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6 déc. 2011

PRÉVISIONS ET CYGNES NOIRS

Comment s’engager à cinq ans quand c’est indispensable ?
« Vous affirmez qu’il est illusoire, voire dangereux, de se fixer des prévisions chiffrées au-delà de l’année qui vient. Je comprend votre propos, mais, excusez-moi d’être direct, il ne me semble pas très réaliste. En effet, comme notre président se doit de répondre aux demandes des analystes financiers, on vient à l’inverse de nous demander de fournir des prévisions non plus à trois ans, mais à cinq ans. Et bien sûr, pas question de donner des chiffres en l’air, et d’imaginer que l’on n’en sera pas comptable ensuite. »
Voilà ce que me disait dernièrement un dirigeant d’un grand groupe.
« Très bien, dont acte, lui répondis-je. Si vous devez pour des raisons externes, fournir des prévisions à cinq ans, et que vous n’avez pas le choix, faites-le. Principe de réalité. Simplement, il me semble essentiel qu’en parallèle, vous renforciez votre connexion au réel. 
- C’est-à-dire ?
- Je m’explique. Cette prévision à cinq ans, puisqu’elle va vous engager tant en interne que vis à vis de vos partenaires externes, vous allez la construire le plus sérieusement possible, ce à partir de la vision actuelle du futur à venir. Elle va reposer sur une série d’hypothèses. Ce sont ces hypothèses que, en même temps que vous élaborer votre prévision, il faut expliciter.
- Certes, mais comment ne pas se perdre dans le détail et les faire émerger.
- En appliquant la logique des « cygnes noirs », c’est-à-dire en se posant la question suivante : que pourrait-il m’arriver de pire ? Qu’est-ce qui peut me faire complètement sortir de l’épure prévisionnelle ? Par exemple, prenez le pays où votre situation est la plus fragile, et dites-vous : « Que se passera-t-il, si cela se généralise ? ». Ou, prenez votre produit phare, et dites-vous : « Que se passera-t-il s’il s’effondre ? ». Surtout ne pensez pas : « Cela n’a aucune chance d’arriver », car, dans le monde de l’incertitude qui est le nôtre, on ne peut plus probabiliser le futur.
Pour chacun de ces cygnes noirs potentiels, essayez d’imaginer comment réagir, et quelles pourraient être les conséquences. Comme pour un tsunami, pouvez-vous à l’avance déplacer des maisons, construire des digues et construire des chemins d’évacuation ? Pour tous les cygnes noirs que vous ne pouvez pas contrecarrer, demandez-vous alors quels seraient les signes avant-coureurs : comment savoir qu’il est en train d’advenir.
Une fois tout ce travail fait, vous aurez d’une part renforcé la fiabilité de votre prévision et de vos plans d’actions, et surtout vous saurez quels sont ses points de vulnérabilités. Ce sont ces points qu’il faudra mettre sous surveillance. C’est ainsi que vous resterez connecté au réel, et que vous pourrez le cas échéant, revenir sur ce que vous aviez prévu, car vous vous serez engagé sous conditions…
- Je comprends. Plus nous voulons nous projeter dans le futur, plus nous devons mettre de l’énergie à suivre ce qui se passe réellement, et surtout ce qui pourrait rendre nos prévisions obsolètes.
- Très exactement. C’est un travail lourd et difficile. Et il ne s’agit pas de le laisser uniquement entre les mains des patrons de pays. En effet, sinon chacun aura beau jeu de vous expliquer qu’il n’est plus tenu par les prévisions faites, car elles sont caduques. C’est à vous de mener avec eux ce travail, et de piloter le suivi des cygnes noirs. »

1 juil. 2011

SE CROIRE INVULNÉRABLE TUE !

Plus une entreprise est grande et puissante, plus elle risque de se déconnecter du réel et se croire invulnérable. Or le réel est bien là, dans et autour de l'entreprise. A un moment ou à un autre, il se rappellera aux bons soins de ceux qui l'ont oublié...

Certains succès montent à la tête
Cette entreprise était allée de succès en succès. Créée il y a maintenant plus de cinquante ans, elle avait rapidement pris une position de leader sur ses marchés et avait réussi à s’imposer mondialement.
Après cette phase initiale d’expansion, pour accroître son efficacité, elle avait progressivement automatisé tout ce qui pouvait l’être. Parallèlement, elle avait mis en place un plan de formation interne pour accueillir les nouveaux et accélérer l’apprentissage de ses recettes de succès. Tout ceci facilitait l’action quotidienne et permettait de se concentrer sur ce qui était nouveau.
Aujourd’hui, un sentiment de puissance s’est diffusée et elle se sent invulnérable aux évolutions de la conjoncture et des exigences des clients : elle a oublié tous les efforts faits dans le passé, et est convaincue d’être « naturellement » plus forte que ses concurrents.
Résultat, elle ignore de plus en plus sa concurrence, et étant experte, croit savoir mieux que ses clients ce dont ils ont besoin. Elle est de moins en moins capable de repérer les signaux faibles venant de son environnement et a tendance à oublier les points qui sont à l’origine de son propre succès.
L’entreprise continue à être dirigée de façon consciente, mais n’intègre plus les informations qui pourraient contredire ses interprétations, interprétations qui sont devenues des certitudes. 
Sans le savoir, sans s’en rendre compte, l’entreprise agit peut-être à contre-courant : elle est devenue insensible à son environnement, et donc vulnérable à toute rupture…
On est tellement bien chez nous...
Grâce à sa position dominante, la profitabilité de cette entreprise est largement supérieure à la moyenne du marché. Elle est assise à la fois sur des positions industrielles clés, sur le contrôle de quelques ressources essentielles et sur un savoir-faire industriel et marketing. Bref tout va bien…
Pour récompenser tout le monde, des avantages ont été accordés, année après année, aux salariés et à la Direction. Le sentiment d’appartenance à l’entreprise s’est renforcé au fur et à mesure du cumul de ces avantages.
Un accord tacite entre Direction, syndicats et personnel amène, à l’occasion de chaque négociation, à les renforcer, quitte à externaliser davantage de fonctions pour ne pas dégrader la compétitivité de leur entreprise : il y a de moins en moins de monde à l’intérieur et ceux qui s’y trouvent sont de plus en plus en décalage avec le « monde extérieur ».
S’est ainsi développé petit à petit un confort interne croissant qui n’incite plus à la vigilance. Finalement, tout le monde, Direction comme salariés, privilégie le développement de ce confort : le corps social de l’entreprise se coupe progressivement de l’extérieur. À la limite, on manage alors pour manager, on pense qu’une réunion est bonne parce qu’elle s’est simplement bien passée, et on oublie que tout ceci n’a de sens que si la performance réelle, celle vue par les clients et l’extérieur, s’améliore effectivement.
Devenue autiste, l’entreprise a tendance à protéger jusqu’au bout les avantages acquis, éventuellement même en mettant en péril sa survie…
Je n'ai pas besoin des autres
Créée initialement autour d’un produit unique qu’elle a mondialisé, cette entreprise a ensuite grandi rapidement en multipliant ses lignes de produits. Elle est experte dans la transformation d’une innovation en marché : identification des savoir-faire clés, industrialisation des processus, marketing et commercial ad-hoc, gestion de la marge et du profit…
Ce développement s’est accompagné de la mise en place de structures ad-hoc, d’une spécialisation croissante et d’une multiplication des interlocuteurs internes. Le système global est devenu de plus en plus complexe et l’atteinte de la performance suppose une collaboration efficace entre un nombre croissant d’acteurs.
L’intégration transverse est maintenant difficile à piloter et est de moins en moins maîtrisée. Une partie des acteurs en place se fait sa propre interprétation de la mission qui lui est allouée et de ce que peuvent attendre ou fournir les autres acteurs. Certains vont même jusqu’à se poser la question de la pertinence des structures  communes et de l’existence de l’entreprise en tant que telle.
Pourtant ces structures communes sont celles qui fournissent les ressources et les innovations. Finalement les délais de lancement des nouveaux produits s’allongent…
Et comme la multiplication des lignes de produit s’était faite selon un logique client et qu’elles s’adressent toujours le plus souvent aux mêmes clients, ceux-ci sont contactés en désordre et ne comprennent plus la logique de l’entreprise…
Finalement, plus personne n’a confiance en personne, et les processus internes deviennent redondants…
La performance globale se dégrade, mais personne ne s’en rend vraiment compte, car chacun est focalisé sur son périmètre. L’entreprise se fissure doucement et sûrement…

Des entreprises font des calculs qui ne veulent rien dire
Cette entreprise allait de la chimie de base à la chimie de spécialités, chaque ligne de produit étant centralement pilotée par une structure ad-hoc. En France, les organisations commerciales étaient dédiées à ces lignes de produits, mais, partout ailleurs, existait un responsable pays qui exerçait une supervision de toutes les activités locales.
Aussi « logiquement », ce responsable calculait la part de marché du groupe dans le pays. Cette part de marché était l’agglomération des parts de marché de chaque produit, et faisait une moyenne entre des produits n’ayant aucun rapport entre eux : quel sens pouvait avoir de mélanger des produits aussi dissemblables que les dérivés chlorés ou sulfurés avec des silicones, voire même des terres rares ?
La part de marché résultante n’avait donc aucun sens métier : ce n’était que le résultat d’un calcul et rien de plus.
Or comme le responsable pays avait un rôle historique important dans le groupe, elle était suivie au niveau de la Direction Générale et toute évolution de cette part de marché déclenchait analyse et questions.
Le système central construisait ses interprétations sur une donnée qui n’avait aucun sens réel et n’avait aucun lien avec les logiques de développement des activités dans les pays…

30 juin 2011

DES ENTREPRISES FONT DES CALCULS QUI NE VEULENT RIEN DIRE

Se croire invulnérable tue (4)
Cette entreprise allait de la chimie de base à la chimie de spécialités, chaque ligne de produit étant centralement pilotée par une structure ad-hoc. En France, les organisations commerciales étaient dédiées à ces lignes de produits, mais, partout ailleurs, existait un responsable pays qui exerçait une supervision de toutes les activités locales.
Aussi « logiquement », ce responsable calculait la part de marché du groupe dans le pays. Cette part de marché était l’agglomération des parts de marché de chaque produit, et faisait une moyenne entre des produits n’ayant aucun rapport entre eux : quel sens pouvait avoir de mélanger des produits aussi dissemblables que les dérivés chlorés ou sulfurés avec des silicones, voire même des terres rares ?
La part de marché résultante n’avait donc aucun sens métier : ce n’était que le résultat d’un calcul et rien de plus.
Or comme le responsable pays avait un rôle historique important dans le groupe, elle était suivie au niveau de la Direction Générale et toute évolution de cette part de marché déclenchait analyse et questions.
Le système central construisait ses interprétations sur une donnée qui n’avait aucun sens réel et n’avait aucun lien avec les logiques de développement des activités dans les pays…

3 mai 2011

« L’IDÉE MÊME DE DÉCIDER IMPLIQUE QU’IL Y AIT DE L’INCERTITUDE, SINON IL N’Y AURAIT RIEN À DÉCIDER »

Quand un général fait l’apologie du management dans l’incertitude
Début 2010, le général  Vincent Desportes, alors directeur général du Collège interarmées de défense(1), a fait une intervention sur « Manager dans l’incertitude ».
Il y a plus qu’une résonance entre mes propos sur ce thème et ceux tenus lors de cette intervention. De là à penser que l’armée serait l’école de management la plus moderne…
Pour en juger, en voici quelques extraits(2) :
« Par définition nous n’agissons qu’en situation de crise. Et notre seule certitude, c’est que nous intervenons toujours dans l’incertitude (…) Sachant que nous sommes confrontés à des variables multiples, d’où l’impossibilité de la prévision parfaite et l’incertitude permanente. Le rôle du chef est donc de décider dans l’incertitude, car l’idée même de décider implique qu’il y ait de l’incertitude, sinon il n’y aurait rien à décider. »
« Autre facteur d’incertitude: l’environnement. Tant il n’y a pas d’équation mathématique qui vaille à la guerre. Au contraire, c’est la règle du hasard, du désordre, du chaos. (…) Il doit donc agir en sachant qu’il ne peut pas tout savoir. Aussi faut-il agir selon des principes et non des prescriptions ; se concentrer sur l’essentiel ; concevoir des plans simples ; prendre des risques calculés et agir de manière pragmatique. »
« Pour agir avec efficacité malgré l’incertitude, il s’agit donc de faire confiance à l’homme. Mais pour qu’il puisse agir, il faut construire des systèmes adaptables. D’où la notion de commandement par la finalité ou commandement indirect. À savoir un commandement guidé par le sens de la mission et la liberté d’action. »
 « Quant aux grands principes de l’efficacité du commandement par la finalité, ils reposent sur l’unité dans l’effort (supposant une compréhension commune de l’intention et de la situation), l’intégration verticale (comprendre ce qui se fait au-dessus de soi au niveau hiérarchique) et horizontale; et enfin, la liberté d’action, ce qui suppose de la coopération (et non de la coordination), de la décentralisation (ne jamais donner un ordre qui pourrait être donné par un subordonné), de la délégation de responsabilité et l’allocation de ressources. »
« Soulignant les nécessaires confiance réciproque et compréhension mutuelle entre commandement et subordonnés, le général Desportes insiste également sur l’importance de la “communauté de pensée” pour assurer la cohérence des initiatives. »
(1) Elle a repris en janvier 2011 son nom historique d’École de guerre
(2) Un compte-rendu est disponible dans le Journal des directeurs d’hôpitaux : Manager dans l’incertitude

28 mars 2011

ON NE DIRIGE PAS EFFICACEMENT EN SE TRANSFORMANT EN UNE MACHINE

Il n’y a pas d’un côté le professionnel du management, et de l’autre l’homme privé
Comme je l’ai évoqué dans mes derniers articles, ainsi bien sûr que dans mes livres, le vrai management a peu à voir avec les mathématiques, les tableurs excel et les raisonnements mécaniques :
  • Contrairement aux apparences, la réalité des processus de décision est beaucoup plus complexe et fait intervenir des inconscients multiples : ceux des acteurs en place, les acteurs cachés, les processus implicites, les habitudes… (1).
  • La pérennité d’une entreprise repose largement sur sa culture qui constitue une forme d’ADN (2)
  • .Le futur est imprévisible et non modélisable. L’élaboration d’une stratégie doit partir d’abord du futur et de la localisation des « mers » vers lesquelles l’entreprise peut aller (3). 
  • Les mathématiques doivent être utilisées avec précaution et parcimonie dès qu’il s’agit de prévision et de management (4).
Et pourtant rien – ou bien peu – ne change dans les écoles d’ingénieurs et de commerce. On continue à faire croire que le management est une affaire de mise en équation et de recherche de certitudes.
Il est à ce titre significatif que les « Mecque » du management s’appellent des MBA, c’est-à-dire des Master of Business Administration : faut-il vraiment administrer les entreprises ?
Ne serait-il pas plus judicieux de les appeler des MBU, c’est-à-dire des Masters of Business Understanding ?
A quand des cours d’histoire pour enseigner l’art de l’interprétation et la recherche des sens cachés et oubliés ?
A quand des cours de philosophie pour se préoccuper du sens à apporter aux actions ?
A quand des cours de neurosciences et psychologie pour mieux comprendre comment se forment les décisions ?
Et surtout quand fera-t-on comprendre aux managers qu’il n’y a pas deux personnes : d’un côté une personne privée qui lit des romans, ressent des émotions, aime ou déteste,  croit ou non en Dieu… et d’un autre côté un dirigeant qui serait une mécanique froide, professionnelle, faisant des calculs sans affects…
Il est urgent de réunir les deux : chacun de nous est un et indivisible !

(1) Voir Une entreprise décide-t-elle consciemment ?
(2) Voir Une entreprise est-elle seulement une juxtaposition d’individus ? 
(3) Voir notamment Réfléchir à partir du futur pour se diriger dans l’incertitude
(4) Voir On ne trouve pas dans les mathématiques la réponse à l’incertitude, et  Attention à ne pas mathématiser le monde

13 janv. 2011

« ON NE PEUT PAS VÉRIFIER CE QUI SE PASSE AU CIEL, ALORS QUE L’ON A PU VÉRIFIER CE QUI SE PASSAIT EN UNION SOVIÉTIQUE »

Quand Edgar Morin fait l'éloge de la résistance

Le 7 juin 2010, Edgard Morin a été l'invité d'une rencontre Fnac-Le Monde, intitulée « Éloge de la résistance ».
La vidéo ci-dessous reprend la troisième partie de cette rencontre(1) au cours de laquelle il en vient à ses réflexions sur la complexité et l'évolution actuelle du monde.
Il y développe notamment à partir de l'exemple de l'industrie du film à Hollywood l'importance de la relation entre production et création, et la nécessité de comprendre que la relation n'est pas antagoniste, mais complémentaire.

Voici aussi quelques échantillons de ses propos :
« Je vois la contradiction à l'intérieur d'un camp. (…) Le contraire d'une grande vérité n'est pas une erreur, mais une autre vérité. »
« Quand je suis rentré au CNRS, j'avais 30 ans. J'étais un jeune chercheur, ce que je suis resté, dans le langage du CNRS, jusqu'à presque 50 ans. Mais quand j'avais 22 ans, j'étais un jeune chef de la résistance. Personne ne m'a dit : Vous êtes un jeune chef. (…) Il fallait que je vieillisse pour que les critères académiques me trouvent jeune. »
« Le calcul est aveugle sur la vie. »
« Après cette religion du salut terrestre qu'était le communisme, ressuscitent les religions du salut céleste qui sont elles beaucoup plus solides, car on ne peut pas vérifier ce qui se passe au ciel, alors que l'on a pu vérifier ce qui se passait en Union Soviétique. »
« L'éthique est une double résistance : la résistance à la cruauté du monde, car la nature est notre mère et notre marâtre, et la résistance à la barbarie humaine »




(1) Les deux premières parties sont aussi disponibles sur YouTube (1ère partie, 2ème partie). Il y expose notamment ce qui l'a amené à devenir résistant face à l'occupation, sa relation complexe avec le communisme et son implication au moment de la guerre d'Algérie. L'intégrale de cette rencontre est disponible sur YouTube

15 nov. 2010

LES ARBRES NE MONTENT PAS AU CIEL

Ah si nous avions le taux de croissance de la Chine !

Il y a quelques jours, j'entendais encore un journaliste comparer le taux de croissance français avec celui de la Chine. Il s'ensuivit alors tout un débat sur les forces et faiblesses de la France, et pourquoi nous étions donc en retard par rapport à la Chine.

Je reste, une fois de plus, étonné par notre capacité, individuelle comme collective, à discuter à partir de chiffres, sans nous poser la question de leur signification. Car, enfin, comment peut-on comparer les taux de croissance français et chinois, sans prendre en compte la différence des situations des deux pays : la France est un pays avec un capital accumulé sans comparaison avec celui de la Chine (il suffit pour s'en rendre compte de circuler dans les deux pays et de regarder la situation des infrastructures collectives), et avec un revenu moyen par personne sans commune mesure (il était en 2009 de 3590 $ en Chine contre 42680 $ en France selon la Banque mondiale).

Aussi la notion de taux de croissance n'a pas le même sens et vraiment la comparaison n'a pas grand sens, du moins si on ne la pondère pas par la prise en compte des situations initiales…

Certes la France fait face à un problème de dynamisme et de confiance en elle, mais ce n'est pas en se lançant dans des comparaisons sans signification, que l'on trouvera la réponse à nos problèmes. Une fois de plus, attention à l'usage que l'on fait des mathématiques.

Arrêtons le zapping intellectuel et passons un peu plus de temps à l'analyse et la compréhension…


 

15 sept. 2010

« S’IL N’Y AVAIT PAS EU DE NEWTON, QUELQU’UN D’AUTRE N’AURAIT-IL PAS DÉCOUVERT LES LOIS CLASSIQUES DU MOUVEMENT ? »

Quand les sciences viennent rejoindre la philosophie

Parmi les scientifiques qui sont venus bouleverser la vision scientifique en montrant que l'incertitude est au cœur de notre monde, Ilya Prigogine occupe une place privilégiée, grâce à ses apports issus de la théorie du chaos. Voici un patchwork de son livre, Le temps des certitudes.(1)

Incertitude et possible
« Comme Duhem l'avait souligné dès 1906, la notion de trajectoire n'est un mode de représentation adéquat que si la trajectoire reste à peu près la même lorsque nous modifions légèrement les conditions initiales. Les questions que nous posons en physique doivent avoir une réponse robuste, qui résiste à l'à-peu-près. La description en termes de trajectoires des systèmes chaotiques n'a pas ce caractère robuste. C'est la signification même de la sensibilité aux conditions initiales. »
« Les lois de la nature acquièrent une signification nouvelle : elles ne traitent plus de certitudes mais de possibilités. Elles affirment le devenir et non plus seulement l'être. Elles décrivent un monde de mouvements irréguliers, chaotiques, un monde plus proche de celui qu'imaginaient les atomistes anciens que des orbites newtoniennes. »
« Le possible est « plus riche » que le réel. L'univers autour de nous doit être compris à partir du possible, non à partir d'un quelconque état initial dont il pourrait, de quelque, être déduit. »
« Notre univers a suivi un chemin de bifurcations successives : il aurait pu en suivre d'autres. Peut-être pouvons-nous en dire autant pour la vie de chacun d'entre nous. »
« S'il n'y avait pas eu de Newton, quelqu'un d'autre n'aurait-il pas découvert les lois classiques du mouvement ? »
« L'indéterminisme, défendu par Whitehead, Bergson ou Popper, s'impose désormais en physique. Mais il ne doit pas être confondu avec l'absence de prévisibilité qui rendrait illusoire toute action humaine. C'est de limite à la prévisibilité qu'il s'agit. »
« Le futur n'est pas donné. Nous vivons la fin des certitudes. »

Sur la flèche du temps
« La nature nous présente à la fois des processus irréversibles et des processus réversibles, mais les premiers sont la règle, et les seconds l'exception. »
« Henri Bergson demande : « A quoi sert le temps ? … le temps est ce qui empêche que tout soit donné d'un seul coup. Il retarde, ou plutôt il est retardement. Il doit donc être élaboration. Ne serait-il pas alors le véhicule de création et de choix ? L'existence du temps ne prouverait-elle pas qu'il y a de l'indétermination dans les choses ? » »
«  ("L'hypothèse indéterministe") confère une signification physique fondamentale à la flèche du temps sans laquelle nous sommes incapables de comprendre les deux caractères principaux de la nature : son unité et sa diversité. La flèche du temps, commune à toutes les parties de l'univers, témoigne de l'unité. Votre futur est mon futur. »
« On peut parler de flux de communication dans une société tout comme il y a un flux de corrélations dans la matière. (…) Nous commençons à concevoir la manière dont l'irréversibilité peut apparaître au niveau statistique. Il s'agit de construire une dynamique de corrélations et non plus une dynamique des trajectoires. »

Sur la représentation du monde
« La physique de l'équilibre nous a donc inspiré une fausse image de la matière. »
« Les lois de la physique, dans leur formulation traditionnelle, décrivent un monde idéalisé, un monde stable et non le monde instable, évolutif, dans lequel nous vivons. »
« Nous assistons à l'émergence d'une science qui n'est plus limitée à des situations simplifiées, idéalisées, mais nous met en face de la complexité du monde réel, une science qui permet à la créativité humaine de se vivre comme l'expression singulière d'un trait fondamental commun à tous les niveaux de la nature. »
« Cela nous éloigne de manière décisive de ce que l'on peut appeler le « réalisme naïf » de la physique classique, c'est-à-dire l'idée que les grandeurs construites par la théorie physique correspondent directement à ce que nous observons dans la nature, et ce à quoi nous attribuons de manière directe des valeurs numériques. »

Sur l'observation et la connaissance
« L'évolution de l'univers serait-elle différente en l'absence des hommes ou des physiciens ? (…) Si la flèche du temps doit être attribuée au point de vue humain sur un monde régi par des lois temporelles symétriques, l'acquisition même de toute connaissance devient paradoxale puisque n'importe quelle mesure suppose un processus irréversible. (…) Quelque chose ne se produit vraiment que lorsqu'une observation est faite, et en conjonction avec elle… l'entropie augmente. Entre les observations, il ne se produit rien du tout. »
« Cette communication, cependant, exige un temps commun. C'est ce temps commun qu'introduit notre approche tant en mécanique quantique que classique. (…) L'observation présuppose l'interaction avec un instrument de mesure ou avec nos sens. (…) La direction du temps est commune à l'appareil de mesure et à l'observateur. »
« Un monde symétrique par rapport au temps serait un monde inconnaissable. Toute prise de mesure, préalable à la création de connaissances, présuppose la possibilité d'être affecté par le monde, que ce soit nous qui soyons affectés ou nos instruments. Mais la connaissance ne présuppose pas seulement un lien entre celui qui connaît et ce qui est connu, elle exige que ce lien crée une différence entre passé et futur. La réalité du devenir est la condition sine qua non à notre dialogue avec la nature. »

(1) 1996 – Odile Jacob

9 sept. 2010

« ON NE DOIT PAS PRENDRE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE TROP AU SÉRIEUX »

Quand des économistes reconnus et patentés démontrent volontairement ou involontairement leur incapacité à prévoir…

Dernièrement, la revue mensuelle de l'Association des Anciens élèves de l'École Polytechnique (n° 656 Juin-Juillet 2010) a consacré un dossier aux « Nouveaux défis de la théorie économique »
Paradoxalement, alors que dans son éditorial d'introduction, Vivien Levy-Garboua, Senior Advisor de BNP Paribas, écrit : « Heureusement, certains économistes sont là pour nous sortir de cette impasse et nous redonner espoir, en proposant une nouvelle théorie de la Finance de marché », le contenu des articles est d'abord un aveu d'impuissance face à ce qui vient de se passer et surtout à ce futur largement imprévisible.
Le dossier commence par une interview de Maurice Allais, prix Nobel d'Économie. Il a une réponse, à la fois simple et brutale : il propose d'en revenir avant la globalisation et la mondialisation qui seraient source de tous les maux. Pour cela, il faut « restaurer une légitime protection » et « pouvoir se protéger par le rétablissement de protections raisonnables et appropriées ainsi que par le contrôle des capitaux ». Peut-être, mais est-ce faisable et réaliste ? Est-ce que la mondialisation n'est pas plutôt un état de fait, un effet de système ? Comment penser que la réponse aux problèmes actuels est le retour en arrière ? Ne s'agit-il pas plutôt de penser à partir du réel que de vouloir le faire retourner d'où il vient ?

Ensuite se succèdent les articles :
- Vivien Levy-Garboua, dans Questions pour une économiste, après avoir fait un panorama de son analyse du pourquoi de la crise financière, termine en appelant à un renfort de la mathématisation du monde. Selon lui, il faut « enrichir la macro-économie, à l'image de ce que la théorie comportementale a apporté à la théorie financière, en décrivant davantage des comportements observés, en faisant une part à l'irrationnel et au subjectif. » Mais c'est bien là le problème et toute la contradiction interne de la proposition : c'est précisément parce que le poids des comportements humains est prépondérant et qu'il est par essence subjectif que l'on ne peut pas mathématiser le monde … et heureusement !
- Patrick Artus, Directeur des études et de la recherche de Natixis, dans Les économistes avant et après la crise, cherchent « les vraies raisons qui expliquent l'absence de prévision de la crise par les économistes ». Il en trouve trois : « la spécialisation des économistes alors que l'analyse de la crise nécessiterait une approche fortement pluridisciplinaire ; l'utilisation par les économistes de modèles mathématiques (…) très éloignés de la réalité ; la difficulté à prévoir l'économie dans un monde d'équilibres multiples, ou, de manière équivalente, de crises systémiques ». Une fois cette analyse sévère détaillée et argumentée, il s'en sort par une pirouette en affirmant que les économistes ne sont « ni incompétents, ni vendus aux banques », – alors qu'il vient brillamment de montrer à tout le moins la limite extrême de leurs compétences… –, et qu'une sorte de miracle va faire émerger une solution.
- André Lévy-Lang, ancien Président de Paribas, dans Les modèles mathématiques des activités financières, expose d'abord pourquoi les modèles financiers sont limités et faux. Notamment il écrit : « C'est sans doute la faiblesse la plus grave des premiers modèles utilisés par les financiers, ils ne prennent pas en compte le comportement des acteurs des marchés. » Une fois de plus, on a oublié que les comportements humains ne suivaient pas des équations, ni des règles de trois… Il continue avec une affirmation étonnante : « Et pourtant, avec ces modèles très imparfaits, voire faux, les marchés de dérivés se sont développés, et ils ont permis, en trente ans, de créer beaucoup de richesses, non seulement pour les financiers mais pour l'ensemble des économies mondiales. » Merci pour cet aveu et le culot de cette affirmation, mais où sont les justificatifs à l'appui de ce propos ? Plus loin, il en appelle à une meilleure modélisation financière, en faisant le parallèle avec la modélisation de la réalité physique. Il termine en écrivant : « Il y a donc encore beaucoup à faire dans ce domaine (celui de la modélisation financière), en recherche appliquée aussi bien que dans les mathématiques en amont de la modélisation ». Certes… mais est-ce qu'il ne serait pas temps de se poser la question de la pertinence de vouloir à tout prix tout modéliser ?
- Thierry de Montbrial, dans La théorie économique entre Platon et Bergson, prend lui le contre-pied des conclusions des autres articles : « L'incertitude pure affecte à des degrés divers la vie de tous les hommes. Chacun a sa part, fut-elle modeste, de création et de liberté. C'est pourquoi aucun raisonnement probabiliste ou statistique ne pourra jamais enfermer durablement les comportements humains même agrégés. (…) On ne doit pas prendre la science économique trop au sérieux, c'est-à-dire jusqu'au point de métamorphoser des modèles théoriques en dogmes ou idéologies, ce qui est manifestement une tentation pour certains scientifiques en mal de notoriété. » Venant du fondateur de l'Institut français des relations internationales et de l'ancien Directeur Général du Centre d'analyse et de prévision, le propos a tout son poids…
- Alfred Galichon et Philippe Tibi, professeurs à l'École Polytechnique, dans Marché efficients ou marchés efficaces, repartent sur la théorie des marchés efficients, en montrent les limites et expliquent pourquoi cela ne peut pas fonctionner. Mais cela ne les empêche pas d'affirmer in fine que « le marché donne une réponse objective. (…) Il est donc efficace au sens où il assure une règle de partage acceptée de tous ou s'imposant à tous ». Nous voilà ainsi dotés d'un marché qui fonctionne sans que l'on comprenne vraiment comment, qui n'est pas efficient – si je suis leur démonstration –, mais qui est la réalité. Reste alors, comme ils le disent eux-mêmes, à ce que « le résultat obtenu devra en tout état de cause être intelligible et explicable ». Je leur laisserai le soin de cette explication !
- Philippe d'Iribarne, Directeur de recherche au CNRS, dans Comment interroger les postulats fondateurs de l'économie ? , dresse un tableau au vitriol de la science économique. Il commence son article par : « Les postulats fondateurs de la science économique sont fort peu réalistes. », continue plus loin avec : « De même, les démonstrations visant à magnifier le rôle de la concurrence et du marché reposent sur une vision peu réaliste du monde. », poursuit en stigmatisant la faiblesse des échanges interdisciplinaires : « Ce type d'analyse exige de prendre en compte un ensemble de phénomènes actuellement étudiés en ordre dispersé par des disciplines qui, pour l'essentiel, s'ignorent mutuellement : sociologie, anthropologie, linguistique, philosophie politique. » et conclue par une absence d'issue : « A partir du moment où l'état actuel de la discipline est considéré comme caractérisant son essence on ne voit pas bien trop comment elle pourrait évoluer. ». No comment…
- Pierre-Noël Giraud, professeur d'économie à Mines ParisTech et à Paris-Dauphine, dans La crise de la globalisation un défi économique et politique, explique lui-aussi la limite des approches de modélisation, en centrant son propos sur le commerce international. Dès le début il affirme que « cette théorie est d'une part épuisée d'autre part inadéquate à un phénomène, la globalisation, qui ne se réduit pas à l'ouverture commerciale. ». Compte-tenu de toutes ces limites et imperfections qui sont pour lui incontournables, il en appelle à un retour à une science expérimentale : « L'économie devrait abandonner toute prétention normative et devenir une science expérimentale et pas seulement une mathématique combinant des comportements trop simplifiés. » Il pense alors qu'il sera possible d'avoir une modélisation plus réaliste et moins arrogante. Il évoque en conclusion l'intérêt, par exemple, d'une modélisation des conséquences mondiales des décisions prises par le gouvernement chinois. Il finit en disant que cela serait un défi. Certes, mais est-il réaliste ?


28 juin 2010

ON NE TROUVE PAS DANS LES MATHÉMATIQUES LA RÉPONSE À L’INCERTITUDE

Agir conformément à l'incertitude

Nous cherchons trop souvent à mathématiser le monde et croyons que l'on peut y trouver la réponse à l'incertitude qui nous entoure. Il n'en est rien :

« Interrogé un jour sur les conséquences de la Révolution Française, Winston Churchill répondit qu'il était bien trop tôt pour se prononcer. Nassim Nicholas Taleb donne, lui, l'information suivante : « Au cours des cinquante ans qui viennent de s'écouler, les dix jours les plus extrêmes sur les marchés financiers représentent la moitié des bénéfices. Dix jours sur cinquante ans. Et pendant ce temps, nous nous noyons dans les bavardages. »1
Quand je pose la question aux différents dirigeants que je côtoie, pas un ne conteste que l'incertitude est omniprésente et se développe. Mais bon nombre sont « schizophrènes » : quand ils pensent et réfléchissent, ils acceptent l'incertitude ; quand ils agissent, ils font comme si l'on pouvait prévoir à moyen terme, voire au-delà.
Ainsi parfois, toutes les questions laissées en suspens lors de la constitution du plan stratégique, tous les aléas discutés lors de la constitution du scénario retenu sont vite oubliés, et les données chiffrées, qui n'étaient que des cadrages, se retrouvent reprises dans les documents budgétaires, et deviennent paroles d'évangile. Ou encore, pris par la pression de la rentabilité, on coupe toutes les actions qui ne sont pas en liaison avec des objectifs précis, identifiés et chiffrés, amputant d'autant la capacité à faire face aux aléas et imprévus…
Sommes-nous donc condamnés à cette schizophrénie ou peut-on faire le vide de quelques mauvaises habitudes ? (…)

Si un bagagiste ramasse en moyenne N bagages par heure, combien deux bagagistes en ramasseront-ils ? 2N ?
Oui, si l'on applique brutalement le calcul mathématique. C'est ce que l'on fait classiquement. Non, si l'on tient compte de ce que les hommes ne sont pas des objets théoriques dont on peut négliger le comportement.
Pourquoi considérer qu'ils ne peuvent pas se mettre à discuter ensemble ou, à l'inverse, profiter chacun de l'expertise de l'autre pour accroître leur rendement individuel ? Les hommes ne sont pas des objets que l'on peut additionner ou multiplier. Faut-il s'en plaindre ? »2


(1) Nassim Nicholas Taleb, Le Cygne Noir, p.354
(2) Extrait des Mers de l'incertitude p.100 et 103

23 juin 2010

« C’EST LA CULTURE QUI PILOTE LES RÉSULTATS »

Quand des PDG affirment que la vie n'est pas faite par les chiffres, mais par les gens…

Le 28 mai est paru dans le New York Times, une interview de Stephen I. Sadove, PDG de Saks (voir « For the Chief of Saks, It's Culture That Drives Results »).
En voici quelques extraits :
« Quand je parle à Wall street, ils veulent vraiment connaître vos résultats, quelles sont vos stratégies, qu'est ce que vous faites pour développer vos affaires. Ils sont focalisés sur le résultat. Jamais, vous n'en trouvez qui s'intéressent à la culture, au leadership, aux personnes présentes dans l'organisation. Pourtant, c'est l'inverse, ce sont les gens, le leadership, la culture et les idées qui finalement tirent les chiffres et les résultats. Aussi c'est un contre-sens.
Ce que j'essaie d'apprendre aux gens, c'est de ne pas commencer à poser la question des chiffres. Parlons des hommes, parlons de la culture, parlons des idées et de l'innovation. (…)
Ou vous pouvez le regardez et vous dire, "Ceci n'a aucun sens pour moi". Alors je veux que vous veniez vous asseoir avec moi et nous allons en parler. Invariablement, je trouve de vraies bonnes idées, celles qui vous font dire : "Pourquoi faisons-nous comme cela ? Cela n'a aucun sens". J'ai vu des petites choses, comme des grandes être sources de gaspillages et de plein de travail en double. (…)
J'aime me balader dans les étages. Un des plus grands risques pour un PDG est d'être isolé. »

Le 14 juin, Business week consacrait un autre article à Apple et à sa culture de start-up (voir « Apple's Startup Culture »). Nilofer Merchant y mettait l'accent sur les trois points qui sous-tend l'action de Steve Jobs visant à créer une culture de la performance. 
« 1. Il a recentré la stratégie sur un objectif unique. Cela veut dire qu'il a tué même de bonnes choses. (…) Mais il a été extrêmement clair, et ainsi en éliminant beaucoup d'options au profit d'une stratégie cohérente, il a ouvert la voie pour la croissance.
2. Il a éliminé l'opposition passive et a poussé au débat quand de nouvelles idées apparaissaient. (…) Penser ensemble veut dire que vous avez à faire face à des conflits en amont, plutôt que d'avoir une opposition passive à la fin.
3. Il a mis en place une compréhension transverse de comment l'entreprise réussirait. Cette vision globale implique une cohésion à l'intérieur de l'entreprise, de la conception aux ventes. »

Est-il besoin de préciser combien le contenu de ces deux articles vient en résonance et en complément de mes écrits récents ?

16 juin 2010

COMMENCER PAR FAIRE LE VIDE

Le passé nous trompe souvent

Le premier des quatre points que je développe dans la deuxième partie des Mers de l'incertitude est la nécessité de commencer par faire le vide. En voici l'introduction :

«  « Vraiment c'est le rêve, pensait-elle. Je suis nourrie et logée, et je n'ai rien à faire. Une nourriture riche, abondante et variée. Un logement irréprochable, à l'abri de la pluie. Aucune pression, pas de bruit, pas de contraintes. Aucune raison de s'inquiéter. C'est la belle vie. »
Le fermier qui regardait la dinde, pensait lui : « Plus que deux jours avant Noël. Il ne faut pas que je la regarde de trop, je pourrais m'attacher et ne plus pouvoir la tuer. »
Caricatural ? Oui, bien sûr ! Mais cette histoire évoquée par Nassim Nicholas Taleb1 peut nous arriver à tous. Combien d'entreprises se sont endormies dans le confort de leur situation présente sans voir qu'elles allaient droit à l'abattoir ? Un grand nombre ! Combien de commentaires pendant l'année 2007 et même 2008, nous disant que tout allait bien, que le pire était derrière nous…

« Chaque homme, écrit Chateaubriand, porte en lui un monde composé de tout ce qu'il a vu et aimé, et où il rentre sans cesse, alors même qu'il parcourt et semble habiter un monde étranger. »2 Ainsi sommes-nous tous potentiellement victimes de nos habitudes, de notre expertise, de notre vision du monde. Nous avons tous tellement peur de l'incertitude que nous ne sommes pas naturellement enclins à nous remettre en cause. Nous aimons les recettes de cuisine prêtes à l'emploi. Ceci est vrai individuellement et collectivement.

La culture de l'entreprise qui est faite de la sédimentation de son passé peut la tromper et l'empêcher de voir ce qui risque réellement de se passer. Pas facile pour une dinde de comprendre ce que veut dire Noël et en quoi cela la concerne. Si la dinde cherche autour d'elle ce qu'elle a toujours connu, pensé ou rencontré, elle n'a aucune chance.

Tout commence donc par faire le vide pour être prêt à recevoir, percevoir et comprendre ce qui se passe et vers quoi vont les choses :
- Apprendre à être là sans a priori pour être réceptif à l'autre et à l'inattendu,
- Développer une capacité d'attention qui dépasse la simple observation passive,
- Ne pas se contenter d'accepter intellectuellement l'incertitude, mais mettre ses actes en conformité avec cette acceptation. »3
(1) Nassim Nicholas Taleb, Le Cygne Noir, p.71-72
(2) Issu des Voyages en Italie, à la date du 11 décembre, et cité par Claude Lévi-Strauss (Tristes Tropiques, p.44)

(3) Extrait des Mers de l'incertitude p.82-83

1 juin 2010

LA COMPRÉHENSION PASSE SOUVENT PAR L’ABANDON DE LA PENSÉE LOGIQUE ET RATIONALISANTE

Que veut dire David Lynch ?

Une route sinueuse, un accident la nuit. Une jeune femme s'en extrait, chemine péniblement au milieu des broussailles. Elle échoue dans la première maison rencontrée. Deux femmes alors se retrouvent face à face : Rita, celle qui vient d'avoir cet accident, et Betty, celle qui vient de l'accueillir. L'une et l'autre, l'une ou l'autre vont alors essayer démêler les fils de la mémoire perdue de Rita.

Nous sommes spectateurs de ce cheminement aléatoire. David Lynch nous donne, les unes après les autres, des pièces de puzzle et, comme ses héroïnes, nous laisse essayer de reconstituer l'histoire. Mais avons-nous toutes les pièces ? Est-ce que les pièces qu'il nous donne, se rapportent bien à une seule histoire ? Ou alors comme un enfant malicieux ou maladroit, a-t-il mélangé sans nous le dire plusieurs puzzles, puis en a extrait quelques morceaux pris au hasard ?

Comme savoir ? Nous n'avons pas accès à la réalité, mais seulement à la vision que nous en propose David Lynch. Nous sommes vite pris dans les méandres de ce puzzle diabolique, nous aussi nous sommes bringuebalés dans les secousses de Mulholland Drive. Comment accéder à ce qu'il veut nous dire ? Comment comprendre son langage ?

Si j'applique à ce film les clés classiques de l'analyse et de la logique, je bute sans cesse sur des contradictions et des impossibilités. Certains s'obstinent et veulent faire rentrer ce film dans une construction classique : ils cherchent à rationaliser la construction de David Lynch.

Quelle erreur commentent-ils ? Celle de vouloir plaquer sur ce film un langage qui n'est pas le sien. On ne peut comprendre et aimer les films de David Lynch, et singulièrement Mulholland Drive, qu'en oubliant ce que l'on a l'habitude de faire, et en se laissant porter par ce langage qui lui est propre. Comme des toiles d'art moderne, comme des tableaux surréalistes, ces films se contemplent en acceptant de ne pas rationaliser ce que l'on voit.

C'est cette attitude qu'il faut avoir dans la vie face à des problèmes complexes : ne pas chercher à les faire rentrer de force dans nos logiques, mais les accepter comme ils sont. Chaque situation a son propre langage, et nous ne pourrons l'interpréter qu'à partir de ce langage.


18 mai 2010

COMMENT LA CROISSANCE EUROPÉENNE AURAIT PU ÉGALER LA CROISSANCE CHINOISE

Heurs et malheurs de l'euro

Voilà l'euro reparti à la baisse : ce lundi 17 mai, il vaut 1,2234 dollar. Les commentaires vont bon train pour expliquer d'où vient cette baisse, qu'elles pourraient en être les conséquences, et bien sûr ce qu'il faudrait faire.
Tout cela m'a amené à me plonger dans ce qui avait été écrit dans le journal Le Monde sur ce sujet entre 2001 et aujourd'hui. Je n'ai pas tout lu – le nombre d'articles est beaucoup trop considérable pour cela ! –, mais j'ai fait une lecture aléatoire, comme j'aime à promener au hasard dans les rues d'une ville.

Qu'est-ce que je retire de ce voyage ?

Tout d'abord il est bon d'avoir en tête la variation historique de l'euro versus le dollar (voir courbe ci-jointe) : créé en 1999 au cours de 1,17 dollar, il a eu un plus bas à 0,82 en octobre 2000, puis est monté régulièrement pour atteindre un plus haut à 1,5990 à mi juillet 2008. Si l'on regarde les deux extrêmes, il a donc quasiment varié de 1 à 2 en moins de 10 ans ! Quel effet de choc relatif entre les économies européennes et tous les marchés libellés en dollar ! On comprend mieux la nécessité pour toutes les grandes entreprises de se prémunir face à de telles variations…

Ensuite, j'ai particulièrement apprécié tous les commentaires définitifs sur le lien entre taux de change et croissance, surtout quand on arrive à quantifier la relation. Voici quelques exemples :
- « Si elle est de nature à flatter l'amour-propre des dirigeants européens, la remontée de l'euro est la pire chose qui pouvait arriver aux économies du Vieux Continent. (…) Les grandes puissances ont un intérêt vital à posséder une monnaie faible pour stimuler leur croissance. » (Pierre-Antoine Delhommais, 12 février 2003,)
- « A plus long terme, les choses se gâtent, les produits de la zone euro perdent en compétitivité ; les exportations baissent, et cela pèse sur la croissance. Dès le sixième mois, et pendant deux à trois ans, une hausse de la monnaie est dommageable pour l'économie. Une hausse de 10 % de la monnaie unique dans l'année a un impact sur la croissance de la zone euro, dès cette première année, amputant de 0,9 % le produit intérieur brut (PIB), puis l'année suivante, en le réduisant encore de 1,8 %. » » (Valérie Chauvin, de l'Observatoire français des conjonctures économiques(OFCE), 5 février 2003)
- « S'appuyant sur les conclusions des experts, selon lesquelles une hausse de 10 % de l'euro ampute la croissance de la zone euro de près d'un point, le monde politique, d'ordinaire partisan de la politique de l'autruche dès lors qu'il s'agit d'évoquer le pilotage de la monnaie unique, donne de la voix devant cette évolution monétaire qu'il juge à présent néfaste. » (Pierre-Antoine Delhommais et Serge Marti, 16 décembre 2003)


Sachant que finalement, l'euro s'est apprécié de 50% depuis début 2003, comment dois-je calculer de combien la croissance européenne a été amputée ? Dois-je appliquer « l'équation de Madame Chauvin » ? Est-ce qu'en prenant la croissance moyenne sur la période qui a été de 10% par an, je dois cumuler des handicaps de 0,9 et 1,8% successifs ? Est-ce que la croissance aurait donc été amputée de près de 8% en 2008 ? Est-ce ce qui explique l'écart entre la croissance européenne et chinoise ? Ou formulé autrement est-ce que, si l'euro était resté au cours de 1 dollar, la croissance européenne aurait été du niveau de la croissance chinoise ?
Décidément, j'aime quand les économistes font des calculs mathématiques !

Ce que je retiens aussi, c'est que la division européenne et notre angélisme face aux américains feraient de nous comme des jouets dans la main des grands méchants américains, et récemment asiatiques. Ainsi :
- « Si le dollar baisse, c'est peut-être tout simplement parce que la Maison Blanche souhaite qu'il baisse et fait en sorte qu'il baisse. » (18 mai 2003, Pierre-Antoine Delhommais)
- « Donc aujourd'hui, l'Europe est en train progressivement d'étouffer sous le poids d'un euro fort. Les Américains ne l'auraient pas toléré, et le secrétaire d'État au Trésor aux États-Unis, qui a la responsabilité de la politique de change, aurait fait des déclarations multiples et successives qui auraient inquiété les marchés » (Jean-Paul Fitoussi, 1er décembre 2004)
- « L'hyperpuissance monétaire américaine contraste avec l'incapacité de l'Europe à faire entendre sa voix. » (Pierre-Antoine Delhommais, 19 décembre 2004)
Comme l'euro baisse maintenant, dois-je en conclure que les Américains ont décidé de concert avec les Asiatiques de faire baisser l'euro ? Est-ce pour relancer notre croissance en application du lien avec le taux de change ? Doit-on alors organiser des galas en leur honneur ?

Au passage, j'ai aussi relevé quelques affirmations dont je vous laisse juge de la pertinence ou non :
- « Je ne crois pas trop à une chute massive et rapide du dollar, de l'ordre de 25 % face à l'euro » (Jean-Pierre Petit, à la société de Bourse Exane, 17 février 2002)
- « Mais d'un autre côté, il faut savoir que l'Allemagne est le pays malade de l'Europe. Que malgré ses exportations, l'économie allemande stagne depuis trois ans, ce qui plombe la zone euro. » (1er décembre 2004, Jean-Paul Fitoussi)

Enfin, je décerne la palme de la franchise à :
- « Ayons donc la sagesse de reconnaître que la parité entre l'euro et le dollar relève de l'offre et de la demande mondiales, et d'elles seules. Imaginer que la BCE va changer cette parité en baissant son taux d'intérêt d'un demi-point est simplement absurde. (…) Allons-nous rendre les États-Unis responsables de notre incapacité à avoir une politique économique commune en Europe? » (7 juin 2003)
- « Je ne fais aucune prévision sur les taux de change depuis que je suis économiste. Il me semble que toutes les prévisions qui avaient été faites se sont révélées erronées, sauf sur de très courtes périodes. Et aujourd'hui, on n'a jamais été aussi incertain de l'avenir depuis au moins la fin de la seconde guerre mondiale. » (Jean-Paul Fitoussi, 13 novembre 2009) 

Si cela continue, on pourrait voir les économistes reconnaître que, eux non plus, ne comprennent pas vraiment ce qui se passe et, encore moins ce qui va se passer. Nous serions alors condamnés à réfléchir. Heureusement, ceci n'est pas près de se produire…