11 oct. 2011

“DES DROITS DE PROPRIÉTÉ AUX DROITS D’ACCÈS”

En route vers un monde d’échanges et de relations, et non plus de conflits ?
Patchwork tiré du livre de Jeremy Rifkin, Une nouvelle conscience pour un monde en crise
La vie tue la vie
« La quantité d’énergie disponible nécessaire pour maintenir en vie chaque espèce plus complexe est ahurissante. Miller fait le calcul : Il faut 300 truites pour nourrir un homme pendant un an. Ces truites doivent consommer 90 000 grenouilles, qui doivent manger 27 millions de criquets, auxquels il faut 1000 tonnes d’herbes. Donc, plus une forme de vie se situe vers le haut de l’échelle de l’évolution, plus elle crée de désordre (de dissipation d’énergie) dans l’environnement global pour se maintenir dans un état ordonné (en déséquilibre). »
Écriture et introspection
« Dans les cultures orales, communautaires, tout le monde est toujours ensemble. (…) L’écriture introduit l’idée de vie privée. Quand on compose une phrase, on est seul avec ses pensées. »
« L’acte même de lire est une expérience privée. On se retire de la conversation communautaire et on lit la pensée d’ d’un autre à distance. »
« L’écriture rend possibles les grandes traditions religieuses introspectives comme le bouddhisme, le judaïsme, le christianisme et l’islam. Toutes ont des textes sacrés. »
«  Moïse l’a emporté. Son peuple serait pour toujours le peuple du Livre. Le nouveau Dieu universel communiquait par écrit à travers ses scribes sur terre, les prêtres et les prophètes. (…) Les Hébreux, qui étaient à l’origine un peuple nomade d’éleveurs, emmenaient leur dieu avec eux. Ce n’était pas un dieu local mais universel. »
La découverte de la conscience de soi et du moi séparé
« La vie privée, concept qui n’avait guère de sens ontologique au Moyen Âge, est devenue un objet de désir au XVIe siècle, avant d’apparaître à la bourgeoisie urbaine du XVIIIe siècle comme un droit naturel. »
« La mode des séries de chaises identiques a commencé en France à l’apogée de la Renaissance : elle reflétait la nouvelle dignité de l’individu. L’idée de la chaise était vraiment révolutionnaire. (…) Avec l’introduction massive de la chaise en Europe, l’individu autonome moderne faisait son entrée. »
L’émergence des États-nations
« Selon la conception courante, l’État-nation est une création organique enracinée dans une culture, une langue et des coutumes communes, qui a évolué au fil du temps pour devenir un État moderne. Il y a certes une parcelle de vérité dans cette idée, mais l’État-nation est plutôt, en réalité, une « communauté imaginée » - un concept artificiel, en grande partie créé par des élites politiques et économiques pour établir de vastes marchés nationaux et s’assurer des colonies outremer. »
« Tous les États-nations de l’ère moderne ont créé un mythe des origines avec ses héros, ses grands moments d’épreuves et de tribulations passés, souvent commémorés à travers des rituels élaborés. »
« On croit souvent que la communauté de la langue était un prérequis indispensable pour pouvoir rassembler des populations sous l’égide d’un État-nation. Mais ce n’est pas ce qui s’est généralement passé. Prenons la France en 1789, à la veille de la Révolution française : moins de 50% de ses habitants parlaient le français, et seuls 12 à 13% le parlait correctement. »
Vers un monde 2.0 où ressources et pouvoirs seront distribués ?
« Le modèle distribué part du postulat diamétralement opposé sur la nature humaine : quand on lui en donne l’occasion, l’être humain est naturellement disposé à collaborer avec les autres, souvent gratuitement, par pure joie de contribuer à l’intérêt. (…) L’activité économique n’est plus une lutte antagonique entre deux camps retranchés, les vendeurs et les acheteurs ; c’est une entreprise de coopération entre des acteurs qui pensent de la même façon. À la logique économique classique, où le gain de l’un est la perte de l’autre, se substitue une tout autre vision des choses : en améliorant le bien-être des autres, on accroît le sien. Le jeu gagnant-perdant cède la place au scénario gagnant-gagnant. »
« Des droits de propriété aux droits d’accès : L’économie de marché est beaucoup trop lente pour profiter pleinement de la vitesse et du potentiel productif rendus possibles parles révolutions du logiciel et des communications. (…) Dans les réseaux purs, la propriété existe encore, mais elle reste entre les mains du producteur, et l’usager y a accès dans certains segments temporels. (…) De la vente d’un produit physique à un acheteur, elle est passée à l’octroi à un usager d’un accès à un service pour un certain temps. »
« La capacité de rassembler le savoir de millions (si ce n’est des milliards) d’utilisateurs sur un mode auto-organisationnel est en train de faire du web 2.0 un cerveau à l’échelle de la planète, ou quelque chose d’approchant. (…) Des connexions centralisées, verticales et d’un seul vers tous, on est passé aux connexions en source ouverte, horizontales et de tous vers tous, ce qui a permis aux membres de la nouvelle génération d’être les acteurs de leurs scénarios personnels et de partager une scène planétaire avec deux milliards d’autres comédiens comme eux : tous jouent pour et avec les autres. »

10 oct. 2011

MOINS ON CHANGE, MIEUX ON SE PORTE

Savoir résister à la dernière mode pour approfondir réellement sa performance
Depuis longtemps, la mode est au changement : une entreprise performante serait une entreprise réactive, capable de se reconfigurer souvent et rapidement. Cela est devenu un des discours récurrents des livres de management et des cabinets de conseil. À tel point que bien peu s’interrogent sur la pertinence de l’idée : puisque tout le monde, et y compris les experts les plus réputés, l’affirme, à quoi bon ?
Or, je crois que c’est une des idées reçues, tirées du passé, qui est très dangereuse dans ses conséquences, surtout face au développement de l’incertitude.
Quelques mots d’abord sur l’origine du concept, et de ses justifications initiales. Le développement des grandes entreprises les avaient historiquement conduites à développer des organisations et des systèmes rigides. L’image classique était celle du super tanker, ces pétroliers géants qui sont si longs et si difficiles à manœuvrer qu’il leur faut plusieurs heures, voire plus d’une journée pour infléchir significativement leur cap, et pouvoir éviter un obstacle. Il s’agissait donc de rendre les entreprises maniables, et capables de changer rapidement de cap.
Ensuite, les théories du changement ont été construites à un moment où l’on croyait l’avenir prévisible, ou à tout le moins probabilisable, c’est-à-dire que l’on pouvait bâtir des scénarios modélisant les évolutions futures. Une fois ce futur modélisé, l’entreprise choisissait une stratégie, qu’il allait falloir mettre en œuvre. C’est à ce moment-là que se posait la question de l’implémentation, et donc du changement : comment passer de la situation A à la situation B ? Quels changements dans les organisations, les profils des hommes, les systèmes… ?
Puis est arrivé la perte des repères avec la succession des ruptures et des évolutions. Alors plutôt que de remettre en cause les approches stratégiques et la façon de se fixer un cap, on a développé une théorie de la réactivité à tout crin. À l’extrême limite, j’ai l’impression que les gurus de la réactivité rêvent d’une entreprise capable de se reconfigurer dynamiquement en fonction des évènements. Un peu comme s’ils prenaient comme modèle, les traders qui actualisent constamment la position des comptes dont ils ont la charge.
Or trop de réactivité est dangereux pour trois raisons essentielles :
  • La pénibilité du changement, et l’importance des dégâts collatéraux : la très grande majorité des hommes a besoin de repères fixes, et apprécie la stabilité. Le rythme naturel des évolutions voulues à titre privé se fait sur des cycles longs, largement supérieur à la dizaine d’années. Bouleverser souvent une organisation vient heurter ceci. Par exemple, elle détruit constamment les réseaux informels relationnels qui sont essentiels à la performance d’une organisation. Autre point noir : tout changement, même s’il est accepté et conçu comme légitime, nécessite un temps d’appropriation, temps pendant lequel rien ne fonctionne de façon optimale. On parle communément de « trouver ses marques », et donc changer souvent, c’est dégrader souvent la performance. Certains vont m’opposer que la gestion du changement, c’est précisément lutter contre cette dégradation de performance, c’est apprendre à changer. On peut certes rendre plus flexible les systèmes de production et d’information, je ne crois pas que l’on puisse rendre plus flexible les hommes : trop de flexibilité à répétition demandée aux hommes aboutit surtout à plus de ruptures, collectives comme individuelles.
  • Le temps nécessaire à la mise en œuvre d’une stratégie : il ne suffit pas de dire pour être compris, de mettre en place des formations pour que les équipes soient formées, ou de dessiner de nouveaux organigrammes pour que les organisations se transforment. Dans une grande entreprise déployée sur de multiples géographies et métiers, la mise en œuvre d’un changement réel devra se diffuser dans un réseau complexe et capillaire. Mon expérience m’a montré qu’un changement réel allait nécessiter trois à cinq ans, avant que l’entreprise soit réellement et profondément transformée, c’est-à-dire que ses clients et fournisseurs s’en rendent compte. Aussi si l’on change souvent, on croît changer, mais on ne change jamais. Pour me faire comprendre, j’aime à utiliser le métaphore de l’équipe de direction qui court sans cesse, croyant que le reste de l’entreprise suit, alors que, sans s’en rendre compte, elle tourne en rond sur un stade, le reste de l’entreprise restant immobile et les regardant repasser régulièrement au même endroit (voir « On confond agitation et performance » et « Courir en rond sur un stade ne fait pas vraiment avancer un sujet ! »)
  • L’importance de points fixes pour construire la performance : La mondialisation des activités et la vitesse de propagation des innovations locales viennent contredire sans cesse les plans faits la veille. Toute entreprise est aujourd’hui sujette à des tentations incessantes de diversification, voire de remise en cause profonde de son métier. Symétriquement, elle peut se sentir constamment menacée par des idées nouvelles ou des concurrents inconnus la veille. Aussi si l’on se focalise sur ce qui bouge et qui est nouveau autour de soi, on est vite emporté par ce tourbillon. La performance comme je l’ai longuement développé dans les Mers de l’incertitude, est au contraire dans la recherche de points fixes, de « mers qui attirent durablement le cours des fleuves » (voir notamment « Réfléchir à partir du futur pour se diriger dans l’incertitude ») C’est aussi ce que j’évoquais récemment dans « Dans l’effervescence des télécommunications, on réussit en ne se laissant pas distraire »
Je crois donc personnellement qu’il est urgent d’affirmer au contraire que :  
  • La performance est dans la constance et la permanence, qui, seules, peuvent permettre de construire mondialement un avantage concurrentiel durable et réel,
  • Le changement est un mal parfois nécessaire, mais à petite dose,
  • La réactivité conduit au zapping et à la destruction de valeur.
Par contre, l’ouverture sur le monde et la remise en cause dans la façon de faire son métier sont essentielles, mais c’est une toute autre histoire, histoire sur laquelle je reviendrai…


 

7 oct. 2011

« AYEZ LE COURAGE DE SUIVRE VOTRE CŒUR ET VOTRE INTUITION »

Le 6 septembre de l'année dernière, j'ai publié un article sur l'intervention faite par Steve Jobs à Stanford, le 12 juin 2005. Elle illustre bien la qualité non seulement professionnelle, mais humaine de Steve Jobs. Le voici à nouveau...

Quand Steve Jobs parle de son adoption, de son échec à 30 ans et de la mort…

Quel meilleur démarrage pour mon blog que ce billet consacré à l'intervention, faite le 12 juin 2005, lors de la remise des diplômes de l'Université de Stanford (voir la vidéo ci-dessous). En quinze minutes, il explique comment trois épisodes clés de sa vie ont construit l'homme qu'il est. Ces moments sont éminemment personnels.
En voici le résumé :
 

- « Vous ne pouvez pas relier des événements à l'avance, vous ne le pouvez qu'en regardant en arrière »(1) : Dans la première, il raconte qu'il a été adopté, car sa mère biologique voulait qu'il puisse suivre des études universitaires, et qu'elle savait n'en avoir jamais les moyens. Des années plus tard, il fut effectivement admis à l'Université, mais ne put finalement faire face aux coûts de la scolarité que pendant six mois. Il a alors quitté le parcours officiel pour ne suivre que les cours qui lui plaisaient vraiment. C'est ainsi qu'il s'est intéressé à l'art de la calligraphie. Dix ans plus tard, c'est ce qui lui permit de donner naissance au design d'Apple et à sa typographie.
- « La seule façon de faire du bon travail est d'aimer de ce que l'on fait »(2) : Dans la deuxième, il explique comment il a été licencié de l'entreprise qu'il avait créée, Apple. A trente ans, il a dû se remettre en question et supporter la perte de ce qu'il avait construit. Après un moment de doute, il a compris que, même rejeté, il aimait toujours ce qu'il avait fait et qu'il devait recommencer de nouvelles aventures. Sont ainsi nés Pixar et Next. Pixar a révolutionné le monde des dessins animés, et Next a finalement été rachetée et sa technologie est au cœur aujourd'hui d'Apple.
-  « Si ce jour était le dernier jour de ma vie, est-ce que je voudrais faire ce que j'ai prévu de faire aujourd'hui ? »(3) : Dans la troisième, il dit que l'arrivée possible de la mort a toujours conduit ses choix. Face à la mort, on comprend que l'on n'a rien à perdre. Il y a un an, il a appris qu'il avait un cancer du pancréas et qu'il n'avait plus que quelques mois à vivre. Finalement il s'est avéré qu'il avait une des rares formes de ce cancer susceptible d'être traité, et le voilà donc aujourd'hui guéri.

Il termine en disant aux étudiants que, reprenant une devise qu'il avait toujours suivie, de « rester affamé et stupide »(4) !
Au-delà de la richesse et la profondeur des propos tenus, ce qui me frappe est leur sincérité et la capacité de Steve Jobs à parler vrai : il parle simplement de lui-même, montrant qu'il n'y a pas deux Steve Jobs, l'un qui dirige Apple, l'autre qui est un homme privé. Il est un et unique, et c'est sa force.



Imaginerait-on un dirigeant français être capable de tels accents de sincérité et de se mettre ainsi en jeu aussi personnellement ? Et un homme politique ?
(1) "You can't connect the dots looking forwards, you can only connect them looking backwards."
(2) "The only way to do great work is to love what you do"
(3) "If this day was the last day of my life, would I want to do what I am about to do today?"(4) "Stay hungry, stay foolish"





6 oct. 2011

VIRTUEL OU RÉEL ?


Emporter son monde avec soi
Je viens de laisser pour un moment les silhouettes chaotiques des temples d’Angkor, et marche dans les rues de Siem Reap. Banalité du centre de la ville, un de ces carrefours mondiaux du tourisme : les mêmes bars, les mêmes restaurants, les mêmes boutiques… ou presque. Perte de repère et d’identité.Je viens de laisser pour un moment les silhouettes chaotiques des temples d’Angkor, et marche dans les rues de Siem Reap. Banalité du centre de la ville, un de ces carrefours mondiaux du tourisme : les mêmes bars, les mêmes restaurants, les mêmes boutiques… ou presque. Perte de repère et d’identité.
Je regarde ces touristes, assis devant une bière et pianotant sur leurs iPod. Voyagent-ils encore ? Qu’est-ce qui est le plus réel : le temps qu’ils ont passé tout à l’heure au milieu de ces pierres ancestrales, ou ce monde qu’ils emportent avec eux dans leur écran de poche ? Sont-ils seulement partis ?
On dit qu’Internet est le virtuel, mais est-ce si vrai ? Quand je suis connecté avec mon pays, mes racines, mes proches, est-ce que cela ne rend pas virtuel au contraire l’endroit où physiquement je me trouve ?
Ils sautent d’avion en avion, s’arrêtent pour un jour ou deux, enchaînent les visites, relisent leur guide pour vérifier qu’ils n’ont rien manqué. Leur seul point fixe, c’est leur iPod qui les relie constamment à ce que finalement ils n’ont jamais quitté… ou si peu. Connectés en permanence, ils sont incapables de s’immerger. Ils reviendront avec des images, comme s’ils avaient vu un magnifique film vidéo en 3D…

5 oct. 2011

UN PUZZLE DE 300 000 PIÈCES

Faire et défaire…
Une des conséquences inattendues des ravages faits par les Khmers rouges, est d’avoir transformé le chantier de restauration du temple Baphuon(1) en un gigantesque puzzle : environ 300 000 pièces (2) jonchent le sol, posées les unes à côté des autres.
Que s’est-il passé ? Dans les années soixante, avec les meilleures intentions du monde, une équipe d’archéologues français décide pour consolider son assise, de démonter complètement le temple. Chaque pierre est consciencieusement numérotée, et un plan indique comment les remonter. Mais la guerre est venue interrompre le chantier, alors que tout était démonté, et les plans ont été détruits.
Résultat ce gigantesque puzzle…
Preuve de l’efficacité des hommes : malgré toute sa puissance, la jungle met des décennies avant de digérer un temple, et les arbres n’escaladent que lentement les murs. Les hommes sont beaucoup plus efficaces, et ont été capables, eux, de détruire ce temple en un rien de temps.
Depuis les années 90, nous le reconstruisons, lentement et péniblement…
(1) Le temple Baphuon fait partie des temples d’Angkor
(2) Bien qu’ayant été sur place, je ne les ai pas comptées, et ai fait confiance au guide Lonely Planet

4 oct. 2011

DANS L’EFFERVESCENCE DES TÉLÉCOMMUNICATIONS, ON RÉUSSIT EN NE SE LAISSANT PAS DISTRAIRE

Moins on change, mieux on se porte
Depuis le début des années quatre-vingt dix, j’ai accompagné plusieurs opérateurs de télécommunications, ainsi que ponctuellement quelques autres acteurs intervenant dans le secteur des télécommunications.
Je me suis trouvé observateur privilégié de l’effervescence de ce secteur qui a été soumis à une triple instabilité :
-          Instabilité réglementaire : en 1990, les acteurs étaient en Europe, et dans la plupart des pays du monde, des entreprises publiques, voire des administrations, agissant uniquement dans leur champ géographique propre. Puis petit à petit, le jeu s’est ouvert, des organismes de régulation ont été mis en place, la concurrence s’est développée, et des acteurs internationaux sont apparus.
-          Instabilité technologique : aucun secteur, je crois, n’a été soumis à une telle succession de ruptures technologiques, amenant à chaque fois des remises en cause profonde : passage de l’analogique au numérique, émergence de la téléphonie mobile et du standard GSM, développement de l’internet, téléphonie sur internet, passage du GSM à l’UMTS, Wifi,…  Ces ruptures sont parfois venus sans être anticipées : par exemple, personne ne prévoyait fin des années 90 l’arrivée du Wifi.
-          Instabilité concurrentielle : ce double mouvement de dérégulation et de rupture technologique a été l’occasion d’une modification régulière au sein des acteurs en place. Les frontières sont mouvantes, et, sous la pression de la croissance d’internet, la limite entre informatique et télécommunications est devenue plus que poreuse. Le monde des équipementiers s’est modifié avec les déboires d’acteurs historiques comme Alcatel ou Nortel, et la succession des leaders dans la téléphonie mobile – Motorola, puis Nokia, et maintenant Apple, Samsung et HTC –. Internet a connu lui aussi des étoiles filantes comme Netscape ou AOL (1), et ses stars actuelles, Google et Facebook, n’existaient pas il y a douze ans pour l’une, et cinq ans pour l’autre.
Dans cette agitation permanente, comment les opérateurs de télécommunications ont-ils pu survivre, voire se développer ? Paradoxalement, en restant centré sur leur métier d’origine, à savoir :
  • opérer un réseau de télécommunications, c’est-à-dire des tuyaux, en garantissant la meilleure performance de la transmission, ainsi que sa fiabilité,
  • développer la relation client, commerciale et technique, au travers d’agences physiques et de services après-vente,
  • mettre en place des systèmes d’information permettant le suivi du trafic et la facturation des clients
Au fur et à mesure du développement des télécommunications, se maintenir à un niveau d’excellence dans ces trois composantes a supposé des efforts importants : les ruptures techniques et la complexité des données à transmettre, la croissance et l’évolution des exigences des clients croissantes, la sophistication des tarifications.
Chaque fois qu’un opérateur a tenté de se diversifier, il a détruit de la valeur. Les tentatives d’entrée, par exemple, dans le monde des contenus, ont été à chaque fois coûteuses.

Prochaine étape : le développement du paiement via le téléphone mobile. Je parie que,  là encore, ceux qui gagneront seront ceux qui « se contenteront » de fournir la meilleure solution technique (incluant la facturation), sans chercher à vouloir devenir une banque.
Ainsi donc, ceux qui ont le mieux réussi sont ceux qui ne se sont pas laissé distraire par l’effervescence ambiante, et sont restés focalisés sur la « mer » qu’il visait, c'est-à-dire qui ont le moins changé de stratégie, et qui se sont centrés sur l’excellence de sa mise en œuvre.
Belle illustration des propos de mon dernier livre.
Mais il est vrai que cette stabilité et cette cohérence gagnantes dans la durée, ne sont pas toujours ce qui est reconnu par la bourse…

(1) Netscape a été le premier leader de l’internet, avec l’invention du navigateur grand public, avant d’être balayé par Microsoft. AOL, grâce à son portail et sa base de clients,  a atteint une telle valorisation boursière qu’elle a pu absorber Time Warner, dans une fusion largement à son bénéfice.


 

3 oct. 2011

FAUT-IL QUE LES PME FINANCENT LES GRANDES ENTREPRISES ?

Les plans en faveur des PME/PMI se répètent à l’identique depuis trente ans, et rien ne change. Voulons-nous continuer ainsi ?
Les plans en faveur des PME/PMI sont un des marronniers de la politique française : chaque fois qu’un gouvernement est en mal d’idées, chaque fois qu’un parti politique élabore un programme, chaque fois qu’une commission économique quelconque se réunit, un nouveau plan nait. Un nouveau qui est toujours le même…
Il se trouve qu’à la sortie des mes études, en septembre 1979, alors que je commençais mon activité professionnelle, étant chargé de mission à la Délégation à la Petite et Moyenne Industrie, j’ai participé à l’élaboration de l’un d’eux (1). Je n’ai pas conservé une copie de nos travaux de l’époque (2), mais je me souviens très bien des têtes de chapitre.
De quoi y parlait-on ? De simplification administrative, de financement et de trésorerie, de l’accès aux marchés publics, d’encouragement à la création d’entreprises, d’aide à l’innovation, de soutien à l’exportation, de facilitation de la transmission et de la succession …
Nous avions aussi mis en avant notre déficit en entreprises de taille moyenne (3), ce singulièrement par rapport à l’Allemagne. Nous avions montré que c’était ce déficit qui expliquait largement la fragilité du commerce extérieur français.  C’était lui aussi qui limitait le renouvellement de nos grandes entreprises, et leur permettait de fonctionner un peu comme un club privé.
Nous avions pu relier ce déficit à l’importance du crédit interentreprises, c’est-à-dire au crédit correspondant aux délais de paiement : en France, la pratique était de payer à 90 jours, voire bien davantage, dès que le rapport de force était défavorable au vendeur. Or l’essentiel des clients des PME étant des entreprises de taille beaucoup plus grandes qu’elles, le rapport de force ne leur était pas favorable, et elle attendait longtemps avant d’être payé. Pour paraphraser un sketch de Fernand Renaud, célèbre dans les années soixante, et relatif au temps nécessaire au refroidissement du fût d’un canon, combien de temps attendaient-elles ? Un certain temps, le temps qu’il faudrait, le temps que la grande entreprise voudrait…
En Allemagne, ce même délai était d’une dizaine de jours. Du coup, l’importance des sommes correspondantes était considérable, puisque, si l’on prenait un délai moyen en France de 90 jours, cela représentait un écart moyen de 75 à 80 jours, soit donc plus de 20% de la valeur de la totalité des échanges interentreprises, soit beaucoup plus que mille milliards de francs.
Étant au bout de la chaîne, les PME supportait l’essentiel de ce crédit interentreprises, et finançait de fait tout le processus industriel et le système bancaire : en simplifiant et en caricaturant, les bénéfices qu’elles accumulaient, servaient en grande partie à abonder la trésorerie des grandes entreprises et de la distribution (4). Elles se trouvaient aussi dans la nécessité de se retourner vers les banques, en quémandant des financements pour couvrir les besoins de trésorerie générés par ces délais de paiement. Les banques avaient ainsi entre leurs mains la survie de la plupart des PME, et leur faisaient payer le prix cher, notamment au travers de la demande de caution personnelle. Résultat pour les PME : dégradation de la rentabilité, fragilisation, situation de dépendance et alourdissement de toutes les prises de décision.
Que se passait-il pour une PME qui était en situation de croître rapidement ? Tout d’abord, sa capacité d’investissement était diminuée par le coût du financement de son besoin en trésorerie, besoin qui suivait linéairement la croissance de son chiffre d’affaires. Si elle arrivait malgré tout à croître, à un moment, elle était le plus souvent étranglée, car elle ne pouvait plus trouver le financement correspondant : les banques, trouvant l’opération risquée, demandait de nouvelles garanties personnelles, qui rapidement excédaient le patrimoine du dirigeant. D’où blocage, et, selon nos estimations, source essentielle du déficit en entreprises de taille moyenne, et c’était la raison essentielle selon nos analyses de notre déficit en entreprises moyennes.
En Allemagne, rien de tel : le paiement quasi comptant était la règle. Donc, il n’y avait pas de goulot d’étranglement à la croissance, et une petite entreprise bien dirigée pouvait croître et financer son développement sans entraves.
Compte-tenu de l’importance du sujet, nous avions alors cherché à comprendre pourquoi de tels délais de paiement s’étaient développés en France, et pas en Allemagne. Nous avions montré qu’il y avait un lien direct avec une différence existant entre le droit commercial anglo-saxon et latin :
  • Dans le droit anglo-saxon, le transfert de propriété n’était pas effectué à la livraison, mais au paiement. Aussi, si une entreprise voulait transformer un bien en l’intégrant dans son processus de production, ou le revendre à un client, elle ne pouvait le faire qu'après elle l’avait effectivement payé. D’où le développement du paiement comptant, ou quasi comptant.
  • Dans le droit latin, le transfert étant effectué à la livraison, l’acheteur n’était pas contraint à le payer avant de le transformer ou le revendre. Le délai de paiement était alors issu du rapport de forces entre l’acheteur et le fournisseur. Aussi dès que l’acheteur était une grande entreprise, le rapport de forces lui étant favorable, le délai de paiement se rallongeait. D’où l’existence du crédit interentreprises en France.
En conséquence dans le plan en faveur des PME/PMI, nous avions mis l’accent sur ce thème.


Qu’est-ce que j’observe plus de trente ans plus tard ?
Tous les plans en faveur des PME/PMI qui se sont succédés – et il y en a eu autant que de gouvernements, si ce n’est plus –, contiennent la même litanie d’objectifs : innovation, création, simplification, financement… Les derniers ne font pas exception, qu’ils émanent du gouvernement, de l’ex-commission Attali ou de l’opposition.
Si j’étais cynique, je dirais que le bon côté est que cela facilite leurs rédactions, et devrait diminuer le besoin en experts pour le rédiger. Mais ce n’est pas le cas, et il est triste de voir que rien ne bouge…
Quant au crédit interentreprises, a-t-il été réduit ? Pas vraiment, voire pas du tout. On a d'abord modifié le droit français en y instituant la clause de réserve de propriété, et si elle est présente dans un contrat commercial, la transmission du bien n’a plus lieu à la livraison, mais à son paiement.
Pourquoi alors rien n’a-t-il changé ? Pour une raison simple : comme cette clause doit être négociée, elle n’est mise en œuvre que si le rapport de force est favorable au vendeur. Résultat, loin d’avoir favorisé les PME, elle s’est retournée contre elles : quand une PME achète des produits à une grande entreprise, celle-ci impose la clause de réserve de propriété, et la PME est condamnée à payer quasiment comptant. Allez imaginer la même chose pour un petit sous-traitant de Renault ou PSA, ou un fournisseur de Leclerc ou Carrefour. Pensez-vous vraiment qu’il va prendre le risque de perdre un contrat en exigeant la présence de la clause de réserve de propriété ?

Plus récemment ces délais ont été plafonnés par la loi à soixante jours, et on constate une amélioration. Il était temps, car comme le reconnait l’Observatoire des délais de paiement dans l’introduction de son rapport 2010 : « Simultanément, les efforts sur la réduction des délais fournisseurs ne sont plus majoritairement supportés par les PME, comme ce fut le cas entre 1999 et 2007, mais s’étendent désormais à la sphère des ETI et des grandes entreprises.» 
Il était temps, mais, notre handicap reste très important vis-à-vis de l’Allemagne, et comme le note ce même rapport : « le niveau moyen des retards de paiement ne semble quant à lui pas diminuer : pour Altares, en 2010 les entreprises en France « peinent à ne pas alourdir les reports de paiement ». »

Tant que l’on ne l’aura pas rendu systématique, tant que l’on en fera un point de négociation, rien ne changera : les PME financeront la grande industrie et la grande distribution, les banques tiendront entre leurs mains leur survie quotidienne, et nous n’aurons pas d’entreprises moyennes.
Aussi, plutôt que de procéder par incantations, plutôt que de jeter l’anathème sur les banques ou la grande industrie, pourquoi ne pas s’attaquer à la cause, et, à l’occasion de la crise actuelle et de l’élection qui arrive, ne pas modifier notre droit commercial, et faire de la clause de réserve de propriété la règle.
Est-il utopique de vouloir pour une fois s’intéresser à la source d’un problème, et non pas à des conséquences secondaires ou à des boucs émissaires ?

(1) J’ai même été rapporteur auprès de Michel Hervé et Daniel Houri pour leur Rapport sur le développement des PME-PMI en France (1983)
(2) L’informatique n’était pas encore née, et tout était tapé sur des machines à écrire.
(3) Entreprise de plusieurs centaines de personnes
(4) C’était ce crédit qui avait soutenu la croissance des grands groupes de distribution, car ils avaient fait financer leurs investissements par leurs fournisseurs : comme un hypermarché était payé comptant par ses clients et payait ses fournisseurs à 90 jours ou plus, il bénéficiait d’une trésorerie positive qui pouvait financer sa croissance, et/ou être placée. Ainsi la grande distribution largement financée par le crédit interentreprises, se trouvait-elle en positon de force, car elle était génératrice de trésorerie, et donc de placements à court terme.


       

30 sept. 2011

PEUT-ON ÊTRE ÉLU EN PARLANT VRAI ?

Il est toujours pertinent de parier sur l'intelligence
Communément on croît que les hommes politiques sont condamnés à la langue de bois, et qu’il est suicidaire de dire ce que l’on pense. Je crois exactement le contraire.
Avant de m’expliquer sur ce point, je vais revenir sur ma vision de la crise actuelle, vision que j’ai présentée en détail dans mes deux derniers articles(1).
En résumé, nos problèmes actuels ne viennent ni de la crise financière, ni des endettements cumulés, car ceux-ci ne sont que des effets, et non des causes. La cause, c’est la convergence en cours entre nos pays (nous qui étions les « maîtres du monde ») et les pays ex-émergents, et aujourd’hui largement émergés (Chine, Inde et Brésil). Car, cette convergence, amorcée au début des années 90, et qui a pris toute sa puissance au début des années 2000, conduit à une baisse inexorable de notre niveau de vie.
Une métaphore pour me faire comprendre : prenez deux bassins ayant des niveaux d’eau très différents, séparés par des vannes, et approvisionnés par un cours d’eau. Commencez à ouvrir un peu les vannes : les niveaux vont alors se mettre à converger. Tant que la fuite est inférieure à l’apport d’eau, les écarts entre les niveaux se réduisent, mais le niveau le plus élevé ne baisse pas, au contraire. Ouvrons davantage les vannes. À un moment donné, la fuite devient supérieure à l’apport, et alors, le niveau le plus élevé baisse. Cette baisse durera tant que les niveaux ne seront pas identiques.
C’est très exactement ce qui nous arrive. La mondialisation a rendu communicante nos économies, et a amorcé la convergence, d’abord lentement, puis de plus en plus vite à partir des années 2000. Grâce à l’endettement, nous avons masqué un temps cette baisse, mais cela ne peut plus durer. Comme nous sommes encore en 2011, trente fois plus riche qu’un Indien, neuf fois qu’un Chinois et quatre fois qu’un Brésilien, la convergence n’est pas terminée, et va s’étaler sur les dix à vingt ans à venir… sans compter les dettes qu’il va nous falloir rembourser (Voir pour plus de détails, mes articles précédents, avec notamment des données précises issues de la Banque Mondiale).
Nous voilà donc face à une diminution de notre revenu d’environ 50% pour les années à venir, soit une baisse de 3 à 6 % par an si ceci s’étale sur 10 à 20 ans. C’est cette baisse qui fait craquer les coutures les plus fragiles.
Comme je l’ai indiqué précédemment :
  • Cette baisse est non seulement inévitable – on ne peut pas revenir en arrière sur la mondialisation, comme on ne peut pas séparer deux gaz après les avoir mélangés –, mais juste – comment pourrions défendre le fait de rester trente fois plus riche qu’un Indien ou près de dix fois qu’un Chinois ? -. De plus, ces pays sont maintenant suffisamment puissants pour ne pas accepter un quelconque retour en arrière.
  • Elle doit être supportée chez nous par les 50% de la population les plus forts (salariés des entreprises dominantes et des services et entreprises publics, et proportionnellement au revenu) et les budgets de l’État les moins prioritaires (pour pouvoir réinvestir dans l’Éducation, la Justice et la Recherche), ce qui veut dire pour eux un effort annuel de 5 à 10% par an. Le capital accumulé et la multiplication de dépenses non nécessaires rendent tout à fait possible un tel effort.
  • Il est urgent aussi de définir comment passer les difficultés immédiates actuelles. Mais si ceci n’est pas fait en intégrant la baisse à venir, aucune solution valide ne peut être trouvée. Pour prendre une métaphore médicale, on ne soigne pas une maladie en s’attaquant uniquement à ses conséquences.
Bref, en un mot, il y a une réalité à laquelle il faut faire face.

J’en reviens maintenant à ma question du début : peut-on être élu en parlant vrai ?
Je réponds oui, ce pour trois raisons majeures :
1.       La majorité des habitants de nos pays ne sont pas stupides :
Ils sentent bien que ce qui leur est dit est inexact, que les analyses sont fausses, et que souvent on leur ment. Comment en serait-il autrement quand tous ceux qui monopolisent le discours public ne font que se contredire semaine après semaine ?
De plus, malgré les critiques faites à notre système éducatif, l’intelligence collective s’est fortement accrue, et le pourcentage de ceux qui ont voyagé aussi. Pourquoi donc penser que la plupart sont hermétiques à un raisonnement simple et fondé ? Parier sur le manque d’intelligence est une forme de mépris.
Personnellement, j’ai fait le pari inverse en écrivant mes articles et en affirmant, haut et fort, que « la convergence était inévitable » et que « nous n’éviterions pas la baisse de notre niveau de vie ». Ai-je été traîné dans la boue ? Est-ce que mon analyse et mes conclusions ont déclenché colère ou rire ? Non, c’est exactement le contraire : je n’ai jamais déclenché autant d’intérêt et autant d’adhésion. Par exemple, mon deuxième article a été mercredi dernier le 2ème le plus lu sur AgoraVox, et y a été approuvé à 70% des lecteurs.
                                                              
2.       Les politiques sont rattrapés par leur déni de réalité :
Si nous continuons à refuser cette baisse et que nous la nions, toutes les anticipations resteront fausses, et donc toutes nos actions aussi. Nous irons de désillusions en désillusions, de plan d’urgence en plan d’urgence… jusqu’à ce qu’une quasi guerre civile survienne.
La confiance entre des dirigeants et un peuple repose sur l’existence d’une vision, fusse-t-elle dure, et non pas sur l’agilité d’une girouette capable de réagir au moindre souffle de vent. Elle repose aussi sur la sensation que celui qui dirige est sincère et juste. Comment être sincère sans avoir un cap ? Comment être juste quand on est le jouet des évènements ?
La rupture de la confiance va avec la montée des égoïsmes : égoïsmes des puissants qui, cyniquement, tirent un parti maximum de leur pouvoir actuel ; égoïsmes des salariés protégés qui, voyant leurs dirigeants préoccupés d’abord de leur fortune personnelle, maintiennent leurs avantages au préjudice des autres. Tout le monde sait où conduit la montée des égoïsmes.

3.       Le monde à construire dépasse celui des territoires locaux et des nations :
La convergence a été amorcée par la mondialisation des échanges et des entreprises. Ce n’était alors que le rapprochement des économies et des organisations. Avec le développement d’Internet, c’est la convergence entre les hommes qui s’amorce. Celle-ci sera infiniment plus longue, mais elle est déjà en cours. Il ne s’agit pas d’une dissolution des cultures dans une bouillie mondialisée, mais d’un tissage de plus en plus fin et dense entre les cultures et les origines. Ce nouveau métissage est porteur d’un futur qui s’invente de partout localement tous les jours. Nous allons être collectivement riches de nos différences et de nos échanges.
Comment ne pas voir ce mouvement en cours ? Comment les politiques pourraient construire pour la jeunesse un projet sur le repli et le protectionnisme ? Comment ne voient-ils pas l’archaïsme de leurs approches ? Comment ne pas comprendre que la progression des revenus n’est pas une fin en soi, mais uniquement une fuite en avant, de plus en plus artificielle et fausse ?
Et après, ils s’étonnent de ne pas soulever d’enthousiasme…

Même si mon propos porte sur tous les pays développés, j’observe bien sûr la campagne des présidentielles françaises au prisme de tout ce que je viens de dire.
Ce qui me frappe c'est que les seuls à formuler un diagnostic s’approchant du mien sont l’aile gauche du monde politique, et plus précisément Jean-Luc Mélenchon et Arnaud Montebourg. Ils pointent le doigt sur la mondialisation comme source des problèmes actuels ; ils l’inscrivent dans un processus en cours, loin d’être terminé ; ils insistent sur la nécessité de changer fondamentalement l’approche, si l’on ne veut pas voir se poursuivre la désagrégation du tissu social.
Mais je diverge sur deux points majeurs :
  • La mondialisation est souhaitable, ce qu’ils ne disent jamais : comment se dire humanitaire et vouloir maintenir le reste du monde en état d’infériorité ? Comment ne pas voir que nos villes sont déjà peuplées de personnes issues de ces pays dont on veut se protéger ? Où arrêter une vague de protectionnisme si on l’enclenche ? Comment ne pas déraper dans la montée d’égoïsmes multiples ?
  • La mondialisation est irréversible : comment détricoter les fils de la mondialisation, ou, pour reprendre ma métaphore,  séparer les molécules de gaz, une fois le mélange fait ? Comment croire que des barrières douanières seraient la solution, alors que les produits sont le fruit de processus complexe de fabrication ? Comment éviter les effets boomerang ?
Si je ne suis pas en phase avec les conclusions tirées par cette aile gauche, je ne vois pas les autres afficher une vision réaliste du futur :
  • Ils se centrent sur la crise financière, sans évoquer d’où elle vient.
  • Ils croient que l’endettement est due au passé, et qu’il s’agit « seulement » de le résorber.
  • Ils ne voient pas que la convergence entre les pays va continuer à nourrir cet endettement, si nous ne prenons pas acte de notre baisse tendancielle de revenu.
  • Ils imaginent qu’une croissance future viendra tout résoudre, les uns grâce à une incantation demandant aux entreprises d’investir et de se développer, les autres à une nationalisation les obligeant à le faire.
  • Ils parlent tous d’un miracle venant des petites et moyennes entreprises, en oubliant que l’Allemagne, elle aussi, est confrontée à la baisse de son revenu.

Je crois pourtant qu’il est encore temps et possible de parler vrai :
  • Pourquoi ne pas expliquer que la mondialisation ne peut plus se faire à notre profit, qu’il est juste de partager, et que donc elle va se poursuivre pour améliorer le bien-être des autres pays ?
  • Pourquoi ne pas montrer que nous avons une richesse accumulée, tant dans des sphères publiques que privées, qui peut permettre d’amortir ce choc, en protégeant les plus faibles ?
  • Pourquoi ne pas faire de « consommer moins, en vivant mieux » un projet mobilisateur ?
  • Pourquoi ne pas parier sur l’intelligence et le partage, plutôt que sur la domination et la compétition ?
Sommes-nous donc condamnés à être comme des animaux dans la jungle ?

29 sept. 2011

LOST IN CONNECTIONS

Pour être présent au présent (dans l’avion vers Bangkok) (suite)
La vie ne répond à aucun projet, elle advient, elle dérive de possible en possible, elle émerge des chocs immanents. Comme le dit joliment Francesco Varela, elle enacte. Comment pourrais-je dès lors avoir une chance de témoigner de cette naissance improvisée si je n’étais pas improvisé moi-même ? Comment pourrais-je être sensible à ce qui émerge devant moi, si je lis le monde au travers de guides, de projets préétablis, prépensés, de prêt-à-porter mentaux ?
Dans le film Lost in Translation, Bill Murray incarne un acteur perdu dans un Japon qu’il ne comprend pas, et ne veut pas comprendre. Il s’enferme dans son hôtel pour s’en protéger, sorte de moustiquaire qui l’isole de ce qu’il sent comme une agression. Séparé par les vitres qui l’entourent, baigné dans le décor d’un luxe anonyme et international, il pourrait être n’importe où. Il est perdu, sans repères, sans lien. Coupé par sa langue et sa culture, il est Lost in translation, car, au lieu de vivre ce qui se passe, il veut le traduire. Il est emmuré, – « en-Muray » si j’osais… –, dans ses habitudes, ses connaissances, sa vie passée.
Pour entrer en relation avec l’autre, c’est l’inverse qui m’est nécessaire. Pour accéder au réel, il me faut avoir le culot d’abaisser mes protections, me mettre à nu et plonger dans le moment tel qu’il est. M’immerger profondément avec un minimum de repères, sans guide, sans plan, sans projets. Lâcher prise pour dépasser les limites et les différences apparentes, trouver ou retrouver les connexions, me laisser aller au gré des télescopages, des rapprochements incongrus.
C’est une des vertus de ce moment suspendu, de ce non-être dans les airs. Il agit comme une douche qui me vide de mon passé et de ma volonté. Je monte dans un avion avec une idée de pourquoi je pars, pourquoi je monte, pourquoi je vais là-bas. J’en redescends non pas nettoyé de fonds en comble, mais plus propre, moins pollué, un peu plus vierge, un peu plus prêt à suivre les imprévus du déplacement. Je ne comprends pas ceux qui voudraient que le déplacement soit instantané, que l’on puisse aller d’Europe en Asie en quelques minutes. Au contraire, je trouve cela toujours trop rapide, trop brutal.

28 sept. 2011

COMME UNE BOUTEILLE À LA MER

Pour être présent au présent (dans l’avion vers Bangkok)
Le plus souvent quand on voyage, on va quelque part parce que l’on y recherche quelque chose ou quelqu’un. Un souvenir, une photo entraperçue, un amour évanoui, une silhouette effacée, un rêve d’enfance, un cri évanescent, un mouvement dans les blés, un clair obscur… enfin quelque chose ou quelqu’un, quoi…
Pas facile de partir pour rien. Juste pour se déplacer pour aller ailleurs, sans espoir, sans attente, sans compte à régler. Juste comme cela. Pour changer d’endroit, sans savoir ce que l’on va y trouver, sans non plus rien à fuir. Un mouvement pur et brutal. Simplement un déplacement, comme une pierre qui tombe, suivre une attraction qui nous dépasse.
La pomme qui est tombée un jour sur Newton, est tombée sans raison, sans projet, sans but, elle est juste tombée parce qu’elle le devait, mûre à point, incapable de résister à la force de la gravitation qui l’attirait vers le bas. Est-elle tombée pour Newton, pour lui permettre cette percée conceptuelle qui allait révolutionner la physique ? Non, évidemment non. Elle est tombée gratuitement. Elle se sentait bien sur son arbre, elle ne voulait pas le quitter, cela s’est produit, voilà tout… et cela a tout changé… ou beaucoup.

Quand je voyage, je cherche à me rapprocher de la pomme, à avoir sa force, la force d’attendre sur mon arbre le moment où je devrai tomber, sans projet, sans envie, simplement par nécessité, par gravité, parce que je serai mûr… Rêve impossible. Suis-je dans cet avion comme une pomme, vide d’a priori, vide de projet ? J’aimerais, car je serais alors dans l’émotion pure, dans la réceptivité maximum à l’instant, à ce qui advient. Mais non, probablement non, certainement non. Dommage. J’aimerais devenir une pomme et attendre sur mon arbre.
Ou alors être une bouteille à la mer ballottée par les courants. Mais pas une bouteille jetée intentionnellement, une bouteille avec un message dedans, une bouteille dont on attend quelque chose. Non, surtout pas. Non, je voudrais être une bouteille partie d’on ne sait où, pour aller nulle part. Une bouteille qui flotte au hasard des flux et reflux.
Seule chance de saisir ce qui se passe, de profiter des moindres forces de la vie. Pouvoir être dans la vie, neuf, vide de mon passé, de mes racines et de mes pensées. Être simplement présent au présent, à cette tranche flottante entre le passé qui s’enfuit et le futur qui apparaît. Pouvoir ensuite être le témoin, le metteur en mots, et exprimer ce que j’ai vu, ce qui m’a interpellé.
(à suivre)