Seule l'incertitude est certaine
« Pouvez-vous me préciser pourquoi vous voyez cette évolution pour notre marché, venait de me demander ce dirigeant ? »
- Je sens que vous avez envie que je vous démontre la solidité de ce que je viens de vous dire. L'idéal serait un bon enchaînement logique qui, à partir d'une analyse de la situation actuelle, de prévisions de marché et des actions des concurrents, montrerait ce qui va arriver. C'est bien cela ?
- Oui, vous formulez plus précisément ma pensée, mais c'est bien ce que j'attends de vous.
- Désolé, mais cela ne va pas être possible. »
Il y eut alors un blanc. Comme le bruit d'un silence gêné. Cela faisait maintenant plus de deux ans que je travaillais pour lui, et là, je venais de le prendre de court.
« Par contre, ce que je peux faire, c'est vous exposer l'ensemble des faits que j'ai réunis – sur votre position actuelle, sur des futurs possibles, sur des hypothèses d'actions des concurrents, sur l'évolution de la société en général –, et tâcher de vous faire percevoir comment j'en suis arrivé à la conviction que je viens de vous exprimer, il y a quelques minutes. Mais cela reste une conviction, et non pas une certitude. Donc je ne vous propose surtout pas de la prendre pour argent comptant, mais comme un axe qui peut structurer la réflexion sur le futur. »
Quel chemin personnel, il m'avait fallu pour avoir le « courage » de m'exprimer ainsi, pour affirmer que penser au futur, ce n'était nécessairement prévoir au sens classique du terme, et en tout cas, sûrement pas construire des prévisions de marché à coup de tableurs excel.
Quelques « anecdotes » :
- en 1998, j'ai eu à construire le business plan à 10 ans pour le projet d'un réseau 3G (appelé aussi réseau UMTS) pour un acteur en place. Dans cette étude, j'ai négligé un élément majeur : le Wifi. Pourquoi ? Pour une raison simple : personne n'en avait entendu parler, ou du moins personne au niveau management. En 98, la technologie n'avait pas émergé et n'était connue que des techniciens. Ce n'est que deux ans plus tard que l'on a commencé à en parler et à percevoir son impact. Or il a été majeur, car il a amputé le 3G d'une part importante du revenu envisagé.
- IBM avait-il prévu que ce sous-traitant, à qui il venait de confier le développement du système d'exploitation de son nouveau « personal computer », le fameux futur PC, allait devenir le tout puissant Microsoft ?
- Ce tout puissant Microsoft, comment, quelques années plus tard, a-t-il pu ne pas prévoir l'essor d'internet ? Il a su efficacement ensuite contrecarrer Netscape, mais de justesse.
- Et comment Microsoft a-t-il pu laisser grandir Google ?
Puis-je me permettre de vous poser une question simple et naïve : imaginez-vous à la tête de Microsoft à la fin des années 90. Est-ce que vous vous sentiriez menacé par ce petit groupe d'étudiants qui s'amusent à développer un moteur de recherche ? Est-ce que vous n'auriez pas le regard vissé sur les progrès de Linux ou Apple côté système d'exploitation, ou Mozilla pour les navigateurs internet ? Pour vous préoccuper de Google naissant, il faut d'abord que vous soyez au courant : pas facile de distinguer cette information au sein du brouhaha ambiant. Ensuite que vous perceviez combien cela allait simplifier la vie des internautes, au point que nombre d'entre eux se serviront de Google plutôt que taper l'adresse d'un site internet. Enfin, que vous compreniez que tout ceci allait devenir une machine à cash grâce aux revenus publicitaires.
Qu'en pensez-vous ? Vous auriez prévu la percée de Google ? Vraiment ? Moi pas.
Ainsi au bout de ce chemin personnel, je me suis trouvé arrivé à une conviction : l'incertitude n'était pas réductible, elle était inhérente à la vie des entreprises.
Alors apprenons à vivre avec. Je sais comme cela est dérangeant, pénible et perturbant. Moi aussi, j'aimerais bien pouvoir me reposer sur ces certitudes, sur des prévisions. Mais malheureusement, ce n'est pas possible.
Que faire ensuite ? Jeter à la poubelle toutes les études, toutes les réflexions ? Se contenter pour le fun d'aller voir des cartomanciennes qui vont tirer les stratégies à coup de tarot ?
Non, vraiment pas ! Je crois qu'il est possible de construire des réponses et d'apprendre à vivre avec l'incertitude.
C'est à cela que je me suis attaché…
Un message d'optimisme pour finir cet article : heureusement que l'incertitude est là, car c'est le meilleur garant de nos libertés individuelles et collectives. Oui l'incertitude est un facteur de risque, oui, elle est source de fatigue, mais oui, elle est le moteur de la création et de la vie : quel serait le plaisir de diriger une entreprise si cela pouvait se ramener à la résolution d'une équation ?