24 janv. 2012

LA VALORISATION FINANCIÈRE CORRESPONDE-ELLE À LA VALORISATION ÉCONOMIQUE RÉELLE ?

Attention à ne pas avoir un système central surpuissant… mais malade
Extrait de Neuromanagement (écrit pendant l’été 2008)
Prenons le cas d’un opérateur de télécommunications. Selon la durée d’amortissement choisie pour son réseau, la rentabilité financière va se trouver très impactée. Or elle n’est pas nécessairement reliée à la réalité économique de ce réseau, c’est-à-dire à son obsolescence technologique. Il en est de même pour bon nombre d’investissements industriels majeurs.
Ajoutons toutes les incertitudes sur la valorisation des actifs immatériels comme par exemple la marque.
On voit rapidement que le mode de calcul de la rentabilité d’une activité ne mesure pas nécessairement sa valeur économique : c’est le résultat de conventions plus ou moins proches du réel.
Or la surpuissance du système financier amène à orienter toutes les entreprises dans une logique financière : il devient l’étalon unique de mesures de la performance et influence directement toutes les décisions prises dans les entreprises.
Il déclenche une fuite en avant de la recherche de rentabilité : si une entreprise a atteint une rentabilité de X %, elle devra l’année suivante dépasser X. Et si elle ne le dépasse pas, comme tout le système financier, par ses modèles d’optimisation, a déjà vendu le profit futur sur les bases de la poursuite de la progression, l’entreprise peut se trouver menacée dans son existence ou du moins perdre son autonomie…
L’exactitude des modèles utilisés devient donc critique. Ainsi, sans contre-pouvoir face à lui, à force de renforcer sa puissance, à force d’élargir son étendue, à force de complexifier sa structure, le système financier risque de dériver du réel, c’est-à- dire de se décorréler de la production effective de richesse.
Attention à ne pas avoir un système central surpuissant… mais malade. 

23 janv. 2012

LE COÛT DU TRAVAIL N’EXPLIQUE PAS L’ÉCART AVEC L’ALLEMAGNE

Depuis plus de 30 ans, l’emploi industriel en France est retard par rapport à l’Allemagne
Donc la messe est dite, l’emploi industriel quitterait la France parce que le coût du travail y est trop élevé.
C’est une étude de Rexecode qui vient de le réaffirmer. Dans la présentation résumée de cette étude, il est dit que : « Le coût de l’heure de travail a augmenté plus rapidement en France qu’en Allemagne. Il s’établit aujourd’hui au moins au niveau du coût allemand et plus probablement au-dessus. Si l'on tient compte des écarts de productivité (coûts salariaux unitaires), l'écart est de 14% en défaveur de la France. Il explique largement la divergence de compétitivité entre les deux pays. » (1) (la courbe ci-jointe est issue de cette étude)
Notons d’abord que les conclusions de cette étude ont fait l’objet de contestations immédiates. Les Échos attirait l’attention que l’écart annoncé sur le temps de travail ne se retrouvait pas dans les autres catégories de travailleurs(2). Le journal Le Monde indiquait, lui, que la méthode de calcul du temps de travail moyen avait changé en 2003, et que la baisse du temps de travail n’était, selon l’INSEE, que de 5,2%, et non pas 13,9%. (3)
Notons ensuite que, selon l’OCDE, la France était en 2005 en tête en matière de productivité horaire du travail(4), et, selon KPMG, en 2010, largement devant les États-Unis et l’Allemagne pour ses coûts d’exploitation(5).
Pas facile donc de démêler le vrai du faux… comme toujours quand on manie des grandeurs macroéconomiques, et forcément abstraites et sujettes à caution.
Essayons donc de les rapprocher de données suffisamment simples pour être incontestables, à savoir quelques macro-indicateurs donnés par la Banque mondiale, et pour éviter toute polémique sur le sens de leur variation, en les arrondissant à l’extrême (c’est-à-dire en ne tenant pas compte des variations de quelques %).
Regardons comment évolue la part de l’industrie dans le PIB de la France et de l’Allemagne : elle est respectivement de 19 et 27% en 2009, de 22 et 30% en 2001, 27 et 37% en 1991, et 31 et 40% en 1981. Ainsi si le poids de l’industrie est effectivement nettement plus faible en France qu’en Allemagne, l’écart existe depuis plus de 30 ans, et s’est plutôt réduit en valeur absolu (passant de 9/10% à 8%)(6).
Or dans la même période, le coût du travail entre les deux pays a fortement varié. Il suffit pour cela de jeter un coup d’œil à la courbe fournie par Rexecode.
Ceci montre bien que le problème – s’il y en a un –, se situe ailleurs.
Par ailleurs, je rappelle, comme je l’ai déjà indiqué à plusieurs reprises, que, en 2010, un Français moyen a un revenu d’environ quatre fois celui d’un Brésilien, neuf fois d’un Chinois et vingt-sept fois d’un Indien(7). Comment imaginer qu’un écart de 10% –  à supposer qu’il soit vrai –, explique les meilleures performances allemandes ?
Non, les explications sont à chercher ailleurs.
La baisse tendancielle est due à la convergence des économies entre nos pays et les pays émergés (ex-émergents) (voir mon article La crise n’est pas née en 2008, elle est l’expression du processus de convergence des économies)
Le décalage de la France versus l’Allemagne est lié :

(3) Débat sur le temps de travail effectif des salariés français, Le Monde du 14 janvier 2012

20 janv. 2012

ECRITURES NOCTURNES

Des mots jetés au hasard
Parfois, au détour d’une sensation, dans la profondeur d’une nuit, à l’appui d’un verre, il m’arrive de laisser courir les mots. En voici deux exemples.

Libre...
Il est des cris dans la nuit 
Qui restent des cris impossibles, 
Il est des cris dans la nuit 
Qui restent des cris inutiles.
Et il faut pourtant au matin, 
Sans raison évidente, sans raison valable, 
Se lever pour poursuivre le chemin de sa vie.
Un jour parfois, on comprend,
La question ne sert à rien, 
Et il ne sert à rien de vivre, 
Personne n’a jamais décidé, 
Voulu, ni attendu celui que l’on est, 
Construit au hasard des rencontres, 
Là, juste parce qu'on l'est devenu.
Alors fort de cette incertitude totale,
Vide de sa propre existence, 
On peut enfin, 
Sans pression, sans attente, 
Se lever le matin,
Et poursuivre son chemin
De hasard et de liberté.
______________
Vide...
Pourquoi a-t-on, 
Dans le froid de la nuit, 
Dans la couleur d’un ciel étoilé, 
Dans l’émotion d’une main serrée, 
Dans les pleurs d’un enfant, 
La sensation que la vie a un sens ?
Et pourtant, 
Chacun de nous, 
Chaque pièce du puzzle,
Chaque instant du temps qui passe 
N’est que molécules qui s’entrechoquent, 
Pourquoi imagine-t-on un Dieu, 
Caché en un lieu connu de lui seul, 
Voulant et pensant tout cela ?
Et pourtant, 
Quand la mort survient à rebours d’une passion, 
Quand le froid nous terrasse, 
Quand l’enfant que l’on n’est plus 
Nous reprend par une main, 
Quand la chaleur nous abandonne, 
Nous avons au fonds de notre corps, 
Le froid absolu d’un vide abyssal.

19 janv. 2012

IMPOSSIBLE DE SAVOIR SI LE TAUX DE CROISSANCE FRANÇAIS EST DE -0,5 OU +3,5%

Arrêtons de dire et faire n’importe quoi
L’ensemble des experts économiques, et des responsables politiques prennent actuellement leurs décisions au vu des taux de croissance des économies, et de leur évolution. Comme ceci se traduit dans l’évolution effective des taux d’intérêt que chacun de nous, directement ou indirectement, payons, ainsi que dans le niveau de nos impôts et la qualité effective des services publics, il est important de s’assurer que ces taux sont bien pertinents.
Reprenons donc comment ils sont calculés.
Tout part du PIB, c’est-à-dire du produit intérieur brut. Il faut d’abord accepter que ce PIB soit représentatif effectivement l’économie réelle du pays en question. Cela reste à démontrer, mais, soyons bon prince, et acceptons-le…
Ensuite, on calcule donc le taux de croissance du PIB, c’est-à-dire la variation de ce PIB pour une durée donnée, qui est le plus souvent l’année : on prend donc le PIB d’une année N que l’on compare à celui de l’année N-1.
Supposons que le PIB soit mesuré à 1% près. Cela signifie que l’on ne sait pas si la réalité se situe en dessus ou en dessous, et ce à un pour cent. Comme les phénomènes de la vie sont chaotiques, on ne peut pas non plus dire que l’on se trompe toujours dans le même sens. On peut juste au mieux espérer avoir borné le taux d’erreur à 1%. Donc si l’on se trompe par excès lors de l’année N-1, rien ne dit que l’on ne se trompe pas par défaut en année N, ou l’inverse.
Que se passe-t-il alors pour le taux de croissance ?
-        Si le taux de croissance calculé est de 2%, le taux de croissance est en fait compris entre 0 et 4%, et sans que l’on puisse dire où il se trouve dans l’intervalle. (1)
-        Si le taux de croissance calculé est de 1%, l’imprécision est cette fois plus forte, car on ne peut même plus être certain qu’il y a bien une croissance, car le taux se situe entre -1 et 3% ! (2)
Supposons maintenant que le PIB soit calculé dix fois plus précisément, c’est-à-dire à 0,1% près, que se passe-t-il ?
-        Si le taux de croissance est de 2%, il est compris entre 1,8 et 2,2%.(3)
-        Si le taux de croissance est de 1%, il est compris entre 0,8 et 1,2%.
Comme les taux de croissance de tous les pays occidentaux se situent entre 1 et 2%, et que l’on tire des conclusions sur eux-mêmes et leurs variations, j’en déduis donc que l’on sait calculer les PIB à 0,1% près.
Comment sérieusement pourrais-je croire cela ? Mon expérience de consultant m’a montré que la réalité du  chiffre d’affaires d’une entreprise est au mieux approchée à quelques % près. Comment pourrait-on faire mieux pour un pays, réalité infiniment plus complexe et mouvante ?
J’en conclus donc que tout ce que l’on raconte et énonce à partir des taux de croissance est sans fondement…
Pour ce qui est de la France, le taux de croissance est annoncé à 1,5% pour 2010. Si l’on admet que le PIB de 2009 et 2010 est exact à 1% près, le taux français est en fait compris entre -0,5% et 3,5%, et nous n’avons aucun moyen de savoir où il se situe au sein de cet intervalle.
Or on discute d’évolution du taux de croissance de + ou – 0,2%, évolution qui ne serait même pas mesurable, si le PIB était exact à 0,1% près !
Et je fais remarquer que le plus probable est que l’on se trompe de beaucoup plus que de 1% sur le PIB, ou encore que l’écart entre le PIB et la réalité de l’économie française est de plus de 1%...
Et dire qu’en plus, on parle de taux de croissance prévisionnel !
Tout ceci ne serait pas grave si l’on était en train de jouer au Monopoly avec de faux billets. Mais c’est bien de l’argent, du travail et de la vie de tout un chacun qu’il s’agit !
Mon propos n’est évidemment pas de dire que l’on devrait se désintéresser de savoir comment va l’économie de nos pays, et si elle est ou non en croissance, mais que ces taux ne le mesurent pas, et ne veulent rien dire.
Ne serait-il pas temps de s’en rendre compte, et d’arrêter de – excusez la brutalité de mon propos – dire, et  donc de faire collectivement n’importe quoi ? Il y a urgence…

(1) Le PIB initial est donc compris entre 99 et 101, et le PIB après croissance entre 101 et 103 (102 ± 1). Comme on ne peut pas affirmer que l’erreur est toujours dans le même sens, le taux de croissance est compris entre (103/99 - 1) et (101/101 - 1), soit 4% et 0%.
(2) Le PIB initial est toujours compris entre 99 et 101, et après croissance cette fois, il est entre 100 et 102 (101 ± 1). Le taux de croissance est donc compris entre (102/99 – 1) et (100/101 – 1), soit entre 3% et -1%
(3) Le PIB initial est compris cette fois entre 99,9 et 100,1, et après croissance entre 101,9 et 102,1. Le taux de croissance est donc entre (102,1/99,9 - 1) et (101,9/100,1)/100,1 – 1), soit  entre 2,2 et 1,8 %.
(4) LE PIB initial est toujours entre 99,9 et 100,1, et après croissance cette fois entre 101,1 et 100,9. Le taux de croissance est donc entre (101,1/99,9 – 1) et (100,9/100,1 – 1), soit entre 1,2 et 0,8%.

18 janv. 2012

EST-IL RAISONNABLE DE CONTINUER À DÉRAISONNER EN ÉCONOMIE ?

Défiance, affirmation et autoréalisation
Dans un article paru sur ce blog le 15 mars 2010, je me faisais l’écho de la conférence tenue par Yann Algan en décembre 2009 à l’École Normale Supérieure. Dans cette conférence, il montrait  qu’il y a un lien direct entre le niveau de confiance dans un pays et la performance économique : par exemple, plus le degré de confiance est élevé, plus le pourcentage d’investissement l’est aussi, ce qui « est d’autant plus fondamental dans nos économies d’innovation ». Ou encore, moins il y a de confiance, moins il est facile de créer une entreprise, car plus les contrôles sont tatillons et multiples.
Or que faisons-nous en ce moment en Europe, et singulièrement en France, à part développer un climat de défiance ? Et cette défiance est généralisée : vis-à-vis des dirigeants publics comme privés, vis-à-vis du futur comme du présent, vis-à-vis du reste du monde comme de ses voisins immédiats.
Cette défiance est notamment nourrie par la cascade constante des calculs économiques et des prévisions. Défiance qui accélère donc la récession et la dimension des problèmes… rendant les prévisions pessimistes encore plus vraies.
Que pensent les économistes de leurs prévisions et du sérieux du calcul économique ?
La lecture du numéro de juin-juillet 2010, de la revue Jaune et la Rouge, revue des anciens de l’École Polytechnique, qui était consacré aux « Nouveaux défis de la théorie économique »1, est instructive :
- Patrick Artus, Directeur des études et de la recherche de Natixis, y disait que les économistes utilisaient des « modèles mathématiques (…) très éloignés de la réalité » et qu’il était difficile de « prévoir l’économie dans un monde d’équilibres multiples, ou, de manière équivalente, de crises systémiques ».
- André Lévy-Lang, ancien Président de Paribas, écrivait que : « C’est sans doute la faiblesse la plus grave des premiers modèles utilisés par les financiers, ils ne prennent pas en compte le comportement des acteurs des marchés. ». Il ajoutait ce propos paradoxal et du style méthode Coué : « Et pourtant, avec ces modèles très imparfaits, voire faux, les marchés de dérivés se sont développés, et ils ont permis, en trente ans, de créer beaucoup de richesses, non seulement pour les financiers mais pour l’ensemble des économies mondiales. »
- Thierry de Montbrial,  fondateur de l’Institut français des relations internationales et ancien Directeur Général du Centre d’analyse et de prévision, était encore plus net en disant que : « L’incertitude pure affecte à des degrés divers la vie de tous les hommes. Chacun a sa part, fut-elle modeste, de création et de liberté. C’est pourquoi aucun raisonnement probabiliste ou statistique ne pourra jamais enfermer durablement les comportements humains même agrégés. (…) On ne doit pas prendre la science économique trop au sérieux, c’est-à-dire jusqu’au point de métamorphoser des modèles théoriques en dogmes ou idéologies, ce qui est manifestement une tentation pour certains scientifiques en mal de notoriété. »
Mais donc si l’on ne peut pas prendre la science économique au sérieux, pourquoi donne-t-on tant d’importance à des données comme le PIB ou le taux de croissance ? Pourquoi s’appuie-t-on dessus pour évaluer la performance d’un pays, son risque et le taux d’intérêt pour ses emprunts ?
Car ce taux d’intérêt sera lui bien réel, et conditionnera alors la capacité du dit pays à faire face à ses dettes, dettes qui sont elles-aussi bien réelles ?
Est-ce bien raisonnable de continuer à déraisonner ?

17 janv. 2012

« REGARDEZ, NOTRE TGV A DÉRAILLÉ ! »

Comment savoir ce qui se passe vraiment ?
Voilà une heure et demie que nous avions quitté Paris. Besoin de savoir où nous nous trouvions, car nous étions partis en retard. Quelques secondes plus tard, grâce à mon iPhone et à Google Maps, j’avais la réponse : nous nous trouvions encore au Nord de Macon.
En regardant, mon écran, je ne pus m’empêcher de laisser échapper à voix basse, mais suffisamment haute pour que mon voisin pût m’entendre : « Tiens, nous venons de dérailler ! »
A son regard, je vis qu’il me prenait pour un fou. Aussi me tournant vers lui, je continuai, cette fois, à voix haute :
« Eh bien oui, selon mon iPhone, le TGV vient de dérailler. Le GPS est trop fiable. La technologie ne peut pas se tromper. Qui a raison lui ou nous ? »
Il me regarda alors, en pensant que vraiment, j’étais un fou. Je poursuivis, en tournant vers lui mon iPhone :
« Regardez mon écran. Voyez ce point, c’est notre train, et le trait le rail. Depuis un moment, le point n’est plus sur le rail. Donc nous avons déraillé. »
Je marquai une pause pour laisser un peu plus le malaise s'emparer de lui.
« Il est vrai que nous sommes dans le train, et que nous pouvons constater que le TGV n’a pas déraillé. Donc le GPS ou la carte de Google Maps doivent se tromper. Si notre train n’était plus sur les rails, nous nous en serions rendus compte. Mais maintenant imaginez que vous êtes au siège de la SNCF, que vous suivez grâce à ce logiciel le bon déroulement des voyages en TGV, et que vous vous fiez là-dessus pour déclencher les alertes. Vous êtes devant un tableau de commandes, vous n’êtes pas dans le train, vous avez seulement cette application. Pour vous, c’est sûr, le train a déraillé. Donc vous déclenchez l’alerte, vous envoyez gendarmes, secours, hélicoptères, et tutti quanti ! »
Il me regarda en souriant et nous avons continué à parler de la fragilité des tableaux de bord et des outils de pilotage.
Car, ainsi va la vie, nous croyons avoir accès au réel, alors qu’en fait, nous n’avons accès qu’à une représentation du réel, et nous n’arrêtons pas d’envoyer des hélicoptères pour des TGV qui n’ont pas vraiment déraillé.
A propos, sommes-nous si sûrs que le PIB mesure vraiment ce qui se passe dans un pays ? Et les taux de croissance et d'inflation ? Et les prévisions sur ces mêmes indicateurs ? Sommes-nous en train de dérailler ? ....

16 janv. 2012

TRUFFES ET INNOVATIONS, MÊME COMBAT !

Sans processus rigoureux, les innovations restent méconnues et non valorisées
La saison des truffes est aussi de retour. Pour s’en persuader, il suffit de marcher dans les rues de Richerenches1, un samedi matin  pour être envahi des arômes entêtants de ce diamant noir.
Comment sont-elles arrivées là ? Est-ce le fruit du hasard ou d’une recherche méthodique ?
Les deux à la fois.
La naissance de la truffe, même si elle peut être stimulée – on plante des jeunes chênes dits truffiers, c’est-à-dire « ensemencés », et on choisit le bon terrain, celui où l’on sait que l’on a trouvé des truffes dans le passé, ou à proximité d’une truffière existante – et encouragée – on retourne le sol, mais pas trop, on arrose s’il le faut, mais pas trop… –, reste un phénomène largement non maîtrisée, et très aléatoire. Sa naissance n’a vraiment rien à voir avec le  processus organisé et structuré des autres cultures, comme par exemple celle du blé ou du maïs.
Mais si sa naissance est dominée par le hasard, sa recherche ne l’est elle pas du tout : on ne trouve pas les truffes en se promenant au beau milieu des arbres et en rêvassant. Elle est le fruit d’une méthode rigoureuse et éprouvée2. D’abord avoir des chiens dressés et obéissant à leur maître : cet apprentissage est un préalable long et indispensable, car un chien ne nait pas truffier, il le devient. Ensuite, venir deux fois par semaine et s’assurer que les chiens vont bien parcourir systématiquement toute la truffière : on met alors en œuvre méthodiquement ce qui est le résultat de l’apprentissage. Enfin trier le résultat final – en séparant les variétés, mélanosporum ou brumales, et en les calibrant –, et mener la négociation avec l’acheteur : cette tâche de finalisation est rapide, mais essentielle, car elle peut accroître significativement la valeur du lot.
Ainsi si la truffe naît largement par hasard – ou plus exactement, selon des lois que nous ne maîtrisons pas vraiment –, c’est un processus précis et complexe qui l’amène dans les rues de Richerenches.
Mais me direz-vous, tout le monde n’a pas l’occasion de s‘y promener, et ses effluves ont beau être fortes, elles n’atteignent pas le métro parisien. Certes, mais on peut en être averti par un commentaire à la radio, ou une apparition d’un plan sur le menu d’un restaurant.
Oui, mais tout le monde n’écoute pas la radio au moment précis où l’on va en parler, ni n’a les moyens d’aller dans un restaurant de luxe. Donc pour la plupart des gens, rien n’est arrivé, et la vie continue comme avant, truffe ou pas.
Ainsi va le monde… et ainsi va l’innovation :
-        Comme la truffe, l’innovation naît dans des terrains fertiles et ensemencés, mais selon des logiques qui nous échappent et que nous ne maîtrisons pas vraiment, joie de la « serendipity ».
-        Comme la truffe, sans processus documenté, précis et rigoureusement suivi, l’innovation reste théorique car inconnue, et non rentable, car mal valorisée.
-        Comme la truffe, cette innovation, une fois révélée, le sera au bénéfice des acteurs qui seront sur son marché au bon moment et au bon endroit. Les autres en profiteront… mais devront payer le prix cher, pour le plus grand bénéfice des innovateurs.
(1) Situé en Drôme provençale, le marché aux truffes de Richerenches est le premier marché français. Voir à ce sujet, l’article que je lui avais consacré l’année dernière : Tu m’en donnes combien de mon lot ?

13 janv. 2012

NO FUTURE ?

Peut-on vivre coupé du reste de l’univers ?
A partir de cette semaine, je vais me servir des billets du vendredi pour vous parler de livres lus, films vus, musique entendues ou toute autre émotion ressentie qui, pour une raison ou une autre, sont en résonnance avec le propos de mon blog.
Pour commencer cette « série », quelques lignes sur un livre que j’ai terminé dernièrement, « Spin » de Robert Charles Wilson, un livre de science-fiction comme je les aime, c’est-à-dire ceux qui, à partir d’un décalage plus ou moins grand, nous emmènent dans des mondes qui, tout en restant les nôtres, deviennent au détour de chaque page, un peu plus troublants. Occasions de voyages mentaux qui remettent en perspective ce que nous vivons quotidiennement.
Dans Spin, toute l’action se situe de nos jours. Rien de spectaculaire, aucune technologie décoiffante, aucune prouesse mentale… sauf une : un soir, sans que personne ne sache pourquoi, ni ne comprenne comment, la Terre est coupée du reste de l’univers. Elle est « emballée » dans une sorte de couverture isolante, une barrière qui lui masque toutes les étoiles sauf le soleil. Et ce n’est pas tout, cette couverture accélère le temps sur Terre qui s’écoule des millions de fois plus vite. Du coup, la mort du Soleil est proche, et il ne reste aux humains que quelques dizaines années à vivre.
Comment vivre alors sans futur ? Faut-il accepter ce « no future » ? Peut-on faire de ce qui nous dépasse l’occasion de nouvelles découvertes ?
A partir de cette idée troublante, en s’appuyant sur la vie de deux jumeaux, Diane et Jason, et de leur meilleur ami, Tyler, Robert Charles Wilson construit une histoire qui donne le vertige. Il mélange intelligemment  des préoccupations écologiques – Cette barrière limite-t-elle le futur de l’humanité ou matérialise-t-elle les conséquences de notre consommation de notre planète ? –, scientifiques – Peut-on en prenant appui sur le temps, modifier des évolutions ? –, et philosophiques – Comment pourrions-nous ne pas être nous aussi les fourmis d’autres qui nous dépassent ? –.
Une promenade que je recommande…

12 janv. 2012

… MAIS NOUS SOMMES AUSSI SOUMIS À TOUS LES GAINS POTENTIELS

Incertitude, cloisonnement et propagation (3)
Revenons à la partie de dés, où si vous faites quinze fois de suite un « 6 », vous perdez tout, et complétons la règle avec les ajouts suivants, si vous faites une série de quinze chiffres identiques autre que le « 6 », vos avoirs seront multipliés par un facteur dix si c’est un « 1 », cent si c’est un « 2 », mille si c’est un « 3 », un million si c’est « 4 » et un milliard si c’est un « 5 ».
Si vous êtes seul à jouer, peu de chances de gagner ou de perdre. Vous n’allez pas vous intéresser à ce jeu.
Si c’est à nouveau la planète qui joue pour vous, vous avez une chance sur soixante-sept de tout perdre, et une chance sur treize de multiplier vos avoirs (dix fois, cent fois, mille fois, un million de fois, un milliard de fois).
Alors toujours nerveux ? Moins n’est- ce pas. Vous seriez même peut-être à jouer, non ? Surtout si je change les probabilités, et qu’il suffit, par exemple, d’une série de dix chiffres identiques pour gagner, et toujours quinze pour perdre…
Voilà le jeu auquel joue notre planète : certes les incertitudes se propagent à toute vitesse, mais les bonnes comme les mauvaises, et nous sommes d’abord riches de notre diversité et de nos échanges.
Pourquoi ?
Parce que l’incertitude, le désordre et les échanges sont le moteur du vivant : plus il y a d’incertitude, de désordre et d’échanges, plus la vie se développe. On ne protège pas la vie en la cloisonnant, au contraire.
Penser aux risques des mariages consanguins : le métissage enrichit l’ADN du monde, le cloisonnement l’appauvrit.
Avec le retour à l’isolement et la remontée des barrières, nous ne serions pas plus riches, mais plus fragiles : moins d’innovation, moins de puissance dans la recherche, moins de performance dans les nouveaux produits. Les laboratoires et les chercheurs se nourrissent des découvertes des uns et des autres, les améliorations techniques inventées dans une usine se répandent partout, la création musicale ou littéraire rebondit d’un lieu à l’autre, internet est une immense agora collective.
Alors ayons l’attitude du joueur, et n’ayons plus peur de l’incertitude : elle est la garante de notre survie et notre développement…

11 janv. 2012

CHACUN DE NOUS EST SOUMIS À TOUTES LES INCERTITUDES…

Incertitude, cloisonnement et propagation (2)
Il y a dix ou vingt ans, nous n’étions, chacun de nous, soumis qu’à l’incertitude de ce qui était autour de nous, à portée de notre vue et notre toucher. Nous savions que nous pouvions subir le décès imprévu d’un de nos proches, que le ticket de loterie que nous venions d’acheter pouvait être gagnant ou pas, qu’un client pouvait nous faire défaut, qu’une machine pouvait brutalement se casser, qu’il était imprudent d’affirmer qu’il ferait beau demain, etc.
Par contre, ce qui se passait dans le lointain, dans une autre ville, un autre pays, un autre continent, cela ne nous concernait pas. Nous pouvions regarder serein les informations, sans nous sentir impliqué, car cela n’avait pas de conséquences directes sur notre vie quotidienne, sur notre famille, sur notre emploi, sur notre entreprise, sur notre pays. Ou plutôt la vitesse de propagation des effets était suffisamment lente, pour que nous ayons le temps d’être informés et d’avoir mis en place des actions correctives. Donc ce n’était plus incertain pour nous.
Le monde était donc partitionné, cloisonné, et nous en avions l’habitude. Nous étions protégés des incertitudes des autres. Certes le champ géographique de propagation des incertitudes s’était étendu au rythme du développement de l’énergie et des transports, mais jusqu’à ces dernières années, la vitesse de propagation restait limitée.
Avec le déferlement de l’informatique, des télécommunications et d’internet, cette partition du monde a volé en éclat. Tout se propage instantanément, et nous sommes directement et immédiatement exposés à toutes les incertitudes. Et dès lors, l’aléa change de dimension, et nos peurs se lèvent.
Pour être encore plus clair, je vais prendre une image simple : imaginez que vous jouez aux dés et que, si jamais vous faites quinze fois de suite un « 6 », vous perdez tout ce que vous avez. Si vous êtes seul à jouer, vous ne risquez pas grand chose : vous n’avez qu’une chance sur 615 de perdre, soit moins d’une chance sur 470 milliards. Vous pouvez être détendu, car la probabilité de la catastrophe est négligeable. Si maintenant c’est l’ensemble de l’humanité qui joue, c’est-à-dire sept milliards de joueurs, et qu’il suffise que l’un quelconque fasse cette séquence pour que vous perdiez tout, c’est une tout autre histoire, car vous avez maintenant une chance sur soixante-sept. Vous allez devenir très nerveux.
Eh bien, c’est exactement ce qui se passe depuis peu : chacun de nous est soumis au jeu de tous les autres.
Que faut-il faire alors ? Essayer de reconstruire la partition du monde ? Prôner le suicide collectif et immédiat, car il ne sert à rien de différer l’holocauste ?
(à suivre)