Peut-on s’autoanalyser sans se tromper ? (Neurosciences 14)
Auguste
Comte avait en son temps réfuté toute capacité à s’autoanalyser : « Il est sensible, en effet, que, par une nécessité
invincible, l'esprit humain peut observer directement tous les phénomènes,
excepté les siens propres. Car, par qui serait faite l'observation ? (…)
L'individu pensant ne saurait se partager en deux, dont l'un raisonnerait,
tandis que l'autre regarderait raisonner. L'organe observé et l'organe
observateur étant, dans ce cas, identiques, comment l'observation pourrait-elle
avoir lieu? Cette prétendue méthode psychologique est donc radicalement nulle
dans son principe. » (1)
Comment
Stanislas Dehaene arrive-t-il à « dépasser » ce paradoxe et expliquer
comment une métacognition est possible ?
Tout
d’abord en explicitant que, à la différence de ce que l’on pensait encore
récemment, les processus mentaux ne constituent pas un système unique et
centralisé, mais un ensemble de processus partiellement spécialisés qui
échangent entre eux. Pour simplifier et en espérant que je ne trahis pas les
propos de Dehaene, je dirais que la sensation d’être, la prise de décision, la
pensée émergent d’une sorte de cacophonie interne. Un peu comme dans une agora
grecque… Dès lors, il n’est pas exclus que certains « observent »
d’autres. On pourrait même aller jusqu'à dire que « tout le monde »
observe « tout le monde » !
Ensuite,
en prenant acte du paradoxe de Comte comme expression de l’existence d’une
limite : il est probablement impossible d’accéder à une introspection
parfaite et complète. Ceci est inhérent d’ailleurs à l’existence à un processus
non centralisé et émergent : comment pourrions être capable de
parfaitement analyser un processus qui est largement aléatoire et hautement
complexe ?
Cette
limite de notre capacité d’introspection est montrée par de multiples
expériences. Une des plus spectaculaires est celle conduite par Johansson, P.,
Hall, L., Sikstrom, S., & Olsson, A. en 2005. Elle se déroule ainsi :
-
En
phase 1, la personne choisit parmi deux visages présentant une beauté similaire,
celui qu’elle juge le plus attirant.
-
En
phase 2, la personne reçoit la carte et explique les raisons de son choix. Or,
dans 20% des cas, les cartes ont été échangées subrepticement. 74% de ces
échanges ne sont pas détectés, ni immédiatement, ni rétrospectivement.
-
La
personne se met alors à donner des « explications » de son choix, même si ce
n’est pas celui qu’elle avait fait ! Ces explications sont données avec le même niveau de détail, la même
confiance, la même tonalité émotionnelle.
Ainsi
non seulement, notre capacité à nous souvenir des choix que nous faisons n’est
pas très fiable – seulement un quart des substitutions est repéré…–, mais surtout, nous inventons a posteriori les
raisons de choix qui ne sont pas les nôtres !
Décidément
notre introspection n’est pas très fiable… Si elle l’était, nous distinguerions
à coup sûr les cas où nous savons que nous savons, et ceux que nous ne savons
pas. Or bien souvent, nous ne savons pas que nous savons – ce sont toutes nos
connaissances oubliées ou enfouies dans des zones inaccessibles à la conscience
–, ou pire nous croyons savoir,
c’est-à-dire que nous ne savons pas que nous ne savons pas – ce sont nos faux
souvenirs et toutes les justifications fictives de nos comportements.
A
nouveau, ceci est lourd de conséquences pour le management des
entreprises : comment se fiabiliser le processus de décision en tenant
compte de ces limites ? Ce ne sera certainement pas par des processus
bureaucratiques, multipliant des contrôles tatillons.
Notons
pour l’instant ce problème – j’y reviendrai plus loin –, et revenons au cours
de Stanislas Dehaene.
Donc
est-ce à dire que notre capacité d’introspection est illusoire ?
(à suivre)
(1) Auguste
Comte, Cours de Philosophie Positive (1830-1842), Vol. 1, pp. 31-32