Affichage des articles dont le libellé est Langage. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Langage. Afficher tous les articles

21 juin 2012

4 EST À LA MÊME DISTANCE DE 2, QUE 64 DE 32 !

Nous pensons en échelle logarithmique (Neurosciences 4)
Nous voilà donc non seulement comptant, mais aussi subitisant (quel beau verbe, pour parler de l’émergence immédiate d’une conviction !) et estimant les quantités qui nous sont proposées.
Poursuivons donc notre promenade aléatoire (presque aléatoire…) dans le cours 2008 de Stanislas Dehaene sur les fondements cognitifs de l’arithmétique élémentaire.
Comme pour la lecture (voir « Nous lisons comme nous regardons le monde ») , les symboles qui représentent les nombres, sont un langage, un langage qui nous ouvrent de nouvelles possibilités, notamment celles de visualiser des nombres très grands, et ce précisément.
Dotés de ce vocabulaire, nous allons pouvoir additionner, soustraire, multiplier, diviser. Nous irons même jusqu’à inventer le monde des nombres irrationnels et irréels. Mais cela, c’est une tout autre histoire.
Restons-en aux opérations élémentaires. Puisque nous manipulons des symboles, est-ce à dire que seuls les humains peuvent additionner ?
Que nenni ! Les animaux ont eux aussi un sens de la quantité. Même des perruches ou des rats sont capables d’estimer entre deux quantités, laquelle est le plus grande. Et des singes savent approximativement additionner des quantités.
Bien plus, en 2006, Jessica Cantlon et Élisabeth Brannon, de l'Université de Duke, ont pratiqué le même test d'addition élémentaire avec des singes macaques et avec des étudiants : on présentait aux sujets deux nuages de points (3 points suivis de 5 points par exemple) et il s'agissait de choisir ensuite entre deux propositions, celle qui correspondait le mieux au total. Les performances des deux espèces se sont révélées extrêmement proches, avec un léger avantage quand même pour les étudiants sur le plan de la précision. Mais pas de quoi pavoiser non plus : on a observé plus de différence entre le meilleur étudiant et le moins bon, qu'entre la moyenne des étudiants et la moyenne des singes...
Autre expérience au résultat étonnant : quand il s’agit de comparer deux quantités, la réaction est d’autant plus rapide et exacte que la distance relative et non pas absolue entre les deux, est grande. Ainsi on réagit à la même vitesse à la comparaison de 2 et 4 qu’entre 8 et 16, ou 32 et 64. A croire que notre cerveau connaît les logarithmes, et que c’est eux qu’il compare !
Eh bien, c’est exactement cela : notre cerveau est construit pour avoir une perception naturelle des quantités non pas linéaires, mais logarithmiques : pour lui 4 est à la même distance de 2, que 64 de 32 ; et 30 est beaucoup plus près de 29, que 10 de 9 ! Et ceci est vrai chez les jeunes enfants comme chez les singes…
Décidément les neurosciences nous emmènent à des découvertes étonnantes, vous ne trouvez pas ?
(à suivre)

19 juin 2012

NOUS LISONS COMME NOUS REGARDONS LE MONDE

L’art de la lecture repose sur celui du recyclage et du bricolage (Neurosciences 2)
A tout seigneur, tout honneur, il était normal de commencer cette pérégrination au pays des neurosciences, ce guidée par la main experte de Stanislas Dehaene, par les mots et la lecture. En effet, comme j’ai eu souvent l’occasion de l’écrire, les mots ne sont pas d’abord un enjeu de communication, mais la structure même de notre pensée : nous pensons indissolublement au travers de nos mots et nos langages.
Comme en écho à cette conviction, Stanislas Dehaene a choisi de faire porter ses cours de 2007 au Collège de France sur les mécanismes cérébraux de la lecture.
La question qu’il pose d’emblée et qui va structurer toute sa recherche et son propos, est la suivante : comment pourrions-nous posséder des régions spécialisées pour la lecture, sachant que l’écriture est une invention très récente, environ 5400 ans, quasiment un instant en terme d’évolution ?
En effet, dans cette échelle de temps, la sélection naturelle, celle qui conduit l’évolution des espèces vivantes, n’a pas eu la possibilité d’adapter notre architecture cérébrale aux difficultés particulières que pose la reconnaissance des mots.
Pour le formuler plus prosaïquement, comment arrivons-nous à lire avec un cerveau qui ne sait pas que l’écriture existe ? Ou encore, comment partager les émotions de Nabokov ou Proust en parcourant les feuilles qu’ils ont écrites, ce avec un cerveau de primate conçu pour lire les feuilles de la savane ? Déroutant, non ?
La réponse apportée par Stanislas Dehaene est la suivante : nous n’avons pas un aire spécialisée pour la lecture, nous avons recyclé une aire prévue pour autre chose, et qui finalement fait l’affaire. Bref, nous avons bricolé, nous avons fait avec ce que nous avions sous la main.
De quelle aire s’agit-il ? Celle qui nous permet de décoder le monde qui nous entoure, celle qui sait analyser un paysage pour y distinguer là le cours d’une rivière, ici le tronc d’un arbre, ailleurs la silhouette d’un lion en train de foncer sur nous.
Mais alors comment pouvons lire des lettres avec des neurones qui n’ont pas été fait pour les reconnaître ? Réponse simple à nouveau : parce que ces lettres ont été conçues à partir des formes du monde qui nous entoure. En effet si l’on observe attentivement une image du monde, nous y verrons de nombreuses formes élémentaires en rond, en T ou en Y…
Et c’est vrai pour toutes les écritures. Nos ancêtres n’ont pas vraiment appris à lire des lettres : ils ont appris à les extraire du monde, elles étaient déjà là. Ils sont passés de la lecture de formes réelles, des traces d’un lion laissées dans le sol à des signes et des traces abstraites permettant de parler du monde.
Pour apprendre à lire, il a fallu quand même perdre quelque chose : le sens de la symétrie. Dans le monde réel, il est important de savoir qu’un tigre est le même qu’il se présente du côté gauche ou du côté droit. Pour les lettres, par contre, il faut savoir distinguer un J d’un L, sinon impossible de lire. On a ainsi gagné en abstraction, mais perdu en symétrie…
Étonnants donc débuts de cette humanité qui, pour s’extraire de sa condition animale, pour disposer d’un langage capable de penser et construire des abstractions, pour pouvoir se retirer du monde réel qu’elle habitait, pour l’analyser et le comprendre, pour naître finalement, a dû extraire du monde les signes élémentaires les plus fréquents, les simplifier, en faire des lettres… et disposer ainsi d’un langage accessible au cerveau d’un primate, mais lisible seulement par le sien…
(à suivre)
(Pour plus d’éléments, vous pouvez vous référer au cours disponible sur le site du Collège de France, ou au livre de Stanislas Dehaene, les Neurones de la lecture, livre dont j’ai donné des extraits dans un article daté du 14 mars 2011, et intitulé « Les usagers de l’écriture ont choisi des caractères dont les formes ressemblent à celle que l’on observe dans la nature »)

7 juin 2012

FAIRE TRAVAILLER LES INTERNAUTES SANS QU’ILS NE S’EN RENDENT COMPTE

Histoire de jeux de mots (4)
Un des jeux de mots les plus étonnants sur Internet est celui inventé par le Captcha. Quel est le sens de cet acronyme, et pourquoi se répand-il progressivement sur tous les sites WEB ? Captcha veut dire : « Completely Automated Public Turing Test to Tell Computers and Humans Apart », c’est-à-dire qu’il a pour but de différencier l’homme de la machine. Comment procède-t-il ? Il nous présente un mot que nous devons reconnaître et prouver ainsi que nous sommes bien humains.
Voilà donc les mots définitivement réhabilités par Internet : ils sont l’ultime moyen trouvé pour prouver notre humanité. Pourquoi seulement face aux machines, et pas aux autres membres de l’espèce animale ou végétale ? Parce que ceux-ci surfent bien peu sur Internet, et qu’il n’a pas été jugé utile de vouloir nous différencier d’une fourmi ou d’une abeille. Notons quand même que, dans ce cas, ce test marcherait aussi, car, si les fourmis ou les abeilles ont des moyens pour communiquer entre elles, les unes par les phéromones, les autres par des danses, aucune ne saurait lire un mot et réussir un Captcha !
Dernièrement les Captcha ont franchi un nouveau cap, et nous présentent souvent non plus un seul mot, mais deux. Est-ce pour renforcer la fiabilité du test ? Un seul mot s’est-il révélé insuffisant ? Non, pas du tout. L’identification se fait toujours à partir d’un seul mot.
Alors pourquoi devons-nous reconnaître un deuxième mot ? Le but n’est plus de prouver que nous sommes des humains, mais de mettre à contribution notre qualité d’être humain, et notre capacité à reconnaître les mots de notre langue. En effet, le deuxième mot est tiré d’un livre qui vient d’être scanné et dont on cherche à s’assurer de l’orthographe.
L’idée est de mettre à contribution l’intelligence des millions d’êtres humains constamment connectés. Plutôt que de payer quelques spécialistes à tout relire, créant un surcoût considérable et un goulot d’étranglement, il a imaginé se servir des Captcha pour nous faire travailler tous, un peu et gratuitement : si notre appartenance à l’espèce humaine a été prouvée par le premier mot, notre réponse au second est archivée.
Quand je vous disais dans mon article précédent, qu’Internet était une affaire de mots, et qu’ils en étaient les granulats ! 

6 juin 2012

LES MOTS SONT LES GRANULATS DE L’INTERNET

Histoire de jeux de mots (3)
Internet est lui aussi un grand jeu de mots planétaire. Essayez donc d’enlever les mots, il ne restera pas grand chose de l’immense toile qui nous relie de plus en plus. Certes, les pages WEB sont de plus en plus animées, et les images y sont omniprésentes, mais elles sont avant tout faites de mots.
Nous sommes tellement habitués à cet état de fait, que nous n’y prêtons guère d’attention. Ainsi va notre monde, nous sommes souvent tellement focalisés sur le détail, sur l’inattendu, sur l’anormal, que nous en oublions ce qui fait notre quotidien : à force de l’avoir sans cesse sous les yeux, nous ne le voyons plus !
Par exemple, savez-vous quelle est la matière la plus présente après l’eau ? C’est une matière sans laquelle notre monde s’effondrerait littéralement, sans laquelle rien ne serait possible, et que pourtant nous ignorons constamment. La réponse va probablement vous étonner : les granulats, c’est-à-dire ces petits morceaux de cailloux sans lesquels aucun béton n’existerait, aucun train ne roulerait, aucune route ne serait là…
Les mots sont les granulats de l’internet. Bien peu d’internautes en sont conscients, bon nombre les maltraitent, la plupart les ignorent, et pourtant comment surfer sans être un écrivain à la manière d’un Monsieur Jourdain du XXIème siècle ?
Avant de parler de 2.0 ou de 3.0, de la limite de l’essor des réseaux sociaux, ou de l’importance du « brick & mortar », n’oublions pas ces précieux auxiliaires et approfondissons la compréhension que nous en avons. L’enseignement des langues, notre langue maternelle comme les autres, est le socle du reste.
Développons donc l’art de la traduction, traduction entre les langues différentes, mais aussi entre les imaginaires.
Comprenons que tout est affaire d’interprétation et que le sens n’existe pas dans l’absolu, mais uniquement dans un référentiel donné.
Et redonnons ses lettres de noblesse à l’histoire, cette science de l’interprétation, cette revisite constante de nos souvenirs collectifs, à la recherche d’un sens commun, toujours inaccessible et sans cesse reconstruit…
(à suivre)

5 juin 2012

ON SE COMPREND MIEUX QUAND ON NE PARLE PAS SA LANGUE MATERNELLE !

Histoire de jeux de mots (2)
Jouer sur les mots est donc une affaire sérieuse, et aucune pensée individuelle comme collective ne serait possible sans eux (voir mon article d’hier).
Donc l’art du jeu de mots devrait une matière essentielle des écoles de management. Les MBA devraient-ils alors avoir des chansonniers comme professeurs, et les écrits de Pierre Dac ou Pierre Desproges remplacer ceux de Peter Drucker ou Jim Collins ?
Non, probablement pas, mais passer un peu de temps à comprendre que le rôle et l’importance des mots ne serait ni vain, ni inutile…
Voici notamment quelques idées – exprimées au travers de mes mots… – qui, selon moi, sont insuffisamment comprises, ou à tout le moins, trop souvent ignorées :
1. Les mots ne sont pas une matière neutre, abstraite, exacte, ils sont la cristallisation de notre propre imaginaire.
Pour vous en convaincre, choisissez n’importe quel mot, fermez les yeux et laissez-vous envahir par tout ce qu’il évoque en vous.
Ou encore imaginez l’histoire suivante : vous avez été élevé par un père ébéniste, votre mère étant morte alors que vous étiez très jeune. Ce père castrateur vous répétait sans cesse : « Des tables comme celles-là, tu ne sauras jamais en faire. ». C’est pour cette raison que vous avez choisi une autre voie, et pour lui prouver que, même si vous étiez incapable de rivaliser avec lui sur les tables, vous n’étiez pas un incapable, vous avez fait des études d’ingénieur en informatique. Aussi à chaque fois que vous entendez parler de tableurs ou de table de calcul, vous ne pouvez pas éviter de ressentir de drôles d’images en vous…
2. Communiquer suppose une traduction, même si l’on se parle dans la même langue
Puisque les mots ne sont pas seulement porteurs d’un sens commun et universel, mais aussi, et parfois surtout, de chacun de nos imaginaires qui les imprègnent, communiquer suppose d’accéder à ces imaginaires qui ne sont pas les nôtres. Si je veux comprendre ce que mon voisin me dit, si je veux dépasser le niveau fonctionnel et minimal d’un échange pour accéder au sens réel de ce qu’il exprime, consciemment on inconsciemment, je dois faire l’effort d’entendre ses mots, non pas à partir des émotions qu’ils génèrent en moi, mais à partir de celles qu’ils ont générées en lui. Effort de traduction donc…
Revenons à mon ingénieur, fils d’ébéniste. Imaginez-vous donc maintenant assis à votre bureau. Brutalement votre supérieur hiérarchique entre et hurle : « Quoi ! Tu t’es encore trompé. Décidément, tu n’arriveras jamais à mettre cette table d’aplomb ! ». Pour lui, bien sûr, pas de problème, pas de doute, il vous parle de votre dernière réalisation, cette nouvelle application informatique qui modifie la structure des bases de données, et sur laquelle vous butez. Il vient de trouver une nouvelle erreur dans la table de données.  Comment pourrait-il se rendre compte de ce qu’il est en train de provoquer en vous ? Comment pourriez-vous réellement communiquer ensemble ?  Comment sans avoir pris le temps de se comprendre, de connaître l’histoire de l’autre, se parler vraiment ?
3. Paradoxalement, on se comprend mieux quand ni l’un ni l’autre ne s’exprime dans sa langue maternelle
Parler une langue, autre sa langue maternelle, est une sensation étrange, et cette langue nous est doublement étrangère.
D’abord bien sûr, parce que nous la maîtrisons moins bien, que notre vocabulaire est plus pauvre et imprécis, que nos constructions grammaticales sont souvent aléatoires, que nous avons souvent du mal à saisir le sens de ce que l’on lit ou entend.
Mais aussi, parce que les mots y sont relativement neufs, c’est-à-dire vides de passé, vides d’émotion. Autant chaque mot de ma langue maternelle me renvoie à tout un contexte, ces moments où je l’ai entendu les premières fois, ces réactions qu’il a provoqué quand je l’ai utilisé, autant les mots d’une langue étrangères sont comme un bain de jouvence.
Souvent enfin, que ce soit pour nous exprimer ou comprendre, nous passons par une étape interne de traduction pour saisir le sens.
Ainsi quand nous parlons une langue étrangère, si notre communication est apparemment plus pauvre, puisque notre vocabulaire l’est, elle est paradoxalement meilleure, surtout si, pour l’autre aussi, ce n’est pas sa langue maternelle : comme l’un et l’autre sont dans cette double étrangeté, les mots prennent un sens spontanément plus proche, et chacun est en éveil de la qualité ou non de la compréhension mutuelle.
Notons que nous, les Européens, à cause de la cohabitation de nos langues multiples, sommes les rois de la traduction. A l’opposé les Américains, et surtout les Chinois se sont bien peu exercés à cet art difficile, mais nécessaire. Les Américains laissent aux autres le soin d’apprendre leur langue. Et, en Chine, si bon nombre de langues locales perdurent, elles s’écrivent toutes depuis leur origine, de la même façon ; aussi les lettrés chinois n’ont-ils jamais eu besoin de traduire, il leur suffisait de s’écrire pour se comprendre. Ainsi la calligraphie est-elle une substitution à la traduction !
(à suivre)

4 juin 2012

JOUER SUR LES MOTS EST UNE AFFAIRE SÉRIEUSE

Histoire de jeux de mots (1)
Finalement, à y bien réfléchir le management comme la vie, est d’abord une affaire de jeux de mots.
Sans les mots, en effet, impossible de penser, de dessiner des plans, d’échafauder des hypothèses… bref de réfléchir. Sans ces jeux de lettres assemblées, sans les images qu’ils projettent en nous dans le mystère de nos neurones, sans les souvenirs qu’ils rappellent ou qu’ils expriment – Marcel Proust avait certes d’abord besoin de la sensation de la madeleine, mais comment aurait-il pu comprendre ce qu’elle évoquait en lui, sans la médiation des mots qui se dessinèrent en lui, avant de s’écrire sur une feuille de papier ? –, nous ne serions qu’un animal de plus, bien incapable de se démarquer de ses congénères…
Sans les mots, aussi, impossible de communiquer, d’exprimer auprès des autres ce qui s’est construit en nous, d’obtenir un accord, un soutien ou un enrichissement, d’apprendre ce que l’on n’a pas vu, pas lu, pas pensé… bref de collaborer. Sans ces jeux de lettres assemblées, sans ces concepts projetés à l’extérieur de nos neurones, sans ces expériences reçues du dehors, sans ces ponts lancés vers ceux qui ne sont pas nous, nous n’aurions pas pu tisser la société humaine, et surpasser ainsi largement la puissance des fourmilières ou des ruches : l’émotion ressentie par Marcel Proust, de se retrouver, pour une madeleine dégustée, pour un moment dans la maison de tante Léonie serait restée à tout jamais une affaire privée et personne n’en aurait rien su…
Ainsi grandir, que ce soit en tant que personnalité individuelle ou collectivité, c’est largement apprendre à mieux se servir des mots. Bref, les mots, c’est du sérieux, et on ne doit laisser aux seuls humoristes l’art de jouer avec.
Alors pourquoi vais-je, pendant quelques jours, me servir de ce blog pour jouer sur les mots, puisque ceci est tout, sauf une plaisanterie !
(à suivre)

3 mai 2012

REPRÉSENTATIONS ET LANGAGES

Le monde animal bouge, collabore… et communique (6) : De la réponse automatique à la communication volontaire
Joëlle Proust dans son livre « Les animaux pensent-ils ? », nous emmène sur le chemin de la représentation et du langage.
Premier stade, celui de la réponse automatique, ce qu’elle appelle « Bien faire sans rien savoir ». Il en est ainsi du thermostat qui, tout en ne comprenant pas ce que peut vouloir dire le concept de température, sans même en fait la mesure, peut réagir à un changement de température, grâce un dispositif physique dont les modifications covarient avec l’environnement.
Au deuxième stade, émerge un premier degré d’extraction de l’information, la « protoreprésentation ». Qu’est-ce que cela caractérise ?  Un état neuronal qui, à la fois, sait lire une modification donnée du monde extérieur et agit en fonction de cette information acquise. On peut résumer cet état par la création d’un couple : je perçois, donc j’agis. Ce sont des conditionnements associatifs comme celui du retrait de la tête et du pied dans la coquille pour l’escargot. Autre exemple plus sophistiqué de ce même état : la capacité de l’araignée de réagir à une vibration de la toile. Dans ce cas, elle n’a pas mémorisé un seul type de vibration, mais tout un ensemble, ce qui va lui permettre de moduler sa réaction et de « comprendre » qui a été pris dans sa toile. Caractéristique donc de l’action face aux protoreprésentations : l’unité de temps et de lieu. On agit ici et maintenant. L’information n’est pas extraite, elle est simplement un déclencheur.
Le troisième stade est celui de la représentation. Quelle est la différence entre une protoreprésentation et une représentation ? Une protoreprésentation est liée à une situation donnée, elle est « immergée » dans ce cadre : l’araignée ne sait pas lire une vibration indépendamment de sa toile. A l’inverse, une représentation n’est pas liée à une situation donnée, elle est la capacité de renvoyer à un objet ou un événement donné indépendamment de ce qui apporte l’information : un animal devient capable de lire les régularités du monde, c’est-à-dire de repérer des constantes. Il pourra alors acquérir la capacité de répondre à ces régularités, et améliorer l’efficacité de ses réponses à des situations données. Il pourra aussi agir de façon différée, manipulant ainsi mentalement des représentations.
Comment maintenant aborder la question du langage ? Joëlle Proust identifie trois types de support :
1. Les indices : un indice est une information portée par un animal, et qui n’a pas la possibilité de le faire disparaître. L’apparition des plumages nuptiaux de la frégate est ainsi un indice qui informe les mâles qu’elle est disponible à l’accouplement.
2. Les traces ou les signes : bien que pouvant être effacés par l’émetteur, ils ne sont pas non plus contrôlés par eux ; ce sont donc des sources involontaires d’informations. Il en est ainsi par exemple des traces de pas, ou encore d’une transpiration exprimant une nervosité.
3. Les signaux : il s’agit là d’un processus ritualisé et volontaire de diffusion d’une information. La danse des abeilles leur permet ainsi d’indiquer l’intérêt de ce qu’elles ont trouvé, et dans quelle direction, cela se trouve.
Est-ce que les signaux forment un langage ? Par nécessairement. Il faut encore qu’une grammaire existe et que le sens naisse de la combinaison des signaux. On ne peut pas donc dire que les abeilles se parlent,  même si elles communiquent entre elles.
Les fourmis peuvent-elles discuter entre elles des doigts qu’elles rencontrent ?  Allez donc leur demander !
(à suivre)
(1) Voir les extraits que j’avais mis en ligne dans un article intitulé « Un chimpanzé peut-il, non seulement voir, mais penser qu’il voit quelque chose ? »

22 mars 2012

VOIR LE MONDE AU TRAVERS DES CRIS QUE L’ON ÉMET

Nous ne comprenons pas le monde tel qu’il est, mais tel que nous le percevons
Difficile d’imaginer comme notre compréhension du monde est dépendante de nos perceptions, et comme, sans que nous en rendions compte, nous le comprenons pas d’abord tel qu’il est, mais tel que nous le voyons.
Pour essayer d’approcher cette réalité, Jean-Claude Ameisen, dans son émission du 18 février dernier de Sur les Épaules de Darwin, nous incite à voir le monde au travers des perceptions d’une chauve-souris.
Nous avons l’habitude de lire l’univers au travers de notre vue, et du rebond des ondes lumineuses. Ainsi nous projetons notre regard, et saisissons la quantité de lumière renvoyée par ce qui nous entoure, ainsi que les fréquences correspondantes.
La chauve-souris, elle, projette des cris, et est sensible au rebond des sons. Comment se sentir voler dans un noir absolu, guidé seulement par l’écho de ses propres cris ? Comme si un aveugle, pour se déplacer, criait sans cesse, et percevait la forme, la matière et la distance des choses par les déformations des sons qui lui reviendraient en retour.
J’aime la poésie de cette invitation à voir le monde comme une chauve-souris. Tentative impossible bien sûr, mais qui peut nous aider à percevoir notre propre subjectivité…
Plus étonnant, la nature a su s’adapter pour guider les chauve-souris, quand cela peut être nécessaire : ainsi certaines fleurs d’une vigne d’Amérique du Sud, quand elles sont mûres et prêtes à libérer leur pollen, ont une pétale supplémentaire qui se dresse, un sorte d’antenne satellite, un miroir sonore qui renvoie les ultrasons dans la direction où ils ont été émis. Grâce à cela, les chauve-souris les localisent très facilement et pollénisent… Merveille de la coévolution.
Autre promenade dans les méandres des ruelles inconnues de notre monde. Certains animaux voient dans l’ultra-violet. Pour cela, ils ont quatre pigments rétiniens : trois comme nous et un de plus dans l’ultraviolet. Ainsi certains oiseaux qui nous semblent avoir un plumage triste, sont perçus par leurs congénères comme une explosion de couleurs, car c’est dans l’ultraviolet que leur génie créatif s’exprime. C’est un peu comme si nous passions devant une porte qui serait invisible à nos yeux, mais perceptible à ceux de nos voisins. Magie de ces objets cachés ou révélés…
Par exemple aussi deux fleurs qui nous paraissent d’un rouge identique, ne le sont pas pour des abeilles ou des colibris, car elles ne reflètent pas l’ultraviolet de la même façon…
J’essaie de garder cela en tête quand je marche dans les entreprises pour essayer de comprendre ce qui s’y passe. Ma perception  n’est que relative. Peut-être suis-je en train d’ignorer une porte qui m’est invisible, ou d’être attiré par des couleurs perceptibles de moi seul. Qui sait ?

5 janv. 2012

« NOUS AVONS APPRIS À LIRE DES TRACES DES PENSÉES DES AUTRES »

Best of
Sur les épaules de Darwin : Lire(1)
Cette émission tourne autour d'une question « simple » : comment la lecture est-elle apparue, alors que, pendant longtemps, elle n'a pas servi à la survie ?

Au départ, l'écriture était la représentation directe et stylisée de ce que l'on voulait signifier. C'est le cas notamment des idéogrammes chinois. Dans ce type d'écriture, il y a une séparation complète entre langue écrite et langue orale : l'idéogramme donne le sens, mais rien n'indique comment il se prononce. Ainsi en Chine, les idéogrammes se lisent et se comprennent dans toutes les provinces, alors que les langues orales locales sont différentes et incompréhensibles les unes pour les autres. (2)

Sont apparus plus tard les signes syllabiques ou alphabétiques. Avec eux, on apprend beaucoup plus vite, car il y a infiniment moins de signes (en général une trentaine, vingt-six pour notre alphabet versus plus de cinquante mille idéogrammes dont cinq mille communs), mais il y a association entre langue écrite et parlée : pour comprendre ce qui est écrit, il faut aussi apprendre la langue orale, les deux sont inséparables.
Une telle différence est nécessairement porteuse de différences culturelles majeures entre nos pays : en Chine, quand on lit, on comprend sans rien entendre ; chez nous, lire, c'est entendre avec les yeux.

Maintenant, retour à la question initiale : comment a pu émerger la lecture, que ce soit celle des idéogrammes ou celles des signes alphabétiques ?
Par utilisation de l'aire du cerveau qui nous sert, à nous comme à tous les animaux, à interpréter le monde dans lequel nous vivons. C'est grâce à elle que nous pouvons distinguer les objets les uns des autres, en extraire des significations, les reconnaître et les regrouper en famille (savoir que deux lions, bien que différents, sont tous deux des lions). C'est aussi cette aire du cerveau qui nous a permis, un jour, d'interpréter les traces que nous observions dans la nature, et comprendre que toute trace est une bête absente.
Un jour, selon une légende chinoise, c'est ainsi que sont nés les idéogrammes : par la compréhension qu'à l'image des traces que l'on trouvait dans la nature, on pouvait dessiner un signe qui correspondrait à un seul objet et le désignerait ainsi parfaitement. Les idéogrammes sont des traces voulues et créées par l'homme pour copier celles de la nature. Donc, après avoir appris à lire les traces laissées dans la nature, nous avons appris à lire des traces des pensées des autres.

Quant à nos lettres, elles ne sont pas non plus des formes arbitraires, ou abstraites, mais correspondent aux formes de la nature. Elles ressemblent aux contours que nous avions l'habitude d'utiliser pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. Les choix étaient contraints par notre capacité de reconnaissance des formes visuelles.
C'est ce que décrivait dès 1839, Victor Hugo dans En voyage, Alpes et Pyrénées : « Avez-vous remarqué combien l'Y est une lettre pittoresque qui a des significations sans nombre ? – L'arbre est un Y ; l'embranchement de deux routes est un Y ; le confluent de deux rivières est un Y ; une tête d'âne ou de bœuf est un Y ; un verre sur son pied est un Y ; un lys sur sa tige est un Y ; un suppliant qui lève les bras au ciel est un Y. (…) Toutes les lettres ont d'abord été des signes et tous les signes ont d'abord été des images. (…) La société humaine, le monde, l'homme tout entier est dans l'alphabet. (…) A, c'est le toit, le pignon avec sa traverse, l'arche, arx ; ou c'est l'accolade de deux amis qui s'embrassent et qui se serrent la main ; (…) ; C, c'est le croissant, c'est la lune ; E, c'est le soubassement, le pied-droit, la console et l'architrave, toute l'architecture à plafond dans une seule lettre ; (…) X, ce sont les épées croisées, c'est le combat ; qui sera vainqueur ? on l'ignore ; aussi les hermétiques ont-ils pris X pour le signe du destin, les algébristes pour le signe de l'inconnu ; Z, c'est l'éclair, c'est Dieu. »

Jean-Claude Ameisen explique enfin qu'apprendre à lire, c'est renforcer tout ce qui est lié à sa propre langue, et oublier le reste : perdre l'équivalence en miroir pour distinguer le b et le d, ou le b et le q ; savoir prononcer les sons de sa langue et ne plus être capable d'articuler les autres… De même, nous apprenons à percevoir les différences subtiles au sein des visages de notre race, mais seulement celles-là. Alors les autres langues deviennent un bruit indistinct, un son comme « bar bar bar » ce qui amènera les grecs à appeler les étrangers des barbares, et les visages des autres races sembleront tous se ressembler.
Ainsi s'ouvrir au monde, c'est d'abord redécouvrir ce que l'on a perdu lors de son apprentissage initial, et redevenir capable d'apprendre que les autres sont aussi riches et singuliers…

(1) Émission du 15 janvier 2011

7 déc. 2011

ENTRE MÉMOIRE ET ATTENTE, ENTRE SOUVENIR ET DÉSIR

Qui sommes-nous ?
Petit florilège tiré des dernières émissions de « Sur les épaules de Darwin » de Jean-Claude Ameisen
Magie, attention et anticipation
Concernant les tours de magicien, nous ne regardons plus sa main, mais nous suivons son regard qui nous indique où il vient de lancer la balle hypothétique : « L’empathie, cette extraordinaire capacité que nous avons de nous mettre à la place de l’autre, de vivre en nous ce que va vivre l’autre, d’anticiper ce que va vivre l’autre, d’anticiper ses intentions, ses attentes, de les devancer, de nous les approprier, de nous projeter dans son futur, nous fait perdre de vue le présent. »
Ainsi, « notre conscience est toujours en retard par rapport à ce que nous vivons comme l’instant présent, mais elle est aussi paradoxalement souvent projeté dans ce qui va suivre. Ce que nous appelons l’instant présent est en partie une souvenir du passé et une anticipation de l’avenir, entre le déjà plus et l’encore à venir. ( …) (Nous vivons) entre mémoire et attente, entre souvenir et désir »
Alors « ce qui est déjà dans notre inconscient surgira plus vite qu’un évènement nouveau qui le rappelle. (…) Ce temps incorporé colore l’idée que nous nous faisons du présent, (…) et le moi est plus vaste que le narrateur qui dit je »
« La mémoire ne nous parle pas que d’hier, elle nous parle aussi d’aujourd’hui et de demain. (…) Se projeter dans l’avenir, c’est toujours interpréter le passé, car toute prédiction, même la plus rationnelle, même la plus scientifique, est toujours fondée sur une extrapolation à partir des enseignements que nous avons pu tirer des régularités cachées de l’histoire, de notre histoire. »
Perception, attention et énergie sombre
C’est la succession d’évènements prévisibles qui rend la perception du premier évènement comme plus long que les suivants (par exemple : une suite 1, 2, 3, 4, 5, …), et s’il y a un chiffre inattendu, il paraîtra être resté plus longtemps. Nous décryptons donc constamment les régularités et les irrégularités de ce que nous observons. Si nous arrivons à prédire, nous contractons la perception du temps.
La neuroimagerie mesure la consommation d’énergie, et sa variation par rapport à une attention. On a pu mettre en évidence que, indépendamment de toute focalisation, lorsque l’on laisse notre esprit vagabonder, on consomme plus de 80% d’énergie. Ce plus de 80% a été appelé l’énergie sombre du cerveau, c’est notre mode de fonctionnement par défaut, notre identité, nous…
L’énergie sombre semble harmoniser toutes les zones du cerveau. L’attention ne fait qu’augmenter de 5% les dépenses d’énergie.
Plus un évènement est régulier, plus l’attention se synchronise avec les vagues de fonds, et plus notre esprit peut vagabonder…
Sommeil
Au sommeil du monde animal, correspond la vie suspendue des végétaux : les graines dans le sol, les feuilles qui se ferment la nuit, les arbres pendant l’hiver, et l’hibernation des animaux. Un état de vie suspendu où la vie diminue ses interactions avec le dehors, quand les conditions sont défavorables. Comme le sommeil est un point commun, il doit avoir un rôle essentiel pour l’intégration de ce qui a été vécu.
« Il ne faut pas dire : Je m’éveille, mais : il y a éveil – car le Je est le résultat, la fin. » (Paul Valéry. Cahiers [cité dans : Daniel Heller-Roazen. Une archéologie du toucher])

30 nov. 2011

NOTRE MONDE ÉMERGE GRÂCE À NOS LANGAGES

La vie est largement un jeu de mots
Comme je l’ai indiqué dans mes deux derniers articles1, les langages ne sont pas des véhicules neutres de communication, ce sont au travers de quoi tout se construit, à la fois l’individuel et le collectif :
  • Pour chaque individu : sans langage, pas de pensée personnelle, pas de capacité à réunir des informations dans un tout cohérent, pas d’élaborations de scénarios d’action, pas de projections dans le futur… et donc pas d’individu, mais juste une juxtaposition et une succession d’actes incohérents.
  • Pour chaque collectivité : sans langage, pas d’échanges entre ses composantes, pas de scenario pour le futur, pas de processus de décision, pas d’actions cohérentes… et donc pas de collectivité, mais juste une collection d’individus.
Ainsi les langages ont joué un rôle clé dans les processus d’émergence qui ont fait naître notre individualité à partir des éléments qui nous composent. C’est aussi par eux que les collectivités auxquelles nous participons, nous dépassent et développent des propriétés propres.
Enlevez tout langage aux fourmis ou aux abeilles, et vous n’aurez ni fourmilière, ni ruche2.
Les langages sont les ciments indispensables à l’émergence de chacun de nous et du monde que nous créons et nous habitons.
Jouer sur les mots, est donc au cœur du vivant, et l’on peut donc se dire que la vie est d’abord un jeu de mots !
Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que l’on associe Dieu au Verbe et à la parole…

29 nov. 2011

JE PENSE AU TRAVERS DE MES LANGAGES

Grâce à nos langages, nous interprétons le monde dans lequel nous vivons
Extrait des Mers de l’incertitude
Le premier langage est celui de notre langue et de ses mots. Mais ce n'est pas le seul qui peuple notre cerveau : les mathématiques ou le jeu d'échecs sont aussi des langages. Là où le profane ne voit que des assemblages de lettres, de chiffres et de symboles, le mathématicien lit le problème et architecture des solutions ; là où le débutant ne voit que des pièces juxtaposées sur un échiquier, le joueur averti voit des configurations avec lesquels il va construire des stratégies.
Si l’on présente à un joueur d’échec averti des pièces correspondant à une partie réellement jouée, il lit la configuration, la mémorise très rapidement, et pourra la reproduire sans se tromper. Si les pièces sont posées au hasard, il ne verra plus de configuration et aura autant de difficulté qu’un débutant à se souvenir de la localisation des pièces. De même un Chinois, face à un texte écrit en mandarin, lit les caractères, là où je ne vois que des traits que je suis incapable de reproduire. Si ces caractères étaient des traits faits au hasard, il se retrouverait dans la même situation que moi.

Ainsi, avec nos langages, nous lisons la situation présente et l'enrichissons de notre expérience tirée de notre passé. De tout ceci, naissent nos interprétations, mélanges du passé recomposé, du présent perçu et du futur imaginé, toutes intimement liées à chaque individu car elles reposent d'abord sur l'histoire personnelle (tant dans sa partie réellement vécue que dans tout l'imaginaire associé), sur les déformations de la mémoire et sur l'analyse de la situation présente, sans parler de la perception que chacun peut avoir du futur. On n'est donc pas près de pouvoir modéliser et prévoir des interprétations individuelles !
Qu'en est-il de la communication entre individus ? Pour faire court, communiquer est un objectif impossible ! Vous êtes surpris par ma formulation, vous pensez que j'exagère… Je ne crois vraiment pas. Quand vous voulez exprimer quelque chose, quoi que ce soit, vous employez des mots qui correspondent, pour vous, au sens que vous voulez donner. Pour cela, vous vous référez à votre mémoire et à la compréhension que vous avez de ce que vous voulez dire. Celui qui reçoit votre message, l'interprète, lui, à partir de son histoire, son expérience et l'ensemble de ses ressorts émotionnels propres. Les deux sont, sauf en cas d'histoire commune longue et dense, structurellement différents.
Comment arrivons-nous alors à communiquer ? Par l'existence d'usages et de règles collectives qui ont construit progressivement des sens communs. Par des ajustements progressifs et aussi beaucoup grâce à la communication non verbale : celle-ci ne passe plus par les mots, mais sollicite essentiellement les neurones miroirs qui nous permettent de « lire l'autre »
L’entreprise, elle aussi, se nourrit d’interprétations. Comme pour un individu, elles reposent sur la mémoire et des langages. Les langages sont essentiellement ceux des mots, mais pas seulement : chaque population technique a son propre langage qui est un de ses vecteurs d’efficacité. Les mots eux-mêmes dans une grande entreprise relèvent des langues multiples : même s’il existe toujours une langue dominante qui sert de support à la communication collective, cela suppose pour bon nombre un double effort de traduction.
On a ainsi des langages multiples et donc autant de traductions qui sont des risques d’incompréhension et d’erreurs. Pour faire court, et m’exprimer en langage populaire : « Ce n’est pas gagné ! »...
Comment franchir ces obstacles en entreprise ? Un des leviers est la construction d’une culture commune, c’est-à-dire d’un langage commun. Ce langage va reposer sur un ensemble de signes verbaux et non verbaux qui seront des raccourcis permettant à chacun d’échanger et de construire une compréhension commune face à une situation donnée. Établir une telle culture ne se fait pas en un jour, la comprendre et la parler ne s’apprend ni dans les manuels de management, ni dans les tableurs Excel.

28 nov. 2011

JE PARLE, DONC JE SUIS

Transformer, c’est modifier un langage
Extrait de Neuromanagement
Un établissement financier avait décidé de transformer son  organisation France. L’entreprise était classiquement structurée  en directions régionales regroupant les agences. Ces dernières  faisaient marginalement de l’accueil physique et majoritairement  du contact téléphonique, et étaient « propriétaires » d’un  portefeuille clients, ceux qui habitaient sur son territoire. Dans  la nouvelle organisation, elles ont été maintenues, mais aucun  portefeuille clients ne leur était plus rattaché : les appels téléphoniques  étaient gérés par un système central qui les routait  en fonction des disponibilités locales et de quelques critères de  priorité. C’était un changement extrêmement important non  seulement sur le plan technique, mais aussi sur le plan du management  puisque le rôle et le métier de chaque agent se trouvaient  modifiés en perdant sa dimension géographique. Dans un  changement de cette ampleur, le rôle de la Direction - et singulièrement  des Directeurs Régionaux - est essentiel pour indiquer  la cible et accompagner le mouvement. Or le métier même du  Directeur Régional était profondément changé, puisqu’il n’était  plus, lui aussi, responsable géographiquement des clients. Le  maintien du nom « Directeur Régional » a été un facteur de  confusion et n’a pas indiqué la portée du changement, puisque  le mot de « Régional » a été maintenu. Une appellation comme  « Directeur Délégué » aurait été préférable. On a constaté, au  bout d’un an, que la plupart des Directeurs Régionaux ne portaient  pas la nouvelle réforme et que l’organisation commerciale  avait du mal à se l’approprier. Le maintien du nom n’a pas été  à lui seul la cause de ses difficultés, mais il y a contribué : le langage interne était en contradiction avec l’objectif.
La culture dominante de ce groupe pétrolier était industrielle,  aussi la distribution avait été pensée jusqu’alors plus comme une  activité de logistique, dont le rôle principal était d’acheminer  efficacement le carburant jusqu’au client final, que comme le lieu  d’un service pour des clients. Le mot marketing ne faisait pas  du tout partie de la culture. Logiquement l’entreprise ne parlait  jamais de « part de marché » mais de « quota ». Comment était-il  possible de passer à une approche marketing, à une analyse  de la concurrence et à une orientation client réelle tant que l’on  voyait le monde via des « quotas » ? Une des actions entreprises  a donc été, en parallèle de la réorganisation, la modification  de ce point de vocabulaire. Ce changement n’a pas été facile,  car tout le monde en interne avait l’habitude d’utiliser le mot  quota. Cela a pris plusieurs années. Inertie des comportements  humains.
Au début des années 90, l’entreprise Treca, spécialiste de  matelas, s’est lancée avec retard dans le latex. Au-delà des raisons  « rationnelles », le nom même de l’entreprise avait été un  frein : Treca est un raccourci pour « Tréfileries câbleries ». Le  nom était lié à l’existence de ressorts à l’intérieur du matelas,  ressorts qui étaient faits à partir des câbles métalliques. Ainsi la  présence de ressorts faisait partie de l’identité d’origine de l’entreprise.  Passer au latex, c’était pour cette entreprise quasiment  « tuer le père ». Ce fut forcément difficile…
Pendant longtemps, L’Oréal a parlé de « déterminisme du  succès » en faisant référence au fait que tout succès réalisé en  un lieu quelconque n’avait pas de raison a priori de ne pas pouvoir  être généralisé à l’ensemble de l’entreprise. C’est un élément  essentiel et explicatif de la logique interne de l’entreprise. Cette  expression était décryptée en interne, mais n’était pas directement  compréhensible de l’extérieur. La répétition régulière de  l’expression amenait chacun à mettre en œuvre ce principe.
Enfin, quand Michel Bon a voulu redynamiser France  Telecom au milieu des années 90, il a résumé ceci à travers  une expression « le delta minutes » : il s’agissait d’indiquer à  tous qu’il y avait encore des réservoirs de croissance en France  en matière de consommation de téléphone. Cette expression  est devenue centrale dans toute l’entreprise et a fédéré les énergies  pour relancer alors effectivement le téléphone fixe. Elle a  fonctionné car, dans une culture fortement technique, le mot  « delta » était compris et relayé. Avec le développement des  offres au forfait, l’approche a depuis lors évolué.  

22 juin 2011

QUAND UNE ENTREPRISE FAIT L’INVERSE DE CE QU’ELLE VOULAIT FAIRE

Livrer l'ancien produit en croyant diffuser le nouveau
Milieu des années 80, j’étais responsable marketing d’un shampooing qui était en position de challenger sur son marché et souffrait d‘un packaging inadapté. Résultat : quasiment aucunes ventes et mon produit dormait tranquillement sur les étagères.
L’entreprise voulant à tout prix déloger le leader, une relance forte venait d’être décidée : elle s’appuyait notamment sur une refonte complète du packaging. Il restait en usine un stock important de l’ancien packaging, cependant, au vu de la faiblesse des rotations, il avait été décidé de lancer immédiatement le nouveau. En conséquence, j’avais dit à l’usine de classer le stock restant en obsolète.
Mais, les linéaires des magasins étant encore remplis avec l’ancien, il n’y avait pas de commandes pour mon produit et le nouveau packaging ne se diffusait pas. Pour accélérer le changement, le Directeur Général a alors décidé d’offrir pour toute commande passée - quelque soit le produit - une couche gratuite de ce shampooing : comme tout magasin recevait des livraisons au moins une fois par mois, le nouveau packaging serait ainsi partout présent rapidement.
Quelques jours après le lancement de l’opération, le Directeur Général m’appelle et me dit : « Je viens de faire un tour dans quelques magasins et je suis allé dans les réserves : la couche gratuite de votre shampooing, ce n’est pas le nouveau, c’est l’ancien packaging ! Bravo, c’est exactement l’inverse de ce que nous voulons faire. Vérifiez ce qui se passe ».
J’appelle immédiatement l’usine qui me répond : « Eh bien oui ! Nous avons compris que tu avais lancé cette action pour nous débarrasser du stock de l’ancien packaging. Le fait d’avoir classé en obsolète l’ancien ne bloque que les livraisons réellement vendues. Comment voulais-tu que l’on pense que vous puissiez donner gratuitement les nouveaux produits ! ».
Pour le marketing, il était évident que livrer l’ancien c’était gaspiller de l’argent ; pour l’usine, c’était l’inverse. Abîme qui séparait nos interprétations et qui nous conduisait à faire le contraire de ce que l’on voulait…

29 mars 2011

ON NE PEUT PAS NE PAS COMMUNIQUER, MAIS QUE COMMUNIQUE-T-ON ?

Quand des chercheurs de Palo Alto appliquent des modèles logiques pour analyser la communication humaine
Patchwork tiré d’un livre publié en 1967 pour l’édition originale, UNE LOGIQUE DE COMMUNICATION de P. Watzlawick, J. Helmick Beavin et Don D Jackson
Fatale communication et communication fatale
« On ne peut pas ne pas avoir de comportement. Or, si l’on admet que, dans une interaction, tout comportement a la valeur d’un message, c’est-à-dire qu’il est une communication, il suit qu’on ne peut pas ne pas communiquer, qu’on le veuille ou non. Activité ou inactivité, parole ou silence, tout a valeur de message. De tels comportements influencent les autres, et les autres, en retour, ne peuvent pas ne pas réagir à ces communications, et de ce fait eux-mêmes communiquer. »
« Qu’est-ce que la communication analogique ? La réponse est relativement simple : pratiquement toute communication non-verbale. (…) Il faut y englober posture, gestuelle, mimique, inflexions de la voix, succession, rythme et intonation des mots, … (…) Toute communication a deux aspects : contenu et relation ; nous pouvons nous attendre à voir non seulement coexister, mais se compléter, les deux modes de communication dans tout message. (…) Chaque partenaire risque d’introduire, dans le processus de traduction, le type de digitalisation conforme à sa vision de la nature de la relation. ( …) Quelle signification digitale ont la pâleur, les tremblements, la transpiration et le bégaiement d’un individu soumis à un interrogatoire ? »
 « Soit un couple pris avec un problème conjugal. (…) Dépouillés de leurs éléments passagers et fortuits, leurs affrontements se réduisent à un échange monotone de messages de ce genre : « Je me replie parce que tu te montres hargneuse » et « Je suis hargneuse parce que tu te replies ». (…) Dans les Paradoxes de l’infini, Bolzano étudie différents types de suites (S) dont la plus simple est sans doute la suivante : S = a-a+a-a+a-a+a-a-… Selon les regroupements, S = (a-a) + (a-a) … = 0, ou S=a – (a-a) – (a-a)… =a, ou S=a-(a-a+a-a=a-a…)=a-S, donc S=a/2 (…) La nature d’une relation dépend de la ponctuation des séquences de communication entre les partenaires. »
Incomplétude, paradoxe et confiance
 « Il est facile de comprendre que les discordances dans la ponctuation des séquences de faits ont lieu toutes les fois que l’un au moins des partenaires, ne possède pas la même quantité d’information que l’autre, mais ne s’en doute pas. (…) D’une manière générale, c’est faire une supposition gratuite de croire que l’autre, non seulement possède la même quantité d’information que moi-même, mais encore qu’il doit en tirer les mêmes conclusions. »
 « Faites cadeau à votre fils Marvin de deux chemises de sport. La première fois qu’il en met une, regardez-le avec tristesse, et dites-lui d’un air pénétré : « Alors, et l’autre, elle en te plaît pas ? » »
« X sait si son chèque est valable ou non ; Y ne peut que lui faire confiance, ou au contraire se méfier systématiquement, car avant de porter le chèque à la banque, il ne saura pas s’il a eu raison ou non de l’accepter. A partir de ce moment-là, sa confiance ou sa méfiance seront remplacées par la certitude qui était celle de X au départ. Il n’y a dans la nature de la communication humaine aucun moyen de faire partager à autrui une information ou des perceptions que l’on est seul à connaître. Au mieux, l’autre peut faire confiance, ou se méfier, mais il ne peut jamais savoir. »
On ne peut pas sortir du cadre dans lequel on se trouve
« Le rat qui dirait : « J’ai bien dressé mon expérimentateur. Chaque fois que j’appuie sur le levier, il me donne à manger », refuserait d’admettre la ponctuation de la séquence que l’expérimentateur cherche à lui imposer. »
 « En ce sens, la situation de l’homme face à son mystérieux partenaire n’est pas foncièrement différente de celle du chien de Pavlov. Le chien apprend rapidement quel est le sens du cercle et de l’ellipse, et son monde vole en éclats quand brusquement l’expérimentateur détruit ce sens. Si nous scrutons notre expérience subjective, dans des situations comparables, nous découvrons que nous sommes enclins à supposer qu’un « expérimentateur » secret est à l’œuvre derrière les vicissitudes de notre vie. La perte ou l’absence d’un sens de la vie est peut-être le plus commun dénominateur de toutes les formes de détresse affective. »
« Gödel a pu montrer que dans ce système, ou un système équivalent, il est possible de construire une proposition, G, qui : 1° est démontrable d’après les prémisses et les axiomes du système, mais : 2° dit d’elle-même qu’elle est indémontrable. Ce qui signifie que si G est démontrée dans le système, son « indémontrabilité » (qui est ce qu’elle dit d’elle-même) pourrait également être démontrée. (…) Alors G est indécidable dans les termes du système. »
« Wittgenstein montre que nous ne pourrions connaître quelque chose sur le monde comme totalité que si nous pouvions en sortir ; mais si cela était possible, ce monde ne serait plus le tout du monde. (…) Car, comme il doit être plus qu’évident désormais, rien à l’intérieur d’un cadre ne permet de formuler quelque chose, ou même de poser des questions, sur ce cadre. (…) « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » (Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophique) »