Non les neurosciences ne débouchent pas sur une vision mécaniste du monde !
Ma lecture récente de « La denrée mentale » de Vincent Descombes (voir mon article d'hier) m'a fait prendre conscience un peu plus du malentendu que peuvent générer le développement des Neurosciences.
Quelques citations :
« Que penser de l'idée populaire selon laquelle nos cerveaux seraient comme les bibliothèques de nos pensées et de nos croyances ? Est-il possible, au moins en principe, que les chercheurs en science du cerveau en sachent un jour suffisamment sur le fonctionnement de nos cerveaux pour « pénétrer le code cérébral » et « lire dans nos esprits » ? »
« Toute activité, tout incident, toute péripétie de la vie mentale, laissent une trace, puisqu'il y a toujours deux feuilles de papier à considérer, l'original sur lequel les pensées s'expriment sur le mode sémantique ou intentionnel, et un double du côté cérébral, sur lequel les mêmes pensées s'inscrivent, mais sur le mode physique. »
« Quiconque est dans l'état physique de M. Dupont, lorsque M. Dupont pense qu'il doit aller à la banque, doit être en train de penser que lui-même doit aller à la banque (et cela même s'il n'a jamais eu l'occasion d'entendre parler d'une banque pendant toute sa vie) »
« Les états cérébraux dont on nous parle sont des états internes, des états déterminables sans avoir à tenir compte du monde extérieur et de l'historie, alors que les états intentionnels sont justement des états qui sont fonction du monde historique auquel appartient le sujet. »
Ainsi les neurosciences sont perçues comme une tentative d'explication « scientifique » capable de comprendre qui nous sommes, pourquoi nous pensons ceci ou cela, pourquoi nous prenons telle décision plutôt qu'une autre.
Bon nombre d'ouvrages récents viennent d'ailleurs alimenter ce procès : quand on va chercher les neurosciences pour inventer un pseudo « neuromarketing » avec lequel on imagine que l'on va pouvoir prévoir le comportement des consommateurs…
Or les neurosciences nous apprennent tout le contraire. Elles viennent nous dessiner un tableau de la complexité :
- Le cerveau est un enchevêtrement de neurones qui sont nés grâce à notre patrimoine génétique et se sont développés largement au hasard de notre croissance. Prendre une photographie de ce réseau serait en soi une tâche sans fin, et, en comparaison, fait de la météo est un calcul aussi facile que la règle de trois.
- Ces neurones ont des milliards de milliards de connexions – via les synapses – qui sont l'expression sans cesse modifiées de notre histoire, de nos émotions, de nos succès et de nos peurs. Notre histoire est gravée dans nos synapses. Il est illusoire – et heureusement ! – d'imaginer que l'on pourra en faire la cartographie, car elle est d'une complexité gigantesque et fluctuante. Rien que de penser à cette complexité, je viens de modifier certaines de mes synapses…
- Nos décisions sont la résultante de processus conscients et inconscients. Tout ceci mobilise : notre mémoire – qui est à chaque fois reconstruite, car un souvenir n'est pas stocké en un bloc, mais est désagrégé et recomposé ; l'interprétation de ce que nous « disent » nos cinq sens ; les projections que nous faisons des conséquences de nos choix potentiels.
- Notre cerveau n'est qu'un viscère que l'on ne peut penser sans le reste du corps avec lequel il est échange sans cesse. Dès que je pense, mon organisme se modifie dans son ensemble. Dès que la personne que j'aime me touche, la dopamine se répand dans mon cerveau. Finalement je suis … et je pense !
- La caractéristique du vivant est d'être un système ouvert qui échange sans cesse avec le reste du monde. Ce que nous percevons comme notre identité n'est qu'une « fiction » constamment remodelée. Dans une vingtaine d'années, les molécules qui composent mon organisme auront disparu pour la plupart. Et quand je repense à celui que j'étais alors, suis-je si sûr que c'est « moi » ?
Plus nous comprenons le monde, plus nous comprenons que l'incertitude en est le moteur…