffisante, quoiqu’il arrive. Il a fallu
voir apparaître des entreprises géantes qui, à quelques-unes, ont pu se construire
des empires en s’accaparant certaines d’entre elles – ou sur leur accès, ce qui
revient au même –. Ce n’est donc pas que la matière était rare, mais que son
accès était contrôlé.
Parallèlement
l’information était limitée, son accès difficile et le savoir l’affaire de
quelques-uns. Ce qui limitait la croissance était finalement cette intelligence
à se servir de la matière disponible. Il devenait dès lors logique de payer
très cher des cerveaux exceptionnels et des talents rares, et peu une matière
qui ne l’était pas.
L’organisation
correspondante, même si elle n’était plus taylorisée, restait avec un grand
écart entre une tête pensante et une masse obéissante (d’abord dans les usines,
puis dernièrement dans les bureaux).
Aujourd’hui la
relation s’inverse, car nous consommons notre planète plus vite que les
ressources ne se renouvellent, alors que, grâce aux développements de
l’éducation, de l’informatique, des
télécommunications et d’Internet, la quantité d’informations disponibles
explosent et que son accès est quasi universel.
On voit déjà se
transformer les modes de management et d’organisation, avec l’émergence de
réseaux horizontaux, la diffusion des connaissances et des processus de
décisions, l’acceptation d’une direction intégrant le lâcher prise.
Côté production,
comment imaginer que nous allons pouvoir durablement produire des voitures en
nombre croissant qui, la plupart du temps, restent immobiles, et qui, quand par
exception elles se déplacent, le font avec une seule personne à bord, le
conducteur ?
Il est urgent que nous fassions face à la réalité de
notre histoire
Kery James est un
artiste malheureusement constamment absent des radios et des télévisions
nationales. Ce chanteur dresse tout au long de ses différents disques, un
portrait dur et râpeux de la réalité des banlieues, se faisant toujours
l’apôtre de la non-violence et de la prise en main par chacun de son avenir.
Dans son dernier
disque, 92.2012, il semble pris d’un pessimisme croissant face à la réalité
française et à la montée des intolérances. Sa chanson, « Lettre à la
République », sonne avec violence et se termine par cette phrase
terrible : « Je ne suis pas en manque d'affection, comprend que je
n'attends plus qu'elle m'aime ». J’espère qu’il est encore temps pour lui
redonner espoir…
Voici ci-dessous
des extraits du texte de cette chanson, ainsi que la vidéo associée.
Est-il besoin
d’ajouter que je conseille vivement l’achat et l’écoute de tous ces disques…
Lettre à la République
A tous ces racistes, à la tolérance hypocrite
Qui ont bâti leur nation sur le sang
Maintenant s'érigent en donneurs de leçons
Pilleurs de richesses, tueurs d'africains,
Colonisateurs, tortionnaires d'algériens
Ce passé colonial, c'est le vôtre
C'est vous qui avez choisi de lier votre histoire
à la nôtre
Maintenant vous devez assumer
L'odeur du sang vous poursuit, même si vous vous
parfumez
Nous les arabes et les noirs, On n'est pas là par
hasard
Toute arrivée à son départ.
(…)
Les immigrés ce n'est que la main d'œuvre bon
marché
Gardez pour vous votre illusion républicaine
De la douce France bafouée par l'immigration
africaine
Demandez aux tirailleurs sénégalais et aux harkis
Qui a profité de qui ?
La République n'est innocente que dans vos songes
Et vous n'avez les mains blanches que dans vos
mensonges
(…)
On ne s'intègre pas dans le rejet
On ne s'intègre pas dans des ghettos français
Parqués entre immigrés, faut être sensé
Comment pointer du doigt le repli communautaire
Que vous avez initié depuis les bidonvilles de
Nanterre ?
(…)
Et plus j'observe l'histoire, moins je me sens
redevable
Je sais ce que c'est d'être noir depuis l'époque
du cartable
Bien que je ne sois pas ingrat, je n'ai pas envie
de vous dire merci
Parce qu'au fond, ce que j'ai, ici, je l'ai
conquis,
(…)
Au cœur des débats, des débats sans cœur
Toujours les mêmes qu'on pointe du doigt dans
votre France des rancœurs
En pleine crise économique, il faut un coupable
Et c'est en direction des musulmans que tous vos
coups partent
(…)
Vous nous traitez comme des moins que rien, sur
vos chaînes publiques
Et vous attendez de nous qu'on s'écrie « Vive la
République »
Mon respect se fait violer au pays dit des Droits
de l'homme
Difficile de se sentir français sans le syndrome
de Stockholm
(…)
Que personne ne s'étonne si demain ça finit par péter
Comment aimer un pays qui refuse de nous
respecter ?
Loin des artistes transparents, j'écris ce texte
comme un miroir
Que la France se regarde si elle veut s'y voir
Elle verra s'envoler l'illusion qu'elle se fait
d'elle-même
Je ne suis pas en manque d'affection, comprend
que je n'attends plus qu'elle m'aime
Dans mes deux derniers articles,
j’ai expliqué pourquoi d’abord il ne fallait pas penser les entreprises comme
nées de nulle part, mais bien les comprendre comme le fruit de l’histoire de
notre monde, pourquoi ensuite elles vont muter et se transformer en profondeur,
ce très prochainement. Je terminais avec l’affirmation qu’il était impossible
de prévoir quelle serait la nouvelle forme d’organisation qui viendrait à
émerger, en prenant l’image de la chenille incapable de se penser papillon.
Peut-on toutefois mettre l’accent
sur quelques points qui pourraient structurer cette émergence ? Je vais
m’y risquer…
Mais avant cela, je voudrais
d’abord m’élever contre une forme de double dogmatisme dominant :
d’un côté, la propagation
croissante d’un discours venant faire des entreprises une sorte de Deus ex
machina, sources d’exploitation à la fois des hommes qui la composent, des
clients qu’elles exploiteraient et de la planète qu’elles videraient de sa
substance,
de l’autre, une forme de
sanctuarisation des entreprises comme l’outil absolu et idéal de la création de
valeur, du développement économique et du progrès.
Les entreprises ne valent ni ces
anathèmes, ni ces sacralisations, et le capitalisme qui les sous-tend non plus. Le monde est en perpétuelles création et transformation, sous la triple
dynamique de l’accroissement de l’incertitude, de la multiplication des
emboîtements et des émergences nouvelles.
Comprenons seulement que nous
sommes à la fin d’un mode d’organisation – et non pas d’un cycle, car le mot de
cycle supposerait un retour en arrière –, et que la complexité et la richesse
de nos systèmes collectifs vont franchir une nouvelle étape.
Les tensions qui se répandent
sont le témoignages des émergences en cours : les transformations réelles
ne peuvent se faire sans mettre en tension tout ce qui existe. Accuser les
entreprises de maux parfois réels mais dépassés n’est pas pertinent ;
vouloir lutter contre ces transformations au nom d’une idéalisation de ce qui a
précédé est dangereux et inopérant.
Comprenons donc qu’il ne nous
faut plus réfléchir à partir du passé, que nos expériences sont de plus en plus
contreproductives, et préparons-nous aux émergences en cours.
Comme l’entreprise
n’est pas née de nulle part (voir mon article précédent), elle n’a pas non plus
vocation à perdurer toujours.
Faisons d’abord un
retour en arrière au XVIIIème siècle. Y avait-il alors des entreprises ?
Non, on ne trouvait pour l’essentiel que des activités agricoles et
artisanales. Les seules structures se rapprochant de ce que nous appelons des
entreprises, étaient celles qui s’étaient développées autour des échanges, que
ce soit des échanges financiers, les banques, ou de marchandises, les
compagnies maritimes. Mais si ces dernières étaient déjà puissantes et avaient
un rôle majeur dans le fonctionnement des organisations humaines, elles
n’avaient que peu à voir avec ce que nous appelons des entreprises, et
l’essentiel de l’activité humaine fonctionnait sur un autre ordre mode
d’organisation. Ce mode était local, et ne fédérait qu’un tout petit nombre
d’individus entre eux.
Ce sont les
découvertes de la machine à vapeur et de l’électricité qui, en autorisant à la
fois la mécanisation des processus autrefois artisanaux et l’essor des
transports, ont permis la naissance de la fabrication en chaîne et l’émergence
de structures collectives capables de produire, expédier et vendre en masse, ce
progressivement dans le mode entier.
Une autre invention
avait aussi été nécessaire à cette émergence, mais celle-ci était née avant
cette mécanisation du monde : c’est la naissance de l’imprimerie. Sans
documents imprimés, impossible d’imaginer le développement de méthodes
standards et leur propagation dans des structures collectives mobilisant plusieurs
milliers de personnes, voire plusieurs dizaines de milliers. Sans imprimés, pas
non plus de communication vers les consommateurs et pas de publicité.
Revenons maintenant
à aujourd’hui.
Pourquoi après
environ deux cents ans d’émergence, d’expansion et de sophistication de ce que
nous appelons des entreprises, est-ce que je m’interroge sur leur mutation
profonde à venir, et donc sur, de fait, leur disparition, du moins en tant que
systèmes tels que nous les connaissons aujourd’hui ?
Parce que les deux
piliers qui ont été à l’origine de la naissance des entreprises sont en train
de muter.
Que s’est-il passé
depuis une cinquantaine d’années ? Nous avons en quelque sorte réinventé l’imprimerie, c’est-à-dire notre façon de stocker et diffuser de l’information.
Comment ? D’abord avec le développement des systèmes informatiques, puis
plus récemment avec Internet. Notre relation à l’information est en train de se
transformer d’une triple façon : effondrement du coût de stockage ;
enrichissement exponentiel de ce qui peut être stocké (à la fois par le
multimédia et par les liens d’abord web, puis maintenant 3.0) ;
accessibilité instantanée, constante et universelle (sans fil, à très haut
débit et sur toute la planète)
Parallèlement à
cette révolution de l’information, nos relations à l’énergie et à la
mécanisation sont, elles-aussi, en train de muter. Sans entrer ici dans une
analyse détaillée et exhaustive, je peux citer : raréfaction des énergies
fossiles, prise en compte des effets cumulatifs sur notre écosystème,
apparition de « moteurs biologiques », robotisation, ...
À ces deux
mutations, s‘ajoutent celles qui portent sur l’être humain lui-même : élévation
du niveau de formation, allongement de la durée de vie, transformation de la
cellule familiale et diminution du nombre d’enfants, modification de la
relation avec la géographie (physiquement par le voyage, virtuellement par les
connexions internet)…
Comment dès lors
imaginer que tout ceci ne va pas impacter en profondeur les entreprises ?
Comment croire que notre façon d’organiser collectivement notre travail et nos échanges ne va pas aussi
muter ? Comment finalement penser que nous nous enrichirons demain
individuellement et collectivement comme hier ?
Bref comment ne pas
voir que les entreprises vont mourir bientôt, du moins sous la forme que nous
leur connaissons aujourd’hui ?
Quelle nouvelle forme
va émerger ? Impossible à dire. Comment la chenille pourrait-elle se penser
papillon ?