Tu es quand ?
Extrait des Mers de l’incertitude
Extrait des Mers de l’incertitude
J’en
arrive à penser qu’après avoir comprimé l’espace, nous n’acceptons pas de ne pas
réussir à comprimer le temps. Depuis deux siècles, les distances physiques ont
été progressivement presque supprimées. Avec la découverte de l’énergie et du
moteur à explosion, l’espace physique s’est progressivement contracté. Il n’y a
pas si longtemps, quitter son village était le début de l’exil, et on mourrait
à une encablure de là où on était né. Tout voyage était une aventure, changer
de continent, une exception. Aujourd’hui le transport aérien, les trains à
grande vitesse et les infrastructures routières ont tout bouleversé. On ne
parle plus en kilomètres, mais en temps : Lyon n’est plus à 450 km de Paris,
mais à deux heures. Ambivalence entre espace et temps…
Depuis vingt
ans, et surtout depuis dix ans, les technologies de l’information sont venues
dynamiter l’espace : les kilomètres n’existent plus et je peux parler à mon
voisin numérique sans même savoir où il est. D’ailleurs, la première question
posée au téléphone est maintenant : « Tu es où ? ». L’espace physique c’est
comme effondré sur lui-même, comme si nous n’occupions tous plus qu’un seul
point, un seul lieu. « D’où êtes-vous ?
(…) Sans ici, plus de moi, voilà de quoi les grognons prennent peur : de ne
plus exister, les pauvres, pour ne plus savoir où ils mettent les pieds. Comme
si je devais plonger dans un espace, comme s’il appartenait à un sous-ensemble qu’il
n’avait pas choisi. (…) Tu n’es que là d’où tu viens. Non, je suis qui je suis,
voilà tout. (…) L’espace sans distance implique un sans espace. (…) Nous
n’avons plus mal à l’espace ; D’où êtes-vous ? De n’importe où ? (…) Je
navigue. Qui êtes-vous ? Je fluctue, percole et ne suis pas. Comme tous, j’habite
le monde et son temps. »1.
Par
contre, inutile de demander à son correspondant : « Tu es quand ? », car tout
se passe en direct. Avant, sur une lettre, il fallait spécifier la date à
laquelle elle avait été écrite. Aujourd’hui l’écrit voyage à la vitesse de la lumière.
Non seulement, l’espace n’existe plus, mais nous sommes tous synchrones.
A cet
effondrement de la distance, à cette synchronicité de la communication, répond
en écho une demande de voir le temps s’accélérer : nous supportons de moins en
moins d’attendre. Nous acceptons de moins en moins que ce qui est immédiatement
accessible virtuellement ne le soit pas physiquement, et nous confondons
agitation et mouvement réel. Régis Debray a expliqué en quoi l’accélération des
échanges n’accélérait pas la transmission des savoirs : « Peut-on jouer à la fois de l’espace et du temps ? Société de
transmission ou de société de communication ? (…) Le temps de formation ne peut
pas être comprimé. Je peux connaître instantanément ce qui se passe à Moscou,
mais je ne sais pas apprendre le russe ni comprendre à partir du point de vue
russe plus vite qu’avant. Il y a de l’incompressible dont on aimerait se
débarrasser. On fait des digests, on voudrait avoir des « pilules » pour
apprendre le russe. (…) Poser la question « d’où viens-tu » serait déplacé.
2000, c’est l’an zéro. On zappe, on coupe tout ce qui dure. L’économie de
marché est un happening. Le sport est une flamboyance sans restes une religion
sans mémoire, spasme participatif, une intensité sans souvenir et sans
perspective. »2
(1)
Michel Serres, Hominescence
(2)
Régis Debray, Conférence "Communiquer
moins, transmettre plus" prononcée le 4 décembre 2000 à la Bibliothèque
Nationale de France