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14 mars 2011

« LES USAGERS DE L’ÉCRITURE ONT CHOISI DES CARACTÈRES DONT LES FORMES RESSEMBLENT À CELLE QUE L’ON OBSERVE DANS LA NATURE »

Quand les neurosciences revisitent la lecture                                                                                                                    
Patchwork tiré du livre de Stanislas Dehaene, Les neurones de la lecture
Pour lire, nous avons recyclé des circuits nés pour reconnaître les objets et le monde qui nous entoure
« Nous partageons les émotions de Nabokov et la théorie d’Einstein avec un cerveau de primate conçu pour la survie dans une savane africaine. (…) Le temps a tout simplement manqué pour que l’évolution conçoive des circuits spécialisés pour la lecture. Alors, comment un cerveau de primate parvient-il à lire – et à lire de façon aussi efficace ? (…) Notre cerveau s’adapte à son environnement culturel, non pas en absorbant aveuglément tout ce qu’on lui présente dans d’hypothétiques circuits vierges, mais en reconvertissant à un autre usage des prédispositions cérébrales déjà présentes. »
« Dans cette hypothèse, le cortex occipito-temporal n’a évolué que pour apprendre à reconnaître les formes naturelles, mais cette évolution l’a doté d’une plasticité telle qu’il parvient à se recycler pour devenir un spécialiste du mot écrit. Les formes élémentaires que cette région est capable de représenter ont été découvertes et exploitées par nos systèmes d’écriture. Ce n’est donc pas notre cortex qui a évolué pour la lecture – il n’y avait ni le temps ni la pression sélective suffisants. Ce sont, au contraire, les systèmes d’écriture eux-mêmes qui ont évolué sous la contrainte d’être aisés à reconnaître et à apprendre par notre cerveau de primate. »
« Dans toutes les cultures du monde, les usagers de l’écriture ont donc, au fil des années, choisi des caractères dont les formes ressemblent à celle que l’on observe dans la nature. Il est probable qu’ils ont agi ainsi parce que, consciemment ou non, ils ont remarqué que ces formes sont les plus faciles à lire. »
Toutes les écritures reposent sur le même socle
« Ainsi pouvons-nous conclure à l’unité fondamentale des circuits de la lecture. Les réseaux cérébraux de la lecture constituent un invariant anthropologique qui fait partie intégrante de la nature humaine. Par-delà la diversité des règles particulières de transcription des sons, tous les lecteurs font appel au même réseau anatomique de régions cérébrales. Un caractère chinois ou une suite de lettres hébraïques subissent le même traitement cérébral. »
« Le cerveau du jeune enfant, lorsqu’il arrive à l’école, est déjà préparé à la reconnaissance des lettres et des mots. Comme tous les primates, son cortex temporal ventral contient probablement un précurseur de l’alphabet. La reconnaissance des objets y fonctionne déjà selon un principe combinatoire, par recombinaison de vastes ensembles de neurones qui codent un alphabet de formes que j’ai appelées « protolettres », et dont bon nombre sont déjà très semblables à certaines de nos lettres. »
« La stylisation qu’ont connue toutes les grandes civilisations de l’écriture est à l’origine de l’orthographe. Orthographier, c’est littéralement « dessiner droit ». Tant que l’écriture repose sur le dessin, sa forme peut varier librement. A partir du moment où les caractères de l’écriture deviennent arbitraires, il n’existe plus qu’une seule bonne manière de les dessiner, une seule « orthographe ». »
Pour lire, nous devons perdre la symétrie
« Après tout, un tigre est tout aussi menaçant quand il présente son profil droit ou son profil gauche… alors qu’un tigre sur le dos présente une menace bien moindre qu’un tigre dont les pattes touchent le sol. (…) Supposons qu’un de nos ancêtres ait survécu à une rencontre avec un tigre venant de la droite. Ne serait-il pas avantageux, pour sa survie future, de le reconnaître au premier coup d’œil lorsqu’il surgit de la gauche ? Il est donc très probable qu’au fil des générations, l’évolution ait favorisé les individus dont le système visuel était capable de généraliser en miroir. »
« Posséder un système nerveux symétrique et le conserver au fil de l’apprentissage présentent donc un double avantage :
-          la symétrie permet de reconnaître les propriétés des objets de façon invariante, indépendamment de leur orientation gauche-droite
-          mais elle n’empêche pas pour autant de coder leur orientation dans l’espace, et d’y répondre par des actions spatiales adaptées, y compris des actions asymétriques »
« Tous les enfants éprouvent initialement des difficultés à distinguer les lettres « b » et « d » ou à identifier leur main droite. »
« Sommes-nous hantés, inconsciemment, par l’image en miroir des mots que nous lisons ? »
Y a-t-il un socle commun pour toutes les cultures ?
« Si le modèle du recyclage neuronal possède une quelconque généralité, on devrait pouvoir rattacher chacune de nos activités culturelles à leurs mécanismes cérébraux et montrent qu’en chaque instance, les contraintes du recyclage imposent des limites sévères à l’espace des possibles. »
« Considérons l’exemple de la reconnaissance des visages. (…) Ainsi une sorte de jeu culturel, à la marge de notre module de reconnaissance des visages, expliquerait la propension universelle des cultures humaines à créer des portraits, des statues, des caricatures, des masques, du maquillage ou des tatouages. Souvent, ces artefacts culturels exagèrent les traits du visage jusqu’à constituer de que les éthologues appellent des « superstimuli » qui suractivent le module plus encore qu’un visage normal. »

9 mars 2011

« CE QUE NOUS NE POUVONS PENSER, NOUS NE POUVONS LE PENSER »

Nous ne percevons le monde qu’au travers de notre corps
Nous pensons à travers nos mots1, et nous ne percevons le monde qu’au travers des filtres de nos sens et de notre corps.
Ainsi, si nous pensons que le monde est fait de rouge, de bleu et de jaune, c’est parce que notre système visuel est construit ainsi.
Comme l’écrivait Francesco Varela dans L’inscription corporelle de l’esprit
« Nous ne percevons jamais une couleur comme une combinaison du rouge et du vert, ou du jaune et du bleu, parce que nos canaux chromatiques ne peuvent signaler simultanément « rouge » et « vert », ou « jaune » et « bleu ». La théorie des processus opposants explique aussi pourquoi certaines couleurs sont élémentaires et d’autres binaires (…) 
Les couleurs ne sont pas perçues indépendamment d’autres attributs tels que la forme, la talle, la consistance, le mouvement, l’orientation, etc. (…) 
Nous ne pourrons pas expliquer la couleur si nous cherchons à la localiser dans un monde indépendant de nos capacités perceptives (…) 
Plus intéressant néanmoins est le fait que certains animaux sont dichromates, d’autres tétrachromates, et que d’autres encore peuvent être pentachromates… Une riposte fréquente à la démonstration de l’existence du tétrachromatisme  est la question suivante : « Quelles sont les autres couleurs que voient ces animaux ? »… Nous pourrions imaginer que notre espace de couleur contient une dimension temporelle supplémentaire : rose rapide, etc. (…) 
C'est pourquoi notre monde de perception de la couleur ne doit pas être considéré comme la « solution » optimale apportée à un « problème » posé par l'évolution. Il résulte au contraire d'une voie phylogénique possible et viable parmi toutes celles qu’a empruntées au cours de l'histoire l'évolution des êtres vivants. »

Pas facile à accepter. Nous sommes tellement pris dans nos modes de pensée… que nous ne pouvons pas penser autrement.
C’est ce qui fait écrire à Ludwig Wittgenstein dans Tractatus Logico-Philosophus 
« Ce que nous ne pouvons penser, nous ne pouvons le penser ; nous ne pouvons donc pas davantage dire ce que nous ne pouvons penser. » 
Et dans Recherches Philosophiques, il nous pousse à prendre du recul sur ce que nous voyons… ou plutôt pensons avoir vu : 
« Le triangle peut être vu comme un trou de forme triangulaire, un objet, un dessin géométrique, comme reposant sur sa base ou suspendu par son sommeil, comme une montagne, un coin, une flèche ou un signe indicateur, comme un objet renversé qui aurait dû (par exemple) reposer sur son côté le plus court, comme la moitié d'un parallélogramme, et comme d'autres choses encore. »

 (1) Voir l’article d’hier « La divergence ne porte nullement sur le sens des mots, elle porte sur le sens des choses signifiées par les mots »

8 mars 2011

« LA DIVERGENCE NE PORTE NULLEMENT SUR LE SENS DES MOTS, ELLE PORTE SUR LE SENS DES CHOSES SIGNIFIÉES PAR LES MOTS »

Nous pensons au travers de nos mots
Que nous le voulions ou non, nous sommes prisonniers de notre cerveau, de nos neurones, de notre histoire… et des langages au travers lesquels nous interprétons le monde qui nous entoure.
Voici ce que j’écrivais sur ce sujet en annexe de mon livre, les Mers de l’incertitude :
Langages et interprétations :
Les langages ne sont pas que des moyens pour communiquer, ce sont, avec la mémoire, les constituants indispensables à toute interprétation mentale : sans eux, nous ne pourrions pas intégrer toutes les informations circulant dans nos neurones. Que faire des informations diffusées en continu par nos cinq sens, tout ce que nous entendons, voyons, touchons, sentons, goûtons ? Comment les rapprocher de ce que nous avons déjà vécu, de ce que l’on nous a raconté, de ce dont on se souvient ? Comment manipuler des concepts sans le support d’un langage ? Comment, sans concepts, construire des scénarios pour le futur ?
Relativité linguistique (Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques)
« Voici le point : le « monde réel » est pour une large part construit inconsciemment à partir des habitudes linguistiques du groupe. Aucune langue n’est jamais suffisamment similaire à une autre pour que les deux puissent représenter la même réalité sociale. Les mondes dans lesquels vivent différentes sociétés sont des mondes distincts, et pas simplement un même monde qui porterait plusieurs étiquettes différentes. » (Sapir, 1929) « Toute langue est un vaste système de formes, différent de tous les autres, dans lequel la culture organise les formes et catégories par le biais desquelles la personnalité non seulement communique, mais aussi décompose la nature, soulignant ou négligeant certains types de phénomènes et construisant ainsi la demeure qu’est la conscience. » (Whorf, 1956).
Langage et sens (Vincent Descombes, les Institutions du sens) :
« On pourrait croire que l’histoire des éléphants n’a rien à voir avec l’histoire du mot « éléphant », mais ce serait une erreur. Grâce à ce mot, l’éléphant entre dans les délibérations des hommes. Or ces discours ont conduit à des décisions concernant les éléphants. »
« La divergence ne porte nullement sur le sens des mots, elle porte sur le sens des choses signifiées par les mots. (…) Dès qu’il y a autrui, le sens de mon geste n’est plus celui que moi, l’auteur du geste, je veux lui donner, c’est le sens que l’autre lui donne. (…) Les individus sont certainement les auteurs des phrases qu’ils construisent, mais ils ne sont pas les auteurs du sens de ces phrases. (…) Mon interlocuteur a tort s’il n’a pas compris ce que j’ai dit dans le sens de ma phrase veut dire dans le contexte. Moi-même, j’ai tort si je prétends qu’il a été dit par moi autre chose que ce qui a été dit par ma phrase en vertu des usages établis. (…) Ces usages établis permettent de décider de ce qui est dit, et donc de ce qui a été pensé, quand quelqu’un se fait entendre de quelqu’un. » 

22 févr. 2011

UN CHIMPANZÉ PEUT-IL, NON SEULEMENT VOIR, MAIS PENSER QU’IL VOIT QUELQUE CHOSE ?

Quand une philosophe s’intéresse au monde animal
Joëlle Proust, dont je donnais hier un patchwork de son livre La nature de la volonté, mène des travaux sur les animaux, dont elle tire toute une série de réflexions passionnantes sur leur comportement, et leur capacité à penser. Une façon originale et efficace de revisiter en conséquence comment nous êtres humains pensons… Voici un patchwork tiré de son livre paru en 2010, Les animaux pensent-ils ?.
Y a-t-il une exception humaine ?
« La maîtrise du langage, la faculté d’apprendre et l’essor de la culture qui lui sont associés permettent à l’humanité de s’extraire de la lutte pour la survie, et d’échapper aux pressions évolutionnaires. (…) Cette représentation naïve est rarement explicitée ; elle forme un compromis entre la conviction centrale (nous ne sommes pas des animaux) et la reconnaissance que les hommes, en effet, sont porteurs de gènes et qu’ils sont les produits de l’évolution. La solution de cette contradiction consiste dans l’idée intuitive que la possession du langage et de la pensée, souvent attribués à l’origine divine des hommes, les élève au-dessus du règne animal et met un terme à l’évolution biologique des hommes. »
« Dès le Xe siècle av. J.C., les religions monothéistes chassent les croyances totémiques et les polythéismes qui divinisaient certains animaux. Dieu a créé l’homme à son image, a fait de lui le centre de sa création, et lui a donné une âme immortelle : l’attrait de ces idées est de permettre de se penser en opposition avec la nature, en particulier avec la nature animale. »

27 janv. 2011

« NOUS AVONS APPRIS À LIRE DES TRACES DES PENSÉES DES AUTRES »

Sur les épaules de Darwin : Lire(1)

Cette émission tourne autour d'une question « simple » : comment la lecture est-elle apparue, alors que, pendant longtemps, elle n'a pas servi à la survie ?

Au départ, l'écriture était la représentation directe et stylisée de ce que l'on voulait signifier. C'est le cas notamment des idéogrammes chinois. Dans ce type d'écriture, il y a une séparation complète entre langue écrite et langue orale : l'idéogramme donne le sens, mais rien n'indique comment il se prononce. Ainsi en Chine, les idéogrammes se lisent et se comprennent dans toutes les provinces, alors que les langues orales locales sont différentes et incompréhensibles les unes pour les autres. (2)

Sont apparus plus tard les signes syllabiques ou alphabétiques. Avec eux, on apprend beaucoup plus vite, car il y a infiniment moins de signes (en général une trentaine, vingt-six pour notre alphabet versus plus de cinquante mille idéogrammes dont cinq mille communs), mais il y a association entre langue écrite et parlée : pour comprendre ce qui est écrit, il faut aussi apprendre la langue orale, les deux sont inséparables.
Une telle différence est nécessairement porteuse de différences culturelles majeures entre nos pays : en Chine, quand on lit, on comprend sans rien entendre ; chez nous, lire, c'est entendre avec les yeux.

Maintenant, retour à la question initiale : comment a pu émerger la lecture, que ce soit celle des idéogrammes ou celles des signes alphabétiques ?
Par utilisation de l'aire du cerveau qui nous sert, à nous comme à tous les animaux, à interpréter le monde dans lequel nous vivons. C'est grâce à elle que nous pouvons distinguer les objets les uns des autres, en extraire des significations, les reconnaître et les regrouper en famille (savoir que deux lions, bien que différents, sont tous deux des lions). C'est aussi cette aire du cerveau qui nous a permis, un jour, d'interpréter les traces que nous observions dans la nature, et comprendre que toute trace est une bête absente.
Un jour, selon une légende chinoise, c'est ainsi que sont nés les idéogrammes : par la compréhension qu'à l'image des traces que l'on trouvait dans la nature, on pouvait dessiner un signe qui correspondrait à un seul objet et le désignerait ainsi parfaitement. Les idéogrammes sont des traces voulues et créées par l'homme pour copier celles de la nature. Donc, après avoir appris à lire les traces laissées dans la nature, nous avons appris à lire des traces des pensées des autres.

Quant à nos lettres, elles ne sont pas non plus des formes arbitraires, ou abstraites, mais correspondent aux formes de la nature. Elles ressemblent aux contours que nous avions l'habitude d'utiliser pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. Les choix étaient contraints par notre capacité de reconnaissance des formes visuelles.

C'est ce que décrivait dès 1839, Victor Hugo dans En voyage, Alpes et Pyrénées : « Avez-vous remarqué combien l'Y est une lettre pittoresque qui a des significations sans nombre ? – L'arbre est un Y ; l'embranchement de deux routes est un Y ; le confluent de deux rivières est un Y ; une tête d'âne ou de bœuf est un Y ; un verre sur son pied est un Y ; un lys sur sa tige est un Y ; un suppliant qui lève les bras au ciel est un Y. (…) Toutes les lettres ont d'abord été des signes et tous les signes ont d'abord été des images. (…) La société humaine, le monde, l'homme tout entier est dans l'alphabet. (…) A, c'est le toit, le pignon avec sa traverse, l'arche, arx ; ou c'est l'accolade de deux amis qui s'embrassent et qui se serrent la main ; (…) ; C, c'est le croissant, c'est la lune ; E, c'est le soubassement, le pied-droit, la console et l'architrave, toute l'architecture à plafond dans une seule lettre ; (…) X, ce sont les épées croisées, c'est le combat ; qui sera vainqueur ? on l'ignore ; aussi les hermétiques ont-ils pris X pour le signe du destin, les algébristes pour le signe de l'inconnu ; Z, c'est l'éclair, c'est Dieu. »

Jean-Claude Ameisen explique enfin qu'apprendre à lire, c'est renforcer tout ce qui est lié à sa propre langue, et oublier le reste : perdre l'équivalence en miroir pour distinguer le b et le d, ou le b et le q ; savoir prononcer les sons de sa langue et ne plus être capable d'articuler les autres… De même, nous apprenons à percevoir les différences subtiles au sein des visages de notre race, mais seulement celles-là. Alors les autres langues deviennent un bruit indistinct, un son comme « bar bar bar » ce qui amènera les grecs à appeler les étrangers des barbares, et les visages des autres races sembleront tous se ressembler.
Ainsi s'ouvrir au monde, c'est d'abord redécouvrir ce que l'on a perdu lors de son apprentissage initial, et redevenir capable d'apprendre que les autres sont aussi riches et singuliers…

(1) Émission du 15 janvier 2011

3 juin 2010

A VAINCRE SANS COMPRENDRE, ON TRIOMPHE INUTILEMENT !

Veni, vidi, vici, sed concepi ? (1)

Difficile de comprendre que pour précisément comprendre, il faut d'abord oublier ce que l'on sait.

Comme je l'ai écrit dans les extraits publiés depuis le début de la semaine, ainsi que dans mon billet sur Mulholland Drive, comprendre, c'est accéder au langage de l'autre, que cet autre soit un individu, un groupe d'individus ou une situation. Si je cherche à comprendre à partir de ce que je sais, je vais projeter mon langage et mes a priori. Il faut d'abord faire le vide, et ne mobiliser que dans un deuxième temps son expertise, ses connaissances, ses langages.

Ensuite, comment savoir si ce que l'on observe est constitué de faits indépendants ou reliés : comment savoir si ce cercle et ce rectangle ne sont que les intersections d'un même cylindre ? Comment reconstruire le puzzle en ne prenant que les pièces qui correspondent à celui-là ?

Difficile si l'on n'est que de passage et impossible si l'on reste à la surface des choses : on ne peut pas savoir ce qui se passe au travers de tableurs excel ou de prétendus systèmes expert. Plus le management sera durable, plus il aura une connaissance intime et personnelle, plus il sera à même de reconstituer les bonnes images et de faire les bonnes liaisons.

A condition que cette connaissance, il ne la mobilise que dans un deuxième temps. Mais s'il n'a pas cette connaissance, il n'aura rien à mobiliser, restera à la surface et ne pourra pas accéder à une compréhension réelle. Comment pourrait-il alors diriger efficacement ? A vaincre sans comprendre, on triomphe inutilement !

(1) Je suis venu, j'ai vu, j'ai gagné, mais ai-je compris ?

1 juin 2010

LA COMPRÉHENSION PASSE SOUVENT PAR L’ABANDON DE LA PENSÉE LOGIQUE ET RATIONALISANTE

Que veut dire David Lynch ?

Une route sinueuse, un accident la nuit. Une jeune femme s'en extrait, chemine péniblement au milieu des broussailles. Elle échoue dans la première maison rencontrée. Deux femmes alors se retrouvent face à face : Rita, celle qui vient d'avoir cet accident, et Betty, celle qui vient de l'accueillir. L'une et l'autre, l'une ou l'autre vont alors essayer démêler les fils de la mémoire perdue de Rita.

Nous sommes spectateurs de ce cheminement aléatoire. David Lynch nous donne, les unes après les autres, des pièces de puzzle et, comme ses héroïnes, nous laisse essayer de reconstituer l'histoire. Mais avons-nous toutes les pièces ? Est-ce que les pièces qu'il nous donne, se rapportent bien à une seule histoire ? Ou alors comme un enfant malicieux ou maladroit, a-t-il mélangé sans nous le dire plusieurs puzzles, puis en a extrait quelques morceaux pris au hasard ?

Comme savoir ? Nous n'avons pas accès à la réalité, mais seulement à la vision que nous en propose David Lynch. Nous sommes vite pris dans les méandres de ce puzzle diabolique, nous aussi nous sommes bringuebalés dans les secousses de Mulholland Drive. Comment accéder à ce qu'il veut nous dire ? Comment comprendre son langage ?

Si j'applique à ce film les clés classiques de l'analyse et de la logique, je bute sans cesse sur des contradictions et des impossibilités. Certains s'obstinent et veulent faire rentrer ce film dans une construction classique : ils cherchent à rationaliser la construction de David Lynch.

Quelle erreur commentent-ils ? Celle de vouloir plaquer sur ce film un langage qui n'est pas le sien. On ne peut comprendre et aimer les films de David Lynch, et singulièrement Mulholland Drive, qu'en oubliant ce que l'on a l'habitude de faire, et en se laissant porter par ce langage qui lui est propre. Comme des toiles d'art moderne, comme des tableaux surréalistes, ces films se contemplent en acceptant de ne pas rationaliser ce que l'on voit.

C'est cette attitude qu'il faut avoir dans la vie face à des problèmes complexes : ne pas chercher à les faire rentrer de force dans nos logiques, mais les accepter comme ils sont. Chaque situation a son propre langage, et nous ne pourrons l'interpréter qu'à partir de ce langage.


31 mai 2010

LANGAGE, INTERPRÉTATION, COMMUNICATION ET DÉCISION

Comment passe-t-on de l'observation à la compréhension et à la décision ?

Je poursuis la présentation de la première partie de mon livre avec des extraits sur les langages qui sont d'abord le moyen par lequel nous structurons notre pensée, avant d'être celui par lequel nous tentons de communiquer, puis sur la décision.

« Le premier langage est celui de notre langue et de ses mots. Mais ce n'est pas le seul qui peuple notre cerveau : les mathématiques ou le jeu d'échecs sont aussi des langages. Là où le profane ne voit que des assemblages de lettres, de chiffres et de symboles, le mathématicien lit le problème et architecture des solutions ; là où le débutant ne voit que des pièces juxtaposées sur un échiquier, le joueur averti voit des configurations avec lesquels il va construire des stratégies.
Ainsi, avec nos langages, nous lisons la situation présente et l'enrichissons de notre expérience tirée de notre passé. De tout ceci, naissent nos interprétations, mélanges du passé recomposé, du présent perçu et du futur imaginé, toutes intimement liées à chaque individu car elles reposent d'abord sur l'histoire personnelle (tant dans sa partie réellement vécue que dans tout l'imaginaire associé), sur les déformations de la mémoire et sur l'analyse de la situation présente, sans parler de la perception que chacun peut avoir du futur. On n'est donc pas près de pouvoir modéliser et prévoir des interprétations individuelles !

Qu'en est-il de la communication entre individus ? Pour faire court, communiquer est un objectif impossible ! Vous êtes surpris par ma formulation, vous pensez que j'exagère… Je ne crois vraiment pas. Quand vous voulez exprimer quelque chose, quoi que ce soit, vous employez des mots qui correspondent, pour vous, au sens que vous voulez donner. Pour cela, vous vous référez à votre mémoire et à la compréhension que vous avez de ce que vous voulez dire. Celui qui reçoit votre message, l'interprète, lui, à partir de son histoire, son expérience et l'ensemble de ses ressorts émotionnels propres. Les deux sont, sauf en cas d'histoire commune longue et dense, structurellement différents. Comment arrivons-nous alors à communiquer ? Par l'existence d'usages et de règles collectives qui ont construit progressivement des sens communs. Par des ajustements progressifs et aussi beaucoup grâce à la communication non verbale : celle-ci ne passe plus par les mots, mais sollicite essentiellement les neurones miroirs qui nous permettent de « lire l'autre »

(…) Supposons d'abord que nous sommes face au cas le plus simple : je suis seul à décider. Dans ce cas limite et un peu théorique, nous savons donc répondre à la question « qui décide ? ». La réponse est moi. Certes, mais comme nous l'avons vu précédemment, ma décision va reposer sur une interprétation, interprétation fonction de ma mémoire, de mon histoire et de ma perception de la situation. Comme je ne peux pas penser en dehors de mes propres langages, je ne peux pas être conscient des présupposés qu'ils induisent. En ce sens, je ne peux donc pas vraiment comprendre comment je décide.

De plus, comme ma mémoire et mon histoire se recomposent sans cesse, mon identité change continûment et de façon imprévisible : je ne peux pas savoir qui je serai vraiment demain, du moins pas assez précisément pour en déduire ce que je déciderai. Ainsi ce « moi » qui décide est-il constamment en évolution : je ne sais plus vraiment qui j'étais car ma mémoire fluctue, je ne sais pas vraiment qui je serai car cela dépendra ce qui va m'arriver. »1


(1) Extraits des Mers de l'incertitude p.40-41et 44-45

17 oct. 2009

"LA MAMAN DES POISSONS, ELLE EST BIEN GENTILLE"

Quand Boby Lapointe joue sur les mots

Les mots ne structurent pas seulement notre communication, mais aussi toutes nos pensées et interprétations : nous pensons au travers de nos mots.
Du coup, jouer sur les mots est une gymnastique essentielle. Boby Lapointe est un excellent entraineur dans ce domaine !

13 oct. 2009

ATTENTION À LA FORCE DES MOTS

Homosexuel et PD ne sont pas des synonymes

Je n'ai pas sur ce blog pour habitude de commenter l'actualité directe, ni d'intervenir dans les polémiques en cours. Je vais faire une exception, car la polémique autour de Frédéric Mitterrand est symptomatique de l'importance des mots et des fausses interprétations qu'ils peuvent déclencher.
Pourquoi ? Parce qu'au cœur des échanges, il y a la confusion entre homosexualité et pédophilie. Or comment appelle-ton communément les homosexuels ? Des PD. Que veut-dire PD ? C'est le diminutif pour pédéraste. Pédéraste est plus fort que pédophile, puisque la terminaison « eraste » vient du verbe grecque qui veut dire aimer au sens fort, c'est-à-dire de façon amoureuse (to love en anglais), alors « phile » vient lui du verbe aimer au sens faible (to like en anglais) 


Or le mot pédéraste ne fait en aucune façon référence à l'homosexualité, c'est étymologiquement tout adulte qui est amoureux d'un enfant. Donc aussi bien un homme avec une fillette, ou une femme avec un enfant, garçon ou fille. La pédérastie ou la pédophilie ne sont en aucun cas l'apanage des homosexuels : il suffit de voir le nombre d'affaires d'incestes dans lesquelles des pères ont abusé de leur fillette pour s'en convaincre.
Alors pourquoi appeler des homosexuels des PD ? Il n'y a pas plus de raisons de les appeler ainsi que n'importe quel hétérosexuel. Essayez d'appeler ainsi un quidam quelconque et vous allez voir sa réaction… Le fait d'avoir laissé s'installer cette appellation et de ne pas s'être révolté contre en dit long de nos interprétations et de nos préjugés collectifs : à force d'entendre appeler des homosexuels des PD, nous nous attendons à ce qu'ils soient pédophiles. Or ce n'est pas le cas !
Les mots que nous employons structurent nos interprétations : nous pensons par eux, nous associons souvenirs, présent et futur au travers d'eux, nous les chargeons de notre vécu (voir «  A coup de mots, nous interprétons le monde » et « Il est impossible de se faire comprendre »)

Dans son intervention sur TF1, Frédéric Mitterrand, dans sa défense (rien que le fait que l'on en soit à parler de défense montre la portée et le danger de l'amalgame fait), a commis une autre maladresse de vocabulaire : il a parlé de garçon. Dans son vocabulaire personnel, le sens qu'il met à garçon est seulement celui de personne de sexe masculin. Malheureusement, communément, quand on parle de garçon, la plupart pense à de jeunes enfants. Ce décalage ne va rien arranger…
Enfin quant à la Thaïlande, tout personne qui y est allé – ce qui est mon cas –, aura vu que si malheureusement, le commerce du sexe y est très répandue, il concerne d'avantage celui de très jeunes filles que de jeunes garçons…
Donc faisons attention, une fois de plus, aux mots que nous employons : ils sont porteurs de sens, forment et déforment nos interprétations. Les homosexuels ne sont pas plus des PD que les hétérosexuels ne le sont. Appeler les homosexuels des PD, c'est entretenir la confusion, et cacher implicitement que la pédophilie est très largement d'abord un drame hétérosexuel.




27 mai 2009

LA HAUTEUR DU MONT BLANC DÉPEND-ELLE DE LA MANIÈRE DONT ON LE GRAVIT ?

Florilège issu de « Recherches philosophiques » de Ludwig Wittgenstein

C'est ainsi, par exemple, que les enfants donnent un nom à leurs poupées et qu'ensuite ils parlent d'elles et s'adressent à elles. À cet égard, pense à quel point il est étrange d'employer un nom de personne pour interpeller la personne qui porte ce nom.

Lorsque M. Un Tel meurt, on dit que le porteur du nom meurt, mais non que la signification du nom meurt. Et parler ainsi serait absurde, car si le nom cessait d'avoir une signification, il n'y aurait aucun sens à dire : «M. Un Tel est mort. »

« Le rouge existe » car, s'il n'y avait pas de rouge, on ne pourrait pas du tout parler de lui.

Suppose qu'au lieu de dire à quelqu'un : « Apporte-moi le balai ! », tu lui dises : « Apporte-moi le manche du balai avec la brosse qui y est fixée ! ». La réponse n'est-elle pas : « C'est le balai que tu veux ? Pourquoi donc t'exprimes-tu si bizarrement ? » Comprendra-t-il mieux la phrase sous la forme plus analysée ?

Le jeu n'est pas délimité sous tous rapports, par des règles ; mais il n'existe pas non plus de règles déterminant à quelle hauteur, par exemple, on est autorisé à lancer la balle de tennis ou avec quelle force ; pourtant le tennis est lui aussi un jeu, et il a lui aussi des règles.

L'idée est en quelque sorte posée sur notre nez comme des lunettes à travers lesquelles nous verrions ce que nous regardons. Il ne nous vient même pas l'esprit de les enlever.

Celui qui promet, de jour en jour : « Demain je viendrai te voir » dit-il tous les jours la même chose ? Ou chaque jour quelque chose d'autre ?

« Je me rappelle parfaitement que, quelques temps avant ma naissance, je croyais que... »… Est pourvue de sens la phrase que l'on peut non seulement dire, mais aussi penser.

Le rêve se produit-il vraiment pendant le sommeil, ou est-il un phénomène imputable à la mémoire de l'homme réveillé ?

On peut se méfier de ses propres sens, non de sa propre croyance... La conviction, on la ressent en soi, on ne la tire pas de ses propres paroles, ou du ton sur lequel elles sont prononcées.

Le triangle peut être vu comme un trou de forme triangulaire, un objet, un dessin géométrique, comme reposant sur sa base ou suspendu par son sommeil, comme une montagne, un coin, une flèche ou un signe indicateur, comme un objet renversé qui aurait dû (par exemple) reposer sur son côté le plus court, comme la moitié d'un parallélogramme, et comme d'autres choses encore.

La cécité à l'aspect est apparentée au manque d' « oreille musicale ».

La vache mâche du fourrage, et sa bouse sert ensuite d'engrais à la rose, donc la rose a des dents dans la gueule de l'animal. Il ne serait pas absurde de le dire, car on ne sait pas de prime abord où chercher les dents de la rose.

Il serait étrange de dire : « La hauteur du mont Blanc dépend de la manière dont on le gravit. »

26 mai 2009

NON, VOUS NE PERDEZ JAMAIS DU TEMPS !

Partez à la recherche de ce que vous avez fait de votre temps

« Perdre du temps », quelle drôle d'expression ! Comme je l'ai déjà écrit dans un article paru en septembre 2008 : « Le temps est la seule chose que l'on ne peut pas perdre ». On peut perdre un stylo, un portefeuille, un ami… mais le temps, non. Il est toujours là avec moi, pas de risque de le perdre…

Certes Proust est bien parti à sa recherche, mais il visait là le temps passé, le temps révolu, celui dans lequel nous nous noyons comme dans un brouillard. Il est allé fouiller les arcanes de ses souvenirs jusqu'à retrouver ce temps perdu.

Aujourd'hui, quand on parle de temps perdu, on parle de temps présent.

Notre société est malade de « présentisme » : elle ne pense plus que dans l'instantané, dans l'immédiat, dans l'urgence. Mais est-ce encore de la pensée ?

Est-ce au moins de l'action ? Si l'on entend par action, capacité à entreprendre quelque chose, je crois que le plus souvent, ce n'est pas non plus de l'action, mais juste de l'agitation, de l'effervescence, de la dispersion.

On confond mouvement et avancée, déplacement et progression.

Les gens qui courent pensent qu'ils gagnent du temps. Mais pendant qu'ils courent, que font-ils d'autres que courir ? Et ce temps « gagné » que vont-ils en faire ? Car on ne gagne pas de temps, on ne perd pas de temps, on fait une chose ou une autre.

Quand je choisis de me déplacer plus lentement, comme je n'ai pas besoin de consacrer mon attention à mon déplacement, je peux profiter de ce temps pour lire, discuter ou simplement réfléchir. Qui gagne du temps ? Celui qui court ?

Je crois que cette phobie collective liée à la perte du temps, à quelque chose à voir avec cette maladie du « présentisme » : nous ne vivons plus qu'au présent, présent qui nous échappe et que nous avons le sentiment de perdre constamment. Alors plutôt que de nous remettre en cause, nous accusons ce temps qui nous échappe, sans voir que ce n'est pas le temps qui nous échappe, mais ce que nous en faisons.

Ce que nous perdons, ce n'est pas du temps, mais notre vie.

Et si chacun prenait le temps de se poser, et partait à la recherche non pas du temps perdu, mais de ce qu'il a fait du temps qu'il avait…

20 févr. 2009

LE VRAI PROTECTIONNISME NE RIME PAS AVEC LE NATIONALISME

Les vraies protections ne peuvent venir que du dépassement des réflexes nationalistes et de l'émergence de règles mondiales.

Souvenir de la grande bataille de l'école privée en 1984 : une des grandes forces des opposants à la réforme de l école privée a été de réussir à ne plus parler de la défense de l'école privée mais de l'école libre. Qui pouvait-être contre la défense de l'école libre ?

La force des mots qui, une fois de plus, structure les interprétations : nous pensons à partir et avec le langage.

Aujourd'hui il y a un nouveau mot « magique » : le protectionnisme. Je m'en suis rendu compte dernièrement suite aux réactions suscitées par mon article « N'écoutons pas le chant des sirènes du protectionnisme », article qui a été repris sur AgoraVox. En fait, dès que l'on s'élève contre le protectionnisme, on est tout de suite taxé de ne pas vouloir de protection, d'être ultralibéral, de défendre les puissants, les forts…

Or derrière ce mot de protectionnisme que trouve-t-on ? La plupart du temps la montée des égoïsmes nationaux, la peur de l'autre, l'idée qu'il faut garder pour soi ses richesses.

Cette montée, si on la laisse se développer, aura pour conséquence de désorganiser les systèmes de production et d'accélérer la crise… et de diminuer en fait le niveau des protections ! Ce sont les plus fragiles – dans nos pays et ailleurs – qui seront les premières victimes de cette crise approfondie.

Il y a donc pour moi comme un « hold-up sémantique » : non le vrai protectionnisme n'est pas la juxtaposition des nationalismes, c'est la création de nouvelles règles mondiales qui vont réellement pouvoir protéger les plus faibles et organiser des contrepouvoirs.

Faisons attention à cette force des mots qui vient biaiser tous les réflexions et conditionnent nos émotions collectives. Ne nous laissons pas emporter par nos réflexes reptiliens qui peuvent nous dresser les uns contre les autres…

4 févr. 2009

IL EST IMPOSSIBLE DE SE FAIRE COMPRENDRE

Communiquer est un objectif impossible.
Vous êtes surpris par ma formulation, vous pensez que j’exagère… Je ne crois vraiment pas. Je vais essayer de m’expliquer, même si vouloir expliquer que « communiquer est impossible » est une activité paradoxale !
Quand vous voulez exprimer quelque chose – quoique ce soit –, vous allez employer des mots qui vont, pour vous, correspondre au sens que vous voulez donner, à votre interprétation. Vous allez accompagner cette communication verbale d’une communication physique qui va émaner de vous à ce moment-là.
Celui qui va « recevoir » votre message – ce mélange de verbal et de physique – va lui l’interpréter à partir de son histoire, son expérience et l’ensemble de ses ressorts émotionnels propres.

Prenons, par exemple, un cas extrêmement simple : vous voulez parler, pour une raison ou une autre, d’une table. Vous employez le mot sans précaution particulière, sans y mettre aucun affect, sans accompagnement corporel. Vous parlez « techniquement » d’une table. Vous êtes neutre et calme. La table est un objet simple que tout le monde connaît. Pas de problème donc, pas de raison de « se prendre la tête », n’est ce pas ?

Oui, mais il se trouve que celui à qui vous parlez a un père menuisier qui avait pour marotte de faire des tables.
Toute son enfance, votre interlocuteur l’a passée auprès de ce père, sa mère étant morte alors qu’il était très jeune. Un père castrateur, donneur de leçons et qui lui répétait tout le temps : « Tu vois, des tables comme celles-là, tu ne sauras jamais en faire. ». Et effectivement, plus tard, il avait tout à fait autre chose.
Et c’est à lui que vous parlez de table. Pas de chance, vous êtes debout, lui assis. Et vous êtes son supérieur hiérarchique… Imaginez alors si, en plus, il venait d’apprendre la mort de ce père… Peu de chances qu’il vous écoute vraiment : Avec ce petit mot de « table », vous venez de réveiller tout un passé enfoui. Il ne peut plus vraiment vous écouter. Il voit son père…

Évidemment cet exemple est caricatural. Vous n’avez à peu près aucune chance de vous retrouver dans une situation aussi extrême. Aussi ne prenez pas trop de précautions pour parler de table !

Bien sûr, en général, ce que l’on a à évoquer est beaucoup plus compliqué qu’une simple table ! Alors faites attention à ne pas croire qu’il va suffire de parler clairement pour être compris.

Quelques « conseils » pour essayer d’atteindre l’objectif impossible de la communication :

- Ne pas hésiter à utiliser plusieurs façons pour parler du même sujet. Plus vous multiplierez les chemins explicatifs, plus vous augmenterez la probabilité d’être compris correctement. Malheureusement, ceci n’est souvent pas possible, car cela demande du temps et de la disponibilité chez l’autre.
- Communiquer au travers d’histoires, se rapprochant le plus possible de situations simples de la vie courante. C’est ce que je viens de faire avec mon « histoire de table ». La Bible en est truffée, il doit y avoir une raison (on appelle ces histoires-là des paraboles, c'est plus chic, mais c'est la même idée !).
- Faire attention à son langage corporel qui va porter implicitement une grande partie du message. Par exemple, si vous avez à répondre à une question et que vous voulez enclencher un échange, ne jamais le faire en restant debout : toujours être assis au même niveau pour engager un mode équilibré.
- Et bien sûr, faire un « bouclage » pour comprendre à votre tour ce que l’autre a compris.
Ce ne sont que des pistes. L’important est en fait simplement dans cette phrase : « Comprendre qu’il est impossible de communiquer réellement, et donc être vigilant dès que l’on cherche à le faire… ».

Me suis-je fait comprendre ?


Sur ce thème du langage, vous pouvez jeter un coup d’œil aux articles que j’ai écrit sur le sujet (CLIQUER) et aussi regarder la vidéo ci-dessous sur « Comment la mémoire peut nous tromper »

12 nov. 2008

TANT QUE L’ON PARLE DE « QUOTA », IL Y A PEU DE CHANCES QU’UNE APPROCHE MARKETING RÉELLE S’AMORCE

La culture dominante de ce groupe pétrolier était industrielle, aussi la distribution avait été pensée jusqu’alors comme une activité de logistique dont le rôle principal était d'acheminer efficacement le carburant jusqu'au client final. Pas question alors d’en faire le lieu d’un service pour les clients : c’était juste un endroit facile d’accès où l’on pouvait être servi – s’il y avait encore alors de pompistes – en carburant. Un point, c’est tout.
Mais depuis lors, les temps avaient changé : la concurrence entre groupes pétroliers était de plus en plus réelle, et surtout un nouvel acteur était apparu, les grandes surfaces. Du coup, l’entreprise s’était mise au marketing et revoyait toute son approche dans les stations-service.
Or dans le même temps, elle continuait à parler non pas de sa part de marché, mais de son « quota » ! Cette expression issue de son histoire était tellement inscrite dans les habitudes qu’il a fallu plus d’un an pour que chacun – Direction Générale y compris – passe à la part de marché : ce changement était nécessaire, car on ne « voit pas le monde » de la même façon quand on parle de sa part de marché ou de son quota.
Attention aux mots que vous employez, ils vont mobiliser différemment vos inconscients collectifs…

(EXTRAIT DU LIVRE NEUROMANAGEMENT)

11 nov. 2008

QUAND LES MOTS VIENNENT CONTREDIRE LE CHANGEMENT

Cet établissement financier avait décidé de transformer son organisation France. L'entreprise était classiquement structurée en Directions Régionales regroupant les agences. Ces dernières faisaient marginalement de l'accueil physique et majoritairement du contact téléphonique, et étaient « propriétaires » d'un portefeuille clients, ceux qui habitaient sur son territoire.
Dans la nouvelle organisation, elles ont été maintenues, mais aucun portefeuille clients ne leur était plus rattaché : les appels téléphoniques étaient gérés par un système central qui les routait en fonction des disponibilités locales et de quelques critères de priorité.
C'était un changement extrêmement important non seulement sur le plan technique, mais aussi sur le plan du management puisque le rôle et le métier de chaque agent se trouvaient modifiés en perdant sa dimension géographique.
Dans un changement de cette ampleur, le rôle de la Direction – et singulièrement des Directeurs Régionaux – est essentiel pour indiquer la cible et accompagner le mouvement. Or le métier même du Directeur Régional était profondément changé, puisqu'il n'était plus, lui aussi, responsable géographiquement des clients.
Le maintien du nom « Directeur Régional » a été un facteur de confusion et n'a pas indiqué la portée du changement, puisque le mot de « Régional » a été maintenu. Une appellation comme « Directeur Délégué » aurait été préférable.
On a constaté, au bout d’un an, que la plupart des Directeurs Régionaux ne portaient pas la nouvelle réforme et que l'organisation commerciale avait du mal à se l’approprier.
Le maintien du nom n’a pas été à lui seul la cause de ses difficultés, mais il y a contribué : le langage interne était en contradiction avec l’objectif.

15 oct. 2008

Livrer l'ancien produit en croyant diffuser le nouveau…

J'étais responsable marketing d’un shampooing qui était en position de challenger sur son marché et souffrait d‘un packaging inadapté. Résultat : quasiment aucunes ventes et mon produit dormait tranquillement sur les étagères.
L’entreprise voulant à tout prix déloger le leader, une relance forte venait d’être décidée : elle s’appuyait notamment sur une refonte complète du packaging. Il restait en usine un stock important de l'ancien packaging, cependant, au vu de la faiblesse des rotations, il avait été décidé de lancer immédiatement le nouveau. En conséquence, j’avais dit à l'usine de classer le stock restant en obsolète.
Mais, les linéaires des magasins étant encore remplis avec l’ancien, il n’y avait pas de commandes pour mon produit et le nouveau packaging ne se diffusait pas. Pour accélérer le changement, le Directeur Général a alors décidé de rajouter sur toute palette livrée une couche gratuite de ce shampooing : comme tout magasin recevait des livraisons au moins une fois par mois, le nouveau packaging serait ainsi partout présent rapidement.
Quelques jours après le lancement de l'opération, le Directeur Général m'appelle et me dit : « Je viens de faire un tour dans quelques magasins et je suis allé dans les réserves : la couche gratuite de votre shampooing, ce n’est pas le nouveau, c’est l'ancien packaging ! Bravo, c’est exactement l'inverse de ce que nous voulons faire. Vérifiez ce qui se passe ».
J'appelle immédiatement l'usine qui me répond : « Eh bien oui ! Nous avons compris que tu avais lancé cette action pour nous débarrasser du stock de l’ancien packaging. Le fait d’avoir classé en obsolète l’ancien ne bloque que les livraisons réellement vendues. Comment voulais-tu que l’on pense que vous puissiez donner gratuitement les nouveaux produits !».
Pour le marketing, il était évident que livrer l’ancien c’était gaspiller de l’argent ; pour l’usine, c’était l’inverse.
Abîme qui séparait nos interprétations et qui nous conduisait à faire le contraire de ce que l’on voulait....
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12 sept. 2008

"Supportez" vous les uns les autres !

Prenez le mot « support ». Ce mot apparemment anodin est utilisé constamment dans les entreprises : on parle de direction support, de support logistique, de « supporter les efforts »... Ce mot est en fait un anglicisme et vient « to support ».
Or nos références linguistiques françaises donnent un tout autre sens au mot « supporter » : quand les parents disent « j'ai du mal à supporter le bruit que font les enfants » ou que symétriquement les enfants disent « je ne fais que supporter mes parents », le mot a un sens clairement péjoratif.
Aussi quand il est utilisé en entreprise, même si son sens est parfaitement compris rationnellement – à savoir dans le sens anglais de l'expression –, est-ce qu'il n'est pas interprété inconsciemment négativement par les individus ? Ou, à tout le moins, ne déclenche-il pas des effets secondaires non contrôlés ?
Lorsqu’une Direction Générale dit qu'elle va apporter du support aux usines, quand le siège envoie du support, est-ce que, de façon inconsciente, il n'envoie pas un message négatif aux usines : est-ce comme des parents qui supportent le bruit, que le siège supporte les usines ? A l'inverse ce mot « support » utilisé en milieu anglo-saxon, ne pourra pas générer d'interprétation négative.
Difficile monde de la globalisation. Et nous sommes condamnés à le supporter... dans les deux sens du terme.
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