30 juin 2009

JE PRÉTENDS AVOIR VU UN TOURISTE QUI NE VENAIT D’AUCUN PAYS

Patchwork subjectif tiré de « La Denrée mentale » de Vincent Descombes

« Est-ce que le feu, en passant du vert au rouge, agit sur le mécanisme de la voiture ? Est-ce que le taxi, en passant devant la pâtisserie, succombe à l'attraction des éclairs au chocolat ? »

« Que la paralysie générale résulte de la syphilis, nous le constatons par la régularité de la succession, nous ne la comprenons pas. Qu'un homme attaqué se mette en colère, qu'un être faible, disgracié, ait tendance à détester des hommes forts, nous le comprenons, en dehors de toute fréquence. »

« Il est vrai qu'on distingue entre des formes d'esprit, car l'esprit chinois, par exemple, ou l'esprit bourgeois, ne sont pas la même chose que l'esprit malgache, ou que l'esprit guerrier. On parle aussi de mentalités. Mais l'étude des mentalités cesserait d'être une étude anthropologique si les formes d'esprit n'étaient pas les formes d'un même esprit humain… Comment sait-on qu'il y a un esprit humain ?... Quels attributs les humains ont-ils en commun ou en propre ? A cette question, constitutive de l'anthropologie, on ne peut réponde que spéculativement. »

« Tout science vise à expliquer, et toute explication vise à faire comprendre ou à rendre intelligible ce qui ne l'était pas. Certaines explications font comprendre en montrant quels sont les mécanismes responsables de la production d'un phénomène. D'autres formes d'explication font comprendre en identifiant les représentations et les règles des gens qui agissent dans un certain sens. La dualité est donc celle des mécanismes et des représentations. »

« Sinon il faudrait soutenir qu'en disant que j'ai vu un touriste sans dire que j'ai vu un touriste venant de tel ou tel pays, ou encore que je l'ai vu sans voir de quel pays il venait, je prétends avoir vu un touriste qui ne venait d'aucun pays. »

« Comme l'indique Lucien Tesnière, l'objet d'une syntaxe structurale n'est pas d'étudier des mots, mais des phrases, c'est-à-dire des connexions. Ce qui fait de la linguistique une science de l'esprit, c'est que les connexions sont dans la phrase sans y être marquées extérieurement par rien. Tout mot qui fait partie d'une phrase cesse par lui-même d'être isolé comme dans le dictionnaire. Entre lui et ses voisins, l'esprit aperçoit des connexions, dont l'ensemble forme la charpente de la phrase. Ces connexions ne sont indiquées par rien. Mais il est indispensable qu'elles soient perçues par l'esprit, sans quoi la phrase ne serait pas intelligible. »

« Un système qui n'est sensible qu'à la présence de la nourriture n'est pas intéressé par la représentation de nourriture, mais par le fait qu'il y a de la nourriture. Ne disons pas : il est intéressé par la représentation de l'existence de la nourriture, à moins qu'on ne l'entende de signes représentatifs extérieurs, de traces… L'esprit sera donc à caractériser par l'autonomie, c'est-à-dire par la capacité à déterminer ses propres buts, pas seulement à atteindre rationnellement des buts déjà fixés. »

29 juin 2009

APPRENEZ À BRACONNER DU TEMPS « LIBRE »

Cacher du temps comme on cache des réserves de budget…

A l'issue de ma conférence faite en mai autour du « Lâcher-prise » (voir Lâcher-prise pour manager), une personne – une femme, cadre supérieur dans un grand groupe – qui avait assisté vint me demander :

« Vous avez dit tout à l'heure qu'il fallait avoir une partie de temps non finalisé si l'on veut innover, si l'on veut arriver à faire le vide. Je suis d'accord avec vous, mais ce n'est pas compatible avec la pression mise par la Direction Générale. Comment faire ?

- Tout d'abord, c'est pour cette raison que je travaille auprès des Directions Générales pour leur faire prendre conscience du danger de la pression permanente actuelle et de la confusion faite entre efficacité et occupation. Mais quelle solution dans votre cas, car vous n'allez pas attendre que votre Direction Générale ait changé ?

Ma recommandation est la suivante. Je crois qu'il faut procéder avec le temps comme avec la prévision budgétaire. Vous savez comme moi que tout responsable d'une unité – filiale ou département – « cache » des réserves au moment de la négociation budgétaire. C'est ce qui va lui permettre de faire face à des imprévus et de lisser ses résultats. La Direction générale le sait – tout Directeur général a été Directeur de filiale ou de département… - et le tolère, car c'est une souplesse nécessaire au bon fonctionnement de l'ensemble. Ceci, bien sûr, à condition que cela reste dans des proportions limitées et que cela ne soit pas un détournement de fonds.

Eh bien, je crois qu'il faut faire pareil avec votre temps. « Cachez » du temps pour en avoir de libre et non affecté. Comme pour le budget, faites-le dans des proportions raisonnables. Vous en serez d'autant plus innovatrices et moins sensibles aux modes et humeurs… et la Direction Générale vous en saura gré, même si elle ne sait pas comment vous avez réellement fait. »

Ces espaces de liberté, de braconnage sont nécessaires au bon fonctionnement des entreprises.

Comme l'écrit Edgar Morin dans Introduction à la pensée complexe : « Finalement, les réseaux informels, les résistances collaboratrices, les autonomies, les désordres sont des ingrédients nécessaires à la vitalité des entreprises. »

26 juin 2009

SE CRÉER UN COMPOST MENTAL POUR POUVOIR INNOVER

Accepter de passer du temps pour rien… du moins apparemment !

Mon livre Neuromanagement est largement « né par hasard ». Qu'est-ce à dire ?

Bien sûr que son écriture à proprement dite a été un acte volontaire ! Mais sa naissance a été involontaire. Comment cela s'est-il passé ?

Tout a commencé par un dîner au cours duquel un ami m'a parlé des neurosciences : depuis qu'il était à la retraite, il avait assisté à des conférences en France et aux États-Unis, rencontré un bon nombre de chercheurs, lu leurs livres et avait amorcé une réflexion personnelle. A l'issue de cette discussion qui m'avait passionné, il m'a envoyé un mail avec les livres à lire en priorité (Damasio, Ledoux, Naccache et … Spinoza).

Je me suis alors plongé dans cette lecture sans autre raison que la curiosité. Au milieu de ce « chemin », ceci m'a rappelé la vision de la mémoire qui émane de « A la recherche du temps perdu » de Marcel Proust, une mémoire qui se compose et de recompose sans cesse. J'ai décidé alors de faire une pause et de relire Proust. Vraiment rien de logique donc. Une forme de promenade…

Fin 2007, j'avais fini cette plongée et, sans y prendre garde, cela avait été intégré dans mon activité professionnelle. En effet, je me suis mis, au début quasiment involontairement, à me servir des neurosciences comme une clé de lecture pour penser le management : comme un individu, l'entreprise est largement mue par ses processus inconscients et son efficacité repose sur le mariage entre processus conscients et inconscients.

Un jour de mi-février, au cours d'un déjeuner avec un responsable d'entreprise auquel je parlais de ceci à bâtons rompus, il m'a dit :

« Tu sais que tu as un livre.

- Non, ce sont juste des idées, lui répondis-je. »

En sortant du restaurant, je repensais à son propos. Et après tout ? Je suis allé dans un café et ai ouvert mon ordinateur. Une heure après, j'avais un plan. Une semaine après, cent pages. J'ai alors croisé un camarade d'école, ai appris qu'il avait monté une maison d'édition et était intéressé par mon livre potentiel. C'était parti !

A partir de là, je me suis organisé pour mener à bien ce projet.

Je crois que ce déroulement est assez représentatif de ce que peut être un processus d'innovation en univers incertain et aléatoire : se garder du temps non finalisé, c'est-à-dire du temps au cours duquel on va pouvoir faire des choses sans savoir pourquoi exactement et accumuler ainsi des informations et des expériences. Laisser tout ceci incuber dans un « compost mental » en le laissant se confronter à sa vie quotidienne. Il se produit alors une « fermentation mentale » qui va transformer cet amas en un « engrais intellectuel » qui va faire pousser de nouvelles idées.

Finalement l'innovation est le fruit d'une maturation largement inconsciente et d'une émergence…

25 juin 2009

PRÉVOIR, C'EST ALLER CONTRE LA LOGIQUE DE NOTRE MONDE

Plus le monde a évolué, moins il a été prévisible

Quelle est la dynamique qui sous-tend l'évolution de notre monde ? La réponse me paraît être : l'accroissement de l'incertitude.

Commençons par le début avec la matière inanimée : ce qui sous-tend les lois de la physique sont l'entropie et la tendance de tous les systèmes à son accroissement. Or l'entropie est directement liée au désordre de la matière. Plus l'entropie augmente, plus le désordre augmente.

Arrive ensuite l'apparition des premières cellules vivantes et l'émergence des végétaux. Ces cellules sont en échange permanent avec l'extérieur. Elles génèrent ainsi des interactions complexes et rendent encore plus incertaine l'évolution du monde. A l'entropie de la physique, vient s'ajouter l'aléa du vivant.

Le règne animal poursuit cet accroissement de l'incertitude. En effet, les animaux sont dotés d'un cerveau qui va leur permettre de gérer dynamiquement une situation et accroître leurs chances de survie. Ce comportement est largement conditionné, mais est non modélisable de façon précise : savoir qu'une gazelle va chercher à échapper au lion ne dit pas précisément ce qu'elle va faire. Quand va-t-elle exactement se mettre à courir ? Va-t-elle partir à droite ou à gauche ? Va-t-elle trébucher sur une pierre ? … Il est alors encore moins possible de prévoir l'évolution du monde.

Et voilà que nous arrivons avec notre cerveau « sophistiqué » et notre capacité à construire des stratégies propres et nouvelles. Nous sommes encore moins prévisibles que les animaux, et notre impact collectif sur le monde est considérable.

Ainsi toute l'évolution a accru l'incertitude et la complexité du monde. Et si c'était son vrai moteur ?

Sans pouvoir répondre à une telle question, il me semble possible de voir que lorsque l'on cherche à limiter l'incertitude, on va contre la logique de l'évolution. Nous sommes des facteurs d'incertitude – c'est d'ailleurs ce qui fait notre liberté – et nous devons apprendre à vivre avec, et non pas à la réduire.

Ceci est singulièrement vrai dans les entreprises et leurs relations avec le monde financier : on demande sans cesse aux entreprises de bâtir des plans prévisionnels qui vont servir à calculer des valeurs financières ; ces valeurs seront alors immédiatement « vendues » au marché et les entreprises seront contraintes d'atteindre ces résultats. Ces mécanismes qui cherchent à limiter l'incertitude sont donc à l'opposé des logiques réelles qui sous-tendent l'évolution du monde.

Il est urgent que nous apprenions à fonctionner autrement…


24 juin 2009

LES PRÉVISIONS ÉCONOMIQUES PEUVENT-ELLES ÊTRE PLUS FIABLES QUE CELLES SUR LA MÉTÉO ?


Nous devons apprendre à vivre en univers incertain et à ne plus nous « protéger » derrière des chiffres sans valeur

Une fois de plus, les prévisions météorologiques se sont trompées : à la place des rayons de soleil annoncés, c'est un déluge de pluie. Nous avons tous pris collectivement l'habitude de ces erreurs et pourtant nous continuons à suivre ces émissions à la télévision ou à la radio qui nous égrènent des futurs improbables…

D'où viennent ces erreurs à répétition. Elles ont, en simplifiant, deux origines : d'une part la difficulté à modéliser toutes les interactions, d'autre part la propagation des erreurs inhérentes au mode de calcul.

Nous sommes en train de progresser sur la première limite : plus la science météorologique avance, mieux elle arrive à affiner ses équations et à rendre compte de la complexité du système. Il n'en reste moins que c'est un long chemin dont on ne voit pas bien le bout. Pensez par exemple à la diversité de la géographie européenne et la multiplicité des interactions liées à l'activité humaine qui n'est pas elle prévisible en détail…

Parlons maintenant de la deuxième origine, celle liée aux erreurs inhérentes au mode de calcul. Que se passe-t-il ? Pour élaborer les prévisions météorologiques, on utilise des superordinateurs qui vont simuler progressivement l'évolution du temps. Or dans leurs calculs, ces superordinateurs ne peuvent pas manipuler des nombres avec une infinité de décimales : en effet ceci supposerait une puissance infinie de calcul. Donc pour tout calcul sur un nombre non entier (par exemple le résultat de la division de 2 par 3), ils manipulent un nombre fini de décimales et procède donc systématiquement à une erreur arithmétique. Cette erreur est très faible (< 10-10) et ne prête pas à conséquence la plupart du temps. Mais dans le cas des prévisions météorologiques, compte-tenu du type des équations, cette erreur s'amplifie très vite et rend le résultat totalement erratique. En conséquence le modèle a été rendu plus grossier pour éviter cet aléa… mais du coup, ceci rend toute prévision à long terme impossible. (voir « Si Dieu jouait aux dés, il gagnerait »)

Comme l'écrit Stewart, « la recherche dans l'avenir pourra peut-être surmonter de telles difficultés. Mais il existe des raisons théoriques pour croire qu'il existe une limitation intrinsèque à l'exactitude avec laquelle on peut prévoir le temps. Quatre ou cinq jours à l'avance, peut-être une semaine – mais pas plus. » (Dieu joue-t-il aux dés ? Les mathématiques du chaos)

Nous voilà donc face à une explication scientifique qui montre qu'il est illusoire d'imaginer prévoir la météo au-delà de la semaine. Aussi nous apprenons à vivre avec cette incertitude…

Abandonnons la météorologie et passons à la prévision économique.

Je n'ai pas l'impression qu'il soit plus facile de modéliser le fonctionnement de l'économie que celui de la météo. On est bien face aux mêmes types de difficultés, avec, là, un poids déterminant des activités humaines. Or celles-ci ne sont pas modélisables précisément (et heureusement !). Il y a donc aussi une source inhérente d'erreurs.

Et dans le domaine de l'économie, je ne fais qu'entendre des prévisions à un an, voire plus. Dans mon activité de consultant, je rencontre souvent des entreprises qui élaborent des plans stratégiques à 3 ou 5 ans, avec des données détaillées.

Est-ce raisonnable ? Comment ce qui est impossible pour la météo, le deviendrait pour l'économie ? N'a-t-on pas assez de preuves ces dernières années, et singulièrement depuis la crise, de l'inexactitude de toutes ces prévisions : aux rayons de soleil annoncés correspondent des déluges de pluie, au calme prévu un tsunami… (voir « Ciel, j'ai vu un UVLI ! » et « Ne nous laissons pas berner par la magie des battements de l'aile d'un papillon »

Ne serait-il pas urgent de comprendre que nous ne pourrons jamais vraiment prévoir au-delà d'un horizon rapproché et qu'il ne sert à rien de s'abriter derrière des chiffres dont on est certain de l'inexactitude.

Bien sûr les entreprises ont besoin de réfléchir à moyen terme (disons 3/5 ans) notamment quand il s'agit de décider ou non d'un investissement majeur (un nouveau réseau pour un opérateur téléphonique, une nouvelle usine pour une entreprise sidérurgique…). Mais elles doivent le faire en tenant compte des incertitudes, et surtout pas en les occultant. (voir « Je n'ai jamais vu un fleuve qui ne finissait pas par aller à la mer » et « Lâcher-prise pour prévoir l'imprévisible »)

Il en est évidemment de même au niveau d'un pays…


23 juin 2009

VIVE LES PRÉVISIONS MAGIQUES ET FINI LES PRIX FIXES !

Histoire de caverne (épisode 8 - fin saison 1)

Face à l'attaque menée par Johnny pour assurer la suprématie des disques sur les billes, le Devin m'a proposé de créer une agence de notation et de conjoncture.

« C'est simple, je vais t'expliquer, commença le Devin. En tant que Devin, tout le monde me fait confiance et vient même payer pour avoir mes prévisions. Pour l'instant, elles ne portent que sur l'avenir individuel : vont-ils trouver la femme de leurs rêves ? Un garçon ou une fille ? Comment sera la prochaine chasse ? Va-t-il pleuvoir ?... Imagine maintenant que je me lance dans des prévisions collectives.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

- Par exemple : dans le mois qui vient, il y aura peu d'ours et les chasseurs seront particulièrement maladroits. Ou encore, l'année prochaine sera très favorable aux naissances de filles. Ou s'il pleut dans la semaine qui vient, dans les 15 Jours qui suivront, il y aura beaucoup plus de fleurs jaunes.

- OK, mais je ne vois pas bien l'intérêt de tout cela pour mon problème.

- Attend. Prenons l'exemple des ours. Imagine que, avant de rendre publique ma note de conjoncture annonçant les problèmes avec les ours, je te prévienne. Tu sais donc que, dans 2 à 3 jours, tout le monde sera persuadé que le nombre d'ours va diminuer rapidement. Si je m'y prends bien, ce sera même une crainte de pénurie. Plus personne ne voudra alors vendre les ours qu'il a… ou alors à un prix plus élevé.

- Mais, le prix d'une peau d'ours a toujours été fixe.

- Non, plus depuis que Johnny a voulu t'attaquer.

- C'est vrai ! Donc tu me proposes de faire varier le prix de la peau d'ours en fonction du nombre d'ours disponibles. C'est bien cela ?

- Oui, tout à fait.

- Mais, personne ne sait quelle est la quantité réellement disponible.

- Oui, et c'est toute la beauté de mon idée. Si je dis qu'il y a une pénurie d'ours, comme je suis le Devin, tout le monde sera persuadé que c'est le cas. Donc si je dis qu'il va y avoir un manque d'ours, le prix de la peau d'ours montera. Et toi comme tu le sauras à l'avance, tu n'auras qu'avoir fait un stock. Compris ?

- Pas bête, ton idée… Donc je prends Johnny à son propre jeu, sauf que ce n'est plus lui qui maîtrisera la valeur d'une peau d'ours.

- Surtout que dans le même temps, toujours en tant que Devin, j'émettrai des doutes sur la valeur réelle des disques. Sont-ils vraiment si solides ? Ne peuvent-ils pas se casser ? N'y a-t-il pas des copies en circulation ? Bref, de la même façon que je vais émettre des notes de conjoncture, je vais donner une note à la solidité des billes et des disques. Et celle des disques ne va pas être très bonne…

- Tu m'as convaincu. Allons-y ! »

Le succès dépassa toutes nos espérances. Rapidement la notion de prix fixe disparut.

Simplement, ce que nous n'avions pas prévu, c'est que nous allions perdre le contrôle de ces évolutions. Certes, le Devin restait le seul à émettre des prévisions « officielles », mais d'autres officines secondaires se sont montées, chacune spécialisée sur une famille de produit (la chasse, la pluie, la demande en agrandissement de caverne…). Donc si nous avions un poids certain sur l'évolution des cours, il n'était pas complet.

Par contre, la notation défavorable aux disques avait fait son effet. La suprématie des billes était revenue. Le taux de change entre disque et bille était devenu favorable aux billes.

Donc mon objectif principal était atteint : le Devin et moi, nous étions bien les acteurs principaux de l'économie des cavernes. Johnny était rentré dans le rang. Mais jusqu'à quand ?

(Fin de la saison 1)

22 juin 2009

COMMENT JOJO DEVINT « LE DEVIN »

Histoire de caverne (épisode 7)

Johnny se servait de son stock de billes pour en faire baisser le cours. Jusqu'où cela allait-il aller ?

Les jours passaient et la valeur des billes continuait à baisser : on en était à 4 billes rouges pour une peau d'ours ! Encore un peu et j'allais être ruiné…

Mais selon mes calculs, il ne restait plus beaucoup de billes à Johnny, probablement quelques 10 dizaines de billes rouges, une centaine au maximum. C'était probablement le bon moment pour agir, mais que faire ?

J'allais voir mon ami le Devin.

« J'ai une idée, me dit-il tout de suite. Je vais créer une agence de notation et de conjoncture.

- Qu'est-ce que c'est que cela ? »

Je ne comprenais rien à ses propos. C'est d'ailleurs pour cela qu'il était devin : le plus souvent, on ne comprenait pas ce qu'il voulait dire.

Ouvrons une parenthèse pour expliquer comment est apparu ce personnage clé : le Devin – on devrait toujours mettre une majuscule ! –.

A l'âge de 10 ans, Jojo – il ne s'appelait pas encore le Devin –, a eu une vision, la première de toute l'humanité, du moins de celle des cavernes, la seule que nous connaissions.

Un matin, il était assis, tranquille, repu, quand était arrivé un truc improbable et impossible. Alors que rien ne s'était passé de nouveau autour de lui – ses yeux n'avaient rien vu de spécial, ses oreilles rien entendu, son odorat rien senti –, il lui était venu une « image mentale », un truc dans la tête. Oh, rien de bien structuré, rien de bien concret, mais, pour sûr, il avait eu un flash. Bon, rapidement, il était revenu à son activité normale, manger, courir, jouer, dormir, vivre en un mot. Mais voilà que cela avait recommencé. Et de plus en plus… Bizarre quand même. Mais d'où avait-elle bien pu venir, cette « voix intérieure » ? Qui lui avait soufflé des idées ? Cela avait dû venir de quelqu'un. Quand il voyait, c'était bien que quelque chose ou quelqu'un était devant lui. Idem pour l'ouïe : s'il entendait un bruit, il existait vraiment… Donc là aussi, il devait exister quelque chose qui lui « parlait », qui était capable de venir entrer en lui. Une chose toute puissante, qui savait tout, pouvait tout.

Les parents de Jojo avaient eu au départ très peur et avaient pensé que Jojo était tombé malade. Puis très vite, ils avaient vu le parti que l'on pouvait en tirer. Son père qui avait le sens des affaires et qui en avait marre de s'épuiser à la chasse, installa son jeune fils dans le métier de la prédiction et de la voix intérieure. Pour donner plus de force à ce « concept », il inventa deux mots qui sonnaient étrangement : la chose qui parlait dans la tête de Jojo s'appelait Dieu et Jojo, du coup, était le Devin, celui par lequel Dieu parlait. Chic, simple et efficace. Le Devin était lancé.

A 20 ans, le Devin était devenu une star locale. Mais son temps n'était plus suffisant et il décida d'élargir ses affaires. Il commença par émettre des règles et des codes : un système prêt à l'emploi, une sorte de « do it yourself ». Ce kit était vendu la somme modique de 5 peaux d'ours. Bien sûr, il y avait des mises à jour régulières. Ce prix était jugé astronomique, mais comme le Devin parlait au nom de Dieu, personne n'osait trop rien dire.

A 30 ans, comme sa réputation se propageait et que de nouveaux « clients » venaient de tous les cavernes même lointaines, il avait décidé de former des disciples qui allaient le représenter tout autour. Sa franchise était lancée. C'est à ce moment que je fis sa connaissance, car je mis au point le « master concept » de la « caverne divine ».

Que voulait-il donc dire en parlant d'agence de notation et de conjoncture ?

(à suivre)

19 juin 2009

LA GUERRE ENTRE LES DISQUES ET LES BILLES EST DÉCLARÉE

Histoire de caverne (épisode 6)

La situation était rétablie. Mes billes avaient supplanté les disques. Johnny était même le plus gros possesseur de billes.

« C'est quoi cette histoire ? Tu ne garantis plus la valeur de tes billes ? »

Je regardais le Devin, interloqué.

« Bien sûr que si. Une bille = un disque de la même couleur. Et une bille rouge = une peau d'ours. Comme toujours. »

- Oui, eh bien, moi quand j'ai voulu acheter une peau d'ours à Jacques, il m'a demandé 1 bille rouge et 2 billes bleues. Par contre, si j'avais eu un disque rouge, pas de problème, il me donnait la peau d'ours.

- Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Ce snobinard de Jacques avec son lotissement de cavernes qui donnent sur le lac – ses affaires à lui aussi avait prospéré – va voir de quel bois, je me chauffe. J'y vais de ce pas. En attendant, voilà une peau d'ours et je te la vends même pour 4 billes bleues ! »

24 heures plus tard, j'arrivais en vue des cavernes de Jacques. Cela faisait un an que je n'étais pas venu. Il avait encore agrandi son lotissement de cavernes de luxe. Elles avaient fière allure, toutes tournées vers le lac avec leur terrasse en sable fin. J'aperçus Jacques, assis devant l'une d'elles.

« Impressionnant ton lotissement. Pour mes prochaines vacances, je crois que je vais m'offrir un séjour d'une semaine.

- Très volontiers, tu seras bien sûr le bienvenu… et je te ferai même un prix.

- En parlant de prix, pourquoi as-tu demandé au devin 1 bille rouge et 2 billes bleues pour une peau d'ours. Tu sais bien qu'une peau d'ours vaut 1 bille rouge.

- Erreur, valait. Depuis une semaine, Johnny rachète toutes les peaux d'ours qui se présentent en payant 1 bille rouge et 2 billes bleues. Vu le stock de billes qu'il a, ce n'est pas prêt de s'arrêter. Alors tout le monde a revu à la baisse la valeur des billes. Et ce n'est pas fini : j'ai entendu dire que Johnny proposait maintenant 2 billes rouges pour une peau d'ours. »

Mon sang ne fit qu'un tour. C'était la guerre, la guerre des disques contre les billes, le plat contre la sphère.

Combien restait-il de billes à Johnny ? Allait-il pouvoir continuer à faire s'écrouler la valeur des billes, de mes billes ?

(à suivre)

18 juin 2009

LES DISQUES, C’EST DÉMODÉ : VIVE LES BILLES !

Histoire de caverne (épisode 5)

Je n'étais plus seul. Non seulement mon monopole de pierres « magiques » venait de s'effondrer, mais elles avaient été démodées par des disques de couleur.

Au début, je me suis dit que ce n'était pas si grave. Pourquoi ne pas laisser cohabiter mes pierres et ses disques ? Le monde était vaste – on comptait au dernier recensement 2327 cavernes –, largement assez grand pour nous deux.

Mais Johnny était trop ambitieux, et je voyais qu'il voulait tout pour lui. Dernière alerte : le devin, mon ami de toujours, venait de passer des pierres aux disques. Les conséquences étaient sérieuses : le devin était un leader d'opinion, il avait largement contribué à la dimension magique de mes pierres, son business propre et via ses franchisés représentait plus de 1000 pierres par mois. Son départ était une catastrophe, non une trahison !

Il fallait que je fasse quelque chose ou j'allais disparaître.

La peur me rendit créatif et, après avoir inventé l'arithmétique sans m'en être rendu compte, j'inventais le marketing en réalisant la première étude de marché comparative. L'étude fut menée par mon fils et 10 de ses amis. Elle porta sur un échantillon représentatif – je ne savais ce que voulais dire représentatif, mais cela sonnait bien – de 50 cavernes.

Les résultats m'amenèrent à prendre les décisions suivantes :

1. Il avait joué les femmes, j'allais jouer les enfants.

2. Son idée de couleur était incontournable, d'ailleurs comment avais-je pu ne pas y penser le premier.

3. Au lieu de faire des disques qui plaisaient aux femmes, j'allais lancer des pierres polies pour qu'elles roulent facilement et petites pour tenir dans toutes les poches.

4. Mon fils Thomas, lui qui aimait tellement jouer avec ces pierres (voir l'épisode précédent), allait lancer la mode chez ses copains : on pouvait jouer à faire rouler ces pierres.

Restait à trouver un nom à ces pierres. Je ne sais pas ce qui me prit, mais un nom qui ne voulait rien dire me vint à l'esprit : bille.

« Allez, va pour bille, pensai-je »

Une semaine plus tard, je lançais sur le marché ma collection de billes. Pour les couleurs, j'avais fait simple, j'avais repris le code de Johnny. Pour la valeur, la parité : un bille = un disque de la même couleur. Ce qui fut le plus difficile ce fut de retirer toutes les pierres en circulation. Pour accélérer l'échange, je m'étais appuyé sur l'équipe qui avait fait l'étude.

Un mois plus tard, le succès était là : les billes supplantaient les disques. Je regagnais des parts de marché et le devin était revenu chez moi. Tout allait bien. Ma divinité retrouvait sa suprématie un moment contesté.

Pour preuve, je venais d'apprendre que Johnny n'arrêtait pas de racheter des billes. Selon mes calculs, il était même de loin le plus gros détenteur de billes, peut-être même devant moi. Un comble !

Mais comme je contrôlais l'émission des billes, je n'avais rien à craindre. Pourtant, je ne pouvais m'empêcher de trouver bizarre sa volonté d'accroître sans cesse son stock de billes…

(à suivre)

17 juin 2009

DIEU N’EST PLUS SEUL

Histoire de caverne (épisode 4)

Tout allait à la perfection : je croulais sous les pierres et ma puissance était infinie.

« Arrête de jouer avec cela, hurlai-je. Thomas, cela fait je ne sais pas combien de fois que je te dis que ce ne sont pas des jouets. Ce ne sont pas de simples pierres, c'est grâce à elles que nous avons plusieurs cavernes et que Papa n'a plus besoin de travailler. »

De rage, Thomas jeta au loin toutes les pierres qu'il avait dans la main.

« Pas moyen de lui faire comprendre quoi que ce soit à ce gamin, pensai-je tout en les ramassant »

« A combien de pierres, reprends-tu les disques ? »

Au son de cette voix familière, je fus tiré de ma bouderie parentale.

« De quoi, parles-tu Hector ?

- Je viens d'avoir 5 disques et je voudrais les changer en pierres, car le devin est têtu et refuse de les prendre pour l'achat d'un nouveau sortilège.

- Qu'est-ce que c'est que ce charabia ? D'abord c'est quoi des disques ?

- Tu n'es pas au courant. C'est la nouvelle mode. Cela vient d'être lancé par Johnny. C'est un peu comme une pierre, mais c'est plat, donc cela tient moins de place. Et puis c'est tout rond, donc c'est plus joli. Il y a un trou au milieu et on peut les attacher ensemble. Il appelle cela un collier de disques. Toutes les femmes en sont folles. Plus personne ne veut de tes pierres.

- Qui c'est ce Johnny ? Jamais entendu parler de lui ?

- Si tu le connais. C'est lui qui, il y a pas mal d'années, a lancé la mode des graines à cuire. Tu avais même été un de ses premiers acheteurs (voir Épisodes 1 et 2). Un mec super inventif. Tu verrais ses disques, c'est géant. Et en plus, il y en a de plein de couleurs. Il a construit tout un système : 1 disque rouge = 5 bleus = 50 jaunes = 500 blancs. Super malin. Parce qu'avec tes pierres, tout le monde se plaignait, cela déformait trop les poches. »

Je suis resté sans voix. Mon univers allait-il s'effondrer ? Il n'y avait plus un Dieu unique – moi – et un certain Johnny voulait lancer le polythéisme. Insupportable.

Comme dans un songe, je m'entendis répondre à Hector : « Combien de disques faut-il pour acheter une peau d'ours ?

- 1 rouge, me répondit-i. C'est comme cela qu'il a défini la parité initiale du disque rouge. Johnny garantit la convertibilité des disques rouges en peaux d'ours. Il appelle cela l'étalon ours. Je ne comprends pas bien ce que cela veut dire, mais cela fait sérieux.

- Donc 1 disque rouge vaut alors 100 pierres, 1 bleu 20, 1 jaune 2, et il faut 5 blancs pour en avoir une.

- OK, voilà donc 1 rouge, 3 bleus et 1 blanc. Cela fait combien de pierres ?

- 160 pierres et je te laisse ton disque blanc. »

Quelques minutes plus tard, je me trouvais seul avec les disques dans les mains. Je les regardais haineusement. Cela n'allait pas se passer comme cela. De rage, je jetais les disques contre la paroi de la caverne.

« Papa, il ne faut pas jeter les disques, ce ne sont pas de simples pierres, me dit Thomas avec un grand sourire »

J'allais le tuer ce gamin….

(à suivre)