Article ParisTech Review (2)
LA SEINE SAIT-ELLE OÙ ELLE VA ?
Appuyé sur le rebord du pont Mirabeau, vous regardez couler la Seine et essayez de savoir où elle va. Impossible de trouver la bonne réponse ainsi. Alors, vous quittez le pont et commencez à suivre son cours. Comme, au hasard des méandres, elle tourne à droite, puis à gauche, vous allez rapidement jeter l'éponge en vous disant que la Seine n'en fait qu'à sa tête, qu'elle ne sait pas où elle va.
Or, en fait, elle le sait très bien : c'est un fleuve, et, comme tous les fleuves, elle est attirée par une mer ou un océan. Lequel ? Celui qui est déterminé par la logique des bassins versants. Donc où elle va, elle le sait. Comment exactement va-t-elle y aller ? Là, elle ne sait pas très bien, elle verra, elle s'adaptera. Elle avance et chemine, en tirant parti du terrain. Si jamais, le niveau d'eau monte, elle pourra même s'étaler plus largement et emprunter de nouvelles voies. Mais, ce qui ne changera pas, c'est que cette eau, c'est dans la mer qu'elle finira. Quels que soient les aléas du trajet, on peut d'ores et déjà prévoir où elle va aller ; ce que l'on ne sait pas, c'est le taux de perte par évaporation ou infiltration, le trajet précis et la durée.
Ainsi, si vous voulez comprendre où va la Seine, ne regardez pas ce qu'elle fait, mais prenez le temps de comprendre « qui elle est » et « qu'est-ce qui l'attire » : comprenez que c'est un fleuve, analysez les bassins versants et vous trouverez la bonne mer. Ne regardez pas le cours des choses, ne regardez pas le présent, cela ne sert à rien, cela ne peut que jeter le trouble : la mer est un attracteur qui attire à lui l'eau qui tombera tout autour. Comme les attracteurs des mathématiques du chaos, peu importe l'incertitude en amont, tout converge vers elle : c'est un système structurellement stable, un point fixe.
Quand une équipe de direction construit une stratégie en partant du présent, et imagine qu'elle va pouvoir prévoir où vont les choses en observant ce qui s'est passé et se passe aujourd'hui, elle fait la même erreur que celui qui cherchait à deviner où allait la Seine depuis le pont Mirabeau. Si elle prévoit le futur à partir du présent et croit qu'elle peut encadrer le taux d'erreur via des hypothèses hautes et basses, elle se trompe, car, comme dans les mathématiques du chaos, rien ne permet d'affirmer que l'on peut borner l'incertitude.
Pour savoir où va la Seine, il faut oublier le présent, identifier les mers qui attirent le cours des choses. Où sont-elles ces mers ? Quelque part dans le futur des fleuves…
Pour construire une stratégie, il en est de même.
COMMENT TROUVER SA MER ?
D'abord, en comprenant ce qu'est une mer : une mer est un besoin fondamental et stable qui, quels que soient les aléas, va structurer le fonctionnement de notre société à long terme, orienter les évolutions, et attirer vers lui les courants. Cela peut être un des éléments constitutifs de notre écosystème social, comme la beauté, la communication, les loisirs, le déplacement, l'alimentation, la sexualité… Ou encore un des composants indispensables au fonctionnement des processus comme la gestion des gaz, les déchets, l'énergie…
Plus le rattachement sera direct, plus l'attraction sera forte et stable, plus la mer profonde et vaste.
Vous trouvez mon propos bien général, peu opérationnel et trop vague ?
C'est pourtant très exactement la réponse faite en juin 2009 par le PDG de Google (voir « Inside Google: Eric Schmidt, the man with all the answers ») : « Nous n'avons pas de plan à cinq ans, nous n'avons pas de plan à deux ans, nous n'avons pas de plan à un an. Nous avons une mission et une stratégie, et la mission est…, vous savez, d'organiser l'information du monde. Et la stratégie est de le faire à travers l'innovation. » Le choix fait par Google est bien une mer : quoiqu'il arrive, le besoin d'information existera toujours. L'innovation est, elle aussi, un moteur stable et durable : ce sont les technologies qui deviennent obsolètes, pas l'innovation.
De même lors du lancement de l'iPod en 2001, Steve Jobs dit : « Pourquoi la musique ? Nous aimons la musique et c'est toujours bon de faire quelque chose que l'on aime. Plus important, c'est une part de la vie de chacun. La musique a toujours été là et le sera toujours. Ce n'est pas un marché spéculatif ». On est bien loin des business plans détaillés truffés de chiffres, de prévisions et de tableurs excel !
Quand vous demandez à L'Oréal de définir sa stratégie, il va répondre la beauté de la femme, et plus récemment celle de l'homme. Il a précisé sa mer en ne s'intéressant pas à toute la beauté, mais à celle qui a trait à la peau, au cheveu et au parfum, mobilisant ainsi trois de nos cinq sens, la vue, le toucher et l'odorat. De même Nestlé avec la nutrition et la santé (mer aussi visée par Danone), Saint-Gobain avec l'habitat, ou Air Liquide avec la gestion des gaz.
Une fois une mer potentielle identifiée, reste à se poser une double question apparemment « simple » :
Pourquoi ces deux questions sont-elles essentielles ? Parce que ce sont elles qui vont permettre de savoir que cette mer potentielle est bien une mer accessible à cette entreprise. Si vous répondez non ne serait-ce qu'à l'une des deux questions, un conseil, oubliez vite cette mer et passez à la suivante !