14 sept. 2012

DANS LES RUINES DE HAMPI (suite)


Promenade en terres indiennes (2)
« Elle se rappelait l’émotion qu’elle avait vécue, il y a quelques années, lors de sa découverte des temples d’Angkor
Classiquement, les visiteurs avaient la vision des murs mangés par les arbres. Elle, à l’inverse, y avait eu celle d’une érection, d’une construction. Elle avait senti l’énergie vitale de la nature en train de fouiller les tréfonds du sol pour en extraire la bonne pierre ; elle avait regardé les racines l’enserrer pour la polir, l’amener à prendre la forme exacte, celle qui s’emboîterait sur ce qui avait déjà été érigé ; puis elle les avaient accompagnées quand elles la tiraient doucement jusqu’à la surface. Alors, les branches de l’arbre avaient pris le relais, et hissé la pierre jusqu’à la bonne place, celle qui lui avait été réservée, celle pour laquelle elle avait été taillée. Non, les arbres ne détruisaient pas les temples, car ceux-ci n’avaient jamais existé dans le passé. Ils étaient en cours d’élaboration. Le végétal venait au secours des hommes pour manifester à la face des Dieux, un nouveau cri de respect.
Eva vivait intensément la résonance entre Angkor et Hampi. Ici aussi, les pierres n’attendaient qu’à être saisies et taillées pour venir compléter ce qui était déjà en place. La brutalité du paysage naturel n’était qu’un chantier en plein air, une immense zone de stockage dans laquelle il fallait venir piocher la bonne ressource.
(…)

Elle se prit à imaginer des créatures gigantesques et disparues qui se seraient jouées de la pesanteur des roches. Pour elles, elles n’auraient été que des fétus de paille, et un souffle de leur part les aurait faites rouler. Ces géants sillonnaient la Terre à la recherche de tâches à la hauteur de leur talent : ils érigeaient les statues de l’Île de Pâques, aidaient à la construction des pyramides, faisaient une pause au Japon pour s’initier à l’art du zen, et mettaient en œuvre, ici à Hampi, leur nouveau savoir-faire en dessinant le plus grand jardin du monde. »

13 sept. 2012

NOUS IMAGINONS LE MONDE AVANT LE VIVRE

Nos neurones sont organisés pour ne coder que les écarts (Neurosciences 28)
Nous ne voyons donc le monde non pas tel qu’il est – d’ailleurs que voudrait donc dire voir le monde tel qu’il est ? –, mais tel que nous l’avons connu, compris et mémorisé. Nos perceptions sont constamment enrichies, et donc déformées, par tout ce que nous avons déjà appris précédemment.
Est-ce vraiment tout ?
Non, car nous ne nous contentons pas de voir le monde tel que nous l’avons connu, nous dressons constamment des visions du futur : notre cerveau, et toutes nos neurones, sont un système prédictif.
En effet, à partir de nos données sensorielles et de notre expérience, nous anticipons, et nous n’arrêtons pas de rêver le monde avant de le vivre. Nous créons au plus profond de nous-mêmes, une vision de ce qui devrait ou pourrait arriver : notre savoir-faire bayésien ne nous sert pas seulement à comprendre le monde, mais aussi à penser ce qu’il pourrait devenir.
Alors quand nous regardons ce qui se passe, nous le comparons à ce futur que nous avions imaginé, à ce futur qui devrait être devenu notre présent.
Pourquoi l’évolution a-t-elle permis et encouragé l’apparition d’une telle compétence ?
Voici les réponses de Stanislas Dehaene sur les avantages d’une telle capacité à prévoir le futur :
-        Gagner du temps : anticiper, c’est avoir l’information à l’avance, parfois avant même qu’elle atteigne nos récepteurs sensoriels, et donc se tenir prêt à faire face,
-      Filtrer les entrées : utiliser le passé pour prédire le présent, c’est bénéficier d’un filtre optimal qui peut aider à interpréter une entrée bruitée, voire remplacer totalement un stimulus masqué, manqué ou absent.
-        Simplifier l’architecture et le traitement des données : il n’est pas la peine de représenter ou de transmettre ce que l’on peut prédire.
-     Tirer des inférences optimales : maximiser la vraisemblance d’un modèle des entrées sensorielles implique de minimiser l’erreur de prédiction sur ces entrées.
En reprenant la vision de Karl Friston, il termine en ajoutant un dernier bénéfice : selon ce dernier, ceci correspondrait à la logique de tout système auto-organisé, qui obéirait au principe de la minimisation de l’énergie libre, ce qui supposerait d’imaginer un ordre à venir, et chercher à « minimiser la moyenne à long terme de la surprise ».
Voilà donc nos cellules qui, nourries de cette vision d’un futur imaginé, ne codent plus le présent que comme un écart. Si le présent est tel qu’il a été prévu, rien n’est transmis. A quoi bon en effet, annoncer ce qui a déjà été anticipé !
Nous sommes donc organisés pour vivre l’incertitude comme une perturbation, et n’avoir à dépenser de l’énergie que quand le présent n’est pas tel que nous l’avons prévu.

Comme le présent est de moins en moins en ligne avec ce qui s’était passé avant, comme la logique du monde est de plus en plus l’incertitude, comme notre liberté est d’abord liée à ces ruptures imprévues, merci donc à Stanislas Dehaene de nous avoir aidés à comprendre le chemin qu’il nous reste à parcourir !

Nous ne percevons pas le monde, mais ce sont nos pensées que nous percevons : nous ne voyons, n’entendons, ne sentons, ne goûtons, et ne touchons que les images, les bruits, les odeurs, les saveurs et les formes de nos neurones. Et nous parcourons le monde, avec en nous, une idée de ce qu’il devrait être : nous l’imaginons avant de le vivre. Aussi sommes-nous en avance sur ce que nous vivons… au risque de nous retrouver dans un présent imaginaire, comme un voyageur dans le temps qui serait parti dans un futur irréel…

FIN

12 sept. 2012

TOUTE DÉCISION IMPLIQUE UNE INFÉRENCE BAYÉSIENNE

Nos neurones codent et manipulent des distributions de probabilités (Neurosciences 27)
Le long périple au sein des cours de Stanislas Dehaene, commencé le 19 juin, interrompu pendant six semaines, touche à sa fin. Ces deux derniers articles vont se centrer sur la conclusion de son cours 2012. Ils portent sur la prise de décision et l’élaboration de la vision du monde que nous nous faisons.
Comment prenons-nous de décisions ?
Pour répondre à cette question, Stanislas Dehaene part de la constatation suivante : pour choisir une action donnée, il ne suffit pas d’avoir une perception du monde qui nous entoure, il faut aussi être capable de pondérer la valeur des différentes actions possibles. En effet, sans cette capacité à bâtir des préférences nous resterions immobiles, face au monde… sauf à supposer que nous ayons une loterie interne qui choisirait au hasard !
Donc la boucle perception-action serait la suivante :
-        Lecture de l’environnement par nos sens perceptifs,
-        Interprétation de cette lecture et élaboration d’une perception du monde (ce qui implique une série d’inférences bayésiennes),
-    Élaboration de scénarios d’actions et évaluation de leurs conséquences, ce en mobilisant nos connaissances passées, conscientes et non-conscientes,
-        Attribution d’une valeur à ces différents scénarios, qui peut être une perte ou un gain,
-        Choix de l’action individuelle qui maximise le gain et mise en œuvre.
En cas d’inclusion dans un groupe, une deuxième boucle peut alors intervenir, cherchant à maximiser une fonction de gain collectif : chacun apporte sa perception de la situation, son niveau de confiance dans cette perception, les différents options d’actions possibles et leurs valeur associées, puis est recherchée une maximisation de la valeur collective.
Les tests réalisés et les modélisations mathématiques associées montrent qu’effectivement, c’est bien ainsi que procède notre cerveau, en réalisant dynamiquement des calculs d’inférence Bayésienne.
On a pu même montrer que les circuits neuronaux des primates (et sans doute d’autres espèces) doivent permettre :
1. La représentation de plusieurs distributions de probabilité qui correspondent aux indices sensoriels,
2. Le calcul avec ces distributions(1) pour combiner ces fragments d’évidence, ce au fil du temps,
3. L’ incorporation d’un a priori, qui représente les informations connues
4. L’identification du maximum d’une distribution a posteriori pour pouvoir faire un choix
Quand je vous disais au début de la présentation du cours 2012 que nous étions des Monsieur Jourdain du calcul Bayésien !
Pour ceux qui veulent en savoir plus, et qui n’ont pas peur des calculs mathématiques, je leur conseille de se plonger dans le détail du cours.
Voilà donc comment nous décidons.
Mais cette tendance à nous appuyer constamment sur le passé, et à maximiser la vraisemblance, est-ce que cela ne nous prépare à constamment avoir à faire face à des surprises ?
(à suivre)
(1) Le produit de deux distributions ou ce qui est équivalent l’addition de leur logarithme

11 sept. 2012

ON SAIT PLUS DE CHOSES QUE L’ON NE PEUT LE DIRE SPONTANÉMENT

Arriver à partager aussi la confiance que l’on a en soi (Neurosciences 26)
Retour au cours 2012 de Stanislas Dehaene…
La sagesse populaire soutient deux croyances :
-        La « sagesse des foules » : lorsqu’on demande à des personnes de juger du poids d’un bœuf, l’erreur sur la moyenne des réponses est moindre que la moyenne des erreurs de chaque personne.
-        Il vaut toujours mieux « dormir sur un problème » : plutôt que de se précipiter à chercher la bonne solution, il vaut mieux aller dormir, et le lendemain, on verra plus clair. Cet adage est la version longue de « tourner sept fois sa langue dans la bouche avant de parler ».
Eh bien, les tests récents montrent que la sagesse populaire a raison :
-        À condition de pousser les participants à échanger entre eux, une réponse collective est meilleure que des réponses individuelles, et même que la meilleure d’entre elles.
-        Si l’on demande à quelqu’un de fournir après un certain intervalle de temps, une deuxième réponse, la moyenne des deux réponses est meilleure que chacune prise isolément, même si la deuxième est moins bonne que la première.
Ceci confirme que notre système nerveux a beaucoup plus d’informations que ce que nous utilisons consciemment. Le processus semble être le suivant :
-        Notre perception initiale saisit l’ensemble des données brutes accessibles.
-        A partir de celles-ci, nous construisons une distribution des interprétations possibles, chacune étant affectée d’un niveau de vraisemblance qui est la combinaison des faits bruts, avec les différentes indications ou sensations que nous recevons à un instant donné, passées comme présentes.
-        Cette distribution n’est pas conservée dans son intégralité, mais est échantillonnée, ce qui n’est pas sans inconvénient pour fiabiliser le choix final. Cet échantillonnage pourrait être une étape nécessaire aux traitements de données, en en diminuant le nombre.
-        Nous choisissons la décision la plus vraisemblable, tout en gardant en mémoire la distribution échantillonnée.
Ainsi si notre système nerveux ne nous « donne à voir », de façon consciente, qu’une seule interprétation du monde à un instant donné, d’autres réponses possibles ont aussi été traitées, et chacune avec un niveau de vraisemblance associée. Ce sont elles qui peuvent être mobilisées lors d’un deuxième choix.
En poursuivant ses analyses, Stanislas Dehaene montre que la perception est en fait un mélange de processus continus et discrets :
-        La sensation de savoir et d’avoir appris est un sentiment continu : je sais plus ou moins bien, je sais que je sais aussi…
-        La certitude de se souvenir est un processus discret : je sais et j’en suis sûr, je me rappelle ou pas
Notre conscience serait le fruit d’un mélange entre convictions discrètes et sentiments continus, de savoirs affirmées et de courbes de connaissance plus modulées.
Tout ceci nous permet non seulement de discuter de nos convictions, et mais aussi d’échanger sur nos niveaux de confiance, et d’être ainsi plus forts ensemble.
Faut-il en déduire que le cerveau humain aurait évolué pour rendre nos courbes de confiance internes accessibles et communicables à d’autres personnes, de manière à permettre une inférence Bayésienne collective ?
Est-ce la version évoluée et infiniment plus puissante de la danse des abeilles, danse qui leur permet des décisions collectives et de choisir le meilleur emplacement pour une nouvelle ruche ? (voir Émergence : de la fourmi à la fourmilière, de l’abeille à la ruche)
(à suivre)

10 sept. 2012

COMMENT TRAVAILLER ENSEMBLE SANS POUVOIR SE COMPRENDRE ?

Personne ne voit, n’entend, ni ne dit la même chose (Neurosciences 25)
Nous ne voyons donc pas ce que regardent nos yeux, mais ce que notre cerveau en a pensé. Toute vision est une déconstruction des informations acquises par nos cellules oculaires, et une reconstruction mentale enrichie de significations, significations qui sont la résultante de ce qui est vu en ce moment, et de l’application de toute notre connaissance, innée et acquise, consciente et inconsciente.
Il en est évidemment de même dans la vie quotidienne d’une entreprise, et dans tous les échanges quotidiens qui la cimentent et la font vivre : il nous est impossible d’échanger des faits bruts, car nous n’avons jamais accès à eux. Quelles que que soient les situations, ce sont toujours des informations enrichies que nous communiquons :
-        enrichies, parce qu’extraites de leur contexte plus général, et toute extraction est l’expression d’un point de vue et d’un choix,
-       enrichies, parce que présentées dans un certain ordre, d’une certaine façon, et toute structure de présentation induit chez celui qui l’écoute un mode de raisonnement, et des inférences variables (voir Nous sommes très sensibles à l’énoncé du problème paru le 5 septembre dernier)
-        enrichies, parce que exprimées selon des modalités émotionnelles implicites ou explicites, et, sous l’effet de nos neurones miroirs, nous sommes susceptibles de percevoir au-delà des mots et d’entrer en une sorte de « communion » entre nous (1),
Comme pour la vue, cet enrichissement est largement inconscient et mobilise toute l’expérience de celui ou ceux qui présentent.
Et il en est de même pour ceux qui écoutent : ils enrichissent constamment ce qui leur est dit, en triant, créant des liens, rappelant des souvenirs, faisant des inférences. Notre ouïe n’est pas plus « naturelle » que notre vision : nous n’écoutons pas non plus ce que nous entendons…
Dans mes deux premiers livres, j’avais déjà attiré l’attention sur la difficulté de la communication, ce compte-tenu de la nécessaire médiation par les mots et les langages, mots et langages qui sont toujours personnels et sont le fruit de l’histoire de chacun (2).
Mais cette fois la difficulté est encore d’un autre ordre, puisqu’elle porte sur la nature même de notre cerveau : nous sommes structurellement incapables de voir la même chose et de comprendre la même chose.
Autant le savoir, non ?
C’est en effet à cette condition que la communication peut devenir possible, parce que l’on en connaît les limites et la relativité.
Ceci milite aussi encore davantage sur le développement de la confrontation, qui, seule, peut nous permettre de nous ajuster entre nous. Plus la situation est complexe, plus elle est nouvelle, plus elle est incertaine, et plus la confrontation est nécessaire.
Et en reprenant le suivi du cours de Stanislas Dehaene, nous allons voir que la confrontation, par sa capacité à promouvoir des échanges riches portant sur le niveau de confiance que chacun porte à ses affirmations, est source de progrès et de plus grande efficacité collective.
(à suivre)
(1) Voir Les Neurones Miroirs de Giacomo Rizzolatti et Corrado Sinigaglia :  « Nos comportements sociaux dépendent en grande partie de notre capacité de comprendre ce que les autres ont en tête et de nous adapter en conséquence… « tout se passe comme si l’intention d’autrui habitait mon corps ou comme si mes intentions habitaient le sien (Merleau-Ponty) » (…) L’événement moteur observé comporte une implication de l’observateur à la première personne, qui lui permet d’en avoir une expérience immédiate comme s’il exécutait lui-même et d’en saisir ainsi d’emblée la signification. (…) L’activation des aires sensorielles qui en résulte, analogue à celle qui se produit lorsque l’observateur exprime spontanément cette émotion (« comme si »), serait à la base de la compréhension des réactions émotionnelles d’autrui. (…) La compréhension immédiate, à la première personne, des émotions d’autrui, que le mécanisme des neurones miroirs rend possible, représente la condition nécessaire de ce comportement empathique qui sous-tend une large part de nos relations interindividuelles. »

7 sept. 2012

DANS LES RUINES DE HAMPI


Promenade en terres indiennes (1)
J‘ai voyagé cet été dans les terres de l’Inde du Sud. Occasion de nouveaux télescopages, voyage qui m’a aussi permis de finir un nouveau roman qui, j’espère, paraîtra prochainement…
Je vais diffuser lors de mes billets des vendredis à venir des impressions, humeurs ou extraits issus de ce périple dans ce monde paradoxal où se rejoignent nos origines et un futur qui s’invente…

« Hampi était un lieu impensable a priori, différent, hors du monde, en suspension et en équilibre incertain. Un paysage peuplé de jardins zen naturels et surdimensionnés, où des rochers empilés les uns sur les autres, défiaient les lois de la gravité. Comme si des Dieux disparus avaient sculpté le paysage à l’intention des hommes, une leçon grandeur nature, un idéal impossible à copier. L’ocre était ponctué de touffes vertes et souligné par le bleu du ciel. Comme posés au hasard au sein de cet univers massivement minéral, des temples surgissaient au détour des chemins. (…)
Le nombre des monuments semblait infini. Comme l’horizon, leur limite était sans cesse repoussée. Ses pas n’épuisaient jamais la réserve de ces offrandes des hommes à des Dieux tout puissants. Quand elle croyait en avoir terminé, une nouvelle colonnade dépassait d’une roche, un escalier à peine dessiné poussait à l’escalade, ou une sorte de ponton s’avançait dans l’eau.
Elle regardait perplexe les masses rocailleuses qui jalonnaient les environs. Tout autour d’elle, elles trônaient sans ordre, posées de ci de là, par un architecte inconnu. Impossible de voir d’où elles avaient pu surgir. Aucune montagne à proximité dont elles auraient pu se détacher.
Étaient-elles des plantes qui avaient poussé et émergé depuis le sol, se demanda-t-elle ? Évidemment non, mais elle aimait jouer avec cette idée. » (…)
(à suivre vendredi prochain)

6 sept. 2012

NOUS NE VOYONS PAS CE QUE REGARDENT NOS YEUX

Tout est traité et retraité, rien n’est naturel (Neurosciences 24)
Donc souvent nous nous trompons dans nos calculs, et ce qui nous paraît le plus vraisemblable, ne l’est pas toujours. Mais pour la vision, cette action tellement plus simple, notre taux d’erreur est certainement plus faible. Certes, certes, quoique…
Qu’est-ce que voir ? Est-ce seulement photographier ce qui nous entoure ? Non, c’est beaucoup plus que cela : c’est extraire le sens de ce qui nous entoure :
-        Le sens immédiat : être capable de séparer les objets les uns des autres, savoir ce qui est devant ou derrière, imaginer les parties cachées pour se faire une idée de l’objet en entier…
-        Les mouvements : construire des continuités entre des images successives pour calculer les trajectoires, comprendre les mouvements, identifier les risques potentiels…
-        Les sens cachés : interpréter les données pour chercher à comprendre ce qui a pu les provoquer, ce que les autres ont pu voir, comprendre ce qui peut provoquer un mouvement…
Donc sans que nous en rendions nécessairement compte, nous ne regardons jamais une image brute, mais une image traitée par notre cerveau, chargée d’un ensemble d’interprétations tirées de tout ce qui est présent dans l’image, et de tout ce que nous avons appris, notre expérience, notre mémoire, nos métarègles…
Notre cerveau cherche à trouver ce qui lui semble le plus plausible, compte-tenu de tout cela, il fait là encore des inférences bayésiennes. Et ce qui ne lui semble pas plausible, il ne le transmet pas, et donc, littéralement, nous ne le voyons pas ! Ainsi, si, dans ce qui nous entourent quelque chose ne rentre pas dans les inférences retenues, il est gommé, et n’existe pas pour nous…
Ces interprétations amènent aussi à déformer le réel :
-        Prenez deux barres de même longueur, l’une verticale, l’autre horizontale. Celle qui est verticale va vous sembler plus longue – vous la voyez plus longue -, car, comme vous avez expérimenté la perspective, votre cerveau apporte une correction de longueur, en interprétant la verticale comme étant une perspective.
-       Si vous regardez un morceau en mouvement au travers d’une petite ouverture, quand bien même vous ne sauriez pas quelle peut être la forme totale masquée, vous ne pourrez pas ne pas l’imaginer à partir du peu que vous en avez vu. Et si le déplacement est ambigu, plutôt que de vous restituer l’ambiguïté, vous aurez la certitude d’avoir vu un mouvement donné.
Ainsi notre perception ne nous restitue pas tout ce qui nous entoure, mais juste un échantillon, en plus interprété, et toutes les ambiguïtés ont été effacées : notre cerveau nous laisse à voir un monde certain et net.
Un peu comme si, plutôt que de regarder les photos que vous venez de prendre avec votre appareil photo, vous leur fassiez subir une traitement numérique pour enlever tout le flou, retirer les images que vous jugez parasites, améliorer la définition… Ensuite vous compléteriez avec un logiciel ad hoc l’image pour les parties cachées. Enfin vous colleriez sur chaque objet, son nom, d’où il vient, où il va…
Voilà nos neurones devenus un super Photoshop qui traite en continu le monde qui nous entoure… mais sans nous prévenir et sans nous laisser accès à l’information d’origine.
(à suivre)

5 sept. 2012

NOUS N’ARRÊTONS PAS DE FAIRE DES ERREURS DE CALCUL

Nous sommes très sensibles à l’énoncé du problème (Neurosciences 23)
Nous voilà donc tous devenus statisticiens, des Monsieur Jourdain du calcul de probabilité. Mais sommes-nous de bons statisticiens ? Ou faisons-nous des erreurs de calculs quasi-systématiques ?
La réponse à cette deuxième question est malheureusement oui : nous nous trompons souvent, et ce en fonction de la formulation du problème. En effet, notre cerveau est fortement influencé par la perception qu’il a de la situation, de ce qu’il en comprend ou, si elle lui est présentée par un tiers, de comment cela a été fait.
Stanislas Dehaene reprend ainsi les travaux de 1981 de Amos Tversky et Daniel Kahneman, qui ont montré que nous étions influencés par la formulation d’un problème. Le cas présenté alors était le suivant :
-        Deux échantillons de personnes aux caractéristiques identiques sont soumis les unes au problème 1, les autres au problème 2 :
o   Problème 1 : Vous imaginez que les États-Unis se préparent à l’arrivée d’une maladie asiatique dont on pense qu’elle va tuer 600 personnes. Deux programmes alternatifs de lutte sont proposés :
§  Si le programme A est choisi, 200 personnes seront sauvés,
§  Si c’est le B, il y a 1/3 de chances que les 600 personnes seront sauvés, et 2/3 de chances que personne ne le soit.
o   Problème 2 : La situation est la même, mais les programmes proposés sont différents :
§  Si le programme C est adopté,  400 personnes mourront.
§  Si c’est le programme D,  il y a un 1/3 de chances que personne ne meure, et 2/3 que 600 meurent
-        Dans le problème 1, les personnes choisissent le programme A à 72%, alors que dans le problème 2, c’est le D qui est préféré par 78%.
-        Et pourtant les programmes respectivement A et C, B et D sont identiques.
Manifestement, notre cerveau statisticien n’a pas fait les calculs de la même façon : le fait d’affirmer que 400 personnes vont mourir de façon certaine est-il « vécu » comme une telle menace que le calcul en est faussé ? Est-ce que la formulation plus complexe des hypothèses B et D rend le calcul plus difficile, ce qui fait que nous traitons essentiellement l’énoncé des programmes A et C ?
Autre hypothèse avancée par Stanislas Dehaene : la difficulté du problème posé suppose un traitement conscient, et donc la mobilisation de notre espace de travail global, qui serait mal armé pour faire des calculs bayésiens Ce serait nos processus inconscients, ces processus ultrarapides et massivement parallèles qui seraient les plus efficaces pour évaluer correctement des plausibilités.
Finalement nos processus conscients ne seraient capables de traiter que des problèmes simples, et de type mono-causal.
A l’appui de ceci, Stanislas Dehaene reprend une autre expérience, celle menée en 2007 par Krynski, T. R., & Tenenbaum, J. B.. La question posée portait cette fois sur le cas du cancer :
-        0.3% des adultes de 60 ans sont atteints d’un cancer colorectal.
-        La moitié de ces cancers (50%) peuvent être détectés par un test.
-        Il y a 3% de chances que le test s’avère positif chez une personne qui n’a pas le cancer.
-        Si le test est positif, quelle est la probabilité que la personne ait effectivement un cancer?
Les résultats à ce test sont catastrophiques (essayez donc vous-mêmes de trouver la réponse) : les réponses des médecins allaient de 1 à 99%, et la moitié l’estiment à 50% ou 47%. Or la bonne réponse est 4,8%. (1)
Si maintenant, on introduit une donnée supplémentaire comme la présence d’un kyste, et que l’on formule le problème ainsi : « Il y a 0,3% des adultes qui ont un cancer, et 3% qui ont un kyste. Si l’on a un kyste, le test sera positif, alors que l’on n’a pas le cancer. », alors plus personne ne se trompe, et tout le monde arrive à un résultat voisin de la réalité. Et pourtant le problème reste le même.
Il semble bien que nous ne sachions traiter convenablement que les problèmes où le modèle causal est apparent…
(à suivre)
(1) Sur 10,000 personnes, 30 ont un cancer colorectal. Sur ces 30, la moitié, soit 15, auront un test positif. Sur les 9970 autres, 3% soit 299 auront un test positif. Parmi un échantillon de gens qui ont un test positif, quelle fraction ont vraiment un cancer ? La réponse est donc 15 / (15+299), soit 4.8%