17 janv. 2012

« REGARDEZ, NOTRE TGV A DÉRAILLÉ ! »

Comment savoir ce qui se passe vraiment ?
Voilà une heure et demie que nous avions quitté Paris. Besoin de savoir où nous nous trouvions, car nous étions partis en retard. Quelques secondes plus tard, grâce à mon iPhone et à Google Maps, j’avais la réponse : nous nous trouvions encore au Nord de Macon.
En regardant, mon écran, je ne pus m’empêcher de laisser échapper à voix basse, mais suffisamment haute pour que mon voisin pût m’entendre : « Tiens, nous venons de dérailler ! »
A son regard, je vis qu’il me prenait pour un fou. Aussi me tournant vers lui, je continuai, cette fois, à voix haute :
« Eh bien oui, selon mon iPhone, le TGV vient de dérailler. Le GPS est trop fiable. La technologie ne peut pas se tromper. Qui a raison lui ou nous ? »
Il me regarda alors, en pensant que vraiment, j’étais un fou. Je poursuivis, en tournant vers lui mon iPhone :
« Regardez mon écran. Voyez ce point, c’est notre train, et le trait le rail. Depuis un moment, le point n’est plus sur le rail. Donc nous avons déraillé. »
Je marquai une pause pour laisser un peu plus le malaise s'emparer de lui.
« Il est vrai que nous sommes dans le train, et que nous pouvons constater que le TGV n’a pas déraillé. Donc le GPS ou la carte de Google Maps doivent se tromper. Si notre train n’était plus sur les rails, nous nous en serions rendus compte. Mais maintenant imaginez que vous êtes au siège de la SNCF, que vous suivez grâce à ce logiciel le bon déroulement des voyages en TGV, et que vous vous fiez là-dessus pour déclencher les alertes. Vous êtes devant un tableau de commandes, vous n’êtes pas dans le train, vous avez seulement cette application. Pour vous, c’est sûr, le train a déraillé. Donc vous déclenchez l’alerte, vous envoyez gendarmes, secours, hélicoptères, et tutti quanti ! »
Il me regarda en souriant et nous avons continué à parler de la fragilité des tableaux de bord et des outils de pilotage.
Car, ainsi va la vie, nous croyons avoir accès au réel, alors qu’en fait, nous n’avons accès qu’à une représentation du réel, et nous n’arrêtons pas d’envoyer des hélicoptères pour des TGV qui n’ont pas vraiment déraillé.
A propos, sommes-nous si sûrs que le PIB mesure vraiment ce qui se passe dans un pays ? Et les taux de croissance et d'inflation ? Et les prévisions sur ces mêmes indicateurs ? Sommes-nous en train de dérailler ? ....

16 janv. 2012

TRUFFES ET INNOVATIONS, MÊME COMBAT !

Sans processus rigoureux, les innovations restent méconnues et non valorisées
La saison des truffes est aussi de retour. Pour s’en persuader, il suffit de marcher dans les rues de Richerenches1, un samedi matin  pour être envahi des arômes entêtants de ce diamant noir.
Comment sont-elles arrivées là ? Est-ce le fruit du hasard ou d’une recherche méthodique ?
Les deux à la fois.
La naissance de la truffe, même si elle peut être stimulée – on plante des jeunes chênes dits truffiers, c’est-à-dire « ensemencés », et on choisit le bon terrain, celui où l’on sait que l’on a trouvé des truffes dans le passé, ou à proximité d’une truffière existante – et encouragée – on retourne le sol, mais pas trop, on arrose s’il le faut, mais pas trop… –, reste un phénomène largement non maîtrisée, et très aléatoire. Sa naissance n’a vraiment rien à voir avec le  processus organisé et structuré des autres cultures, comme par exemple celle du blé ou du maïs.
Mais si sa naissance est dominée par le hasard, sa recherche ne l’est elle pas du tout : on ne trouve pas les truffes en se promenant au beau milieu des arbres et en rêvassant. Elle est le fruit d’une méthode rigoureuse et éprouvée2. D’abord avoir des chiens dressés et obéissant à leur maître : cet apprentissage est un préalable long et indispensable, car un chien ne nait pas truffier, il le devient. Ensuite, venir deux fois par semaine et s’assurer que les chiens vont bien parcourir systématiquement toute la truffière : on met alors en œuvre méthodiquement ce qui est le résultat de l’apprentissage. Enfin trier le résultat final – en séparant les variétés, mélanosporum ou brumales, et en les calibrant –, et mener la négociation avec l’acheteur : cette tâche de finalisation est rapide, mais essentielle, car elle peut accroître significativement la valeur du lot.
Ainsi si la truffe naît largement par hasard – ou plus exactement, selon des lois que nous ne maîtrisons pas vraiment –, c’est un processus précis et complexe qui l’amène dans les rues de Richerenches.
Mais me direz-vous, tout le monde n’a pas l’occasion de s‘y promener, et ses effluves ont beau être fortes, elles n’atteignent pas le métro parisien. Certes, mais on peut en être averti par un commentaire à la radio, ou une apparition d’un plan sur le menu d’un restaurant.
Oui, mais tout le monde n’écoute pas la radio au moment précis où l’on va en parler, ni n’a les moyens d’aller dans un restaurant de luxe. Donc pour la plupart des gens, rien n’est arrivé, et la vie continue comme avant, truffe ou pas.
Ainsi va le monde… et ainsi va l’innovation :
-        Comme la truffe, l’innovation naît dans des terrains fertiles et ensemencés, mais selon des logiques qui nous échappent et que nous ne maîtrisons pas vraiment, joie de la « serendipity ».
-        Comme la truffe, sans processus documenté, précis et rigoureusement suivi, l’innovation reste théorique car inconnue, et non rentable, car mal valorisée.
-        Comme la truffe, cette innovation, une fois révélée, le sera au bénéfice des acteurs qui seront sur son marché au bon moment et au bon endroit. Les autres en profiteront… mais devront payer le prix cher, pour le plus grand bénéfice des innovateurs.
(1) Situé en Drôme provençale, le marché aux truffes de Richerenches est le premier marché français. Voir à ce sujet, l’article que je lui avais consacré l’année dernière : Tu m’en donnes combien de mon lot ?

13 janv. 2012

NO FUTURE ?

Peut-on vivre coupé du reste de l’univers ?
A partir de cette semaine, je vais me servir des billets du vendredi pour vous parler de livres lus, films vus, musique entendues ou toute autre émotion ressentie qui, pour une raison ou une autre, sont en résonnance avec le propos de mon blog.
Pour commencer cette « série », quelques lignes sur un livre que j’ai terminé dernièrement, « Spin » de Robert Charles Wilson, un livre de science-fiction comme je les aime, c’est-à-dire ceux qui, à partir d’un décalage plus ou moins grand, nous emmènent dans des mondes qui, tout en restant les nôtres, deviennent au détour de chaque page, un peu plus troublants. Occasions de voyages mentaux qui remettent en perspective ce que nous vivons quotidiennement.
Dans Spin, toute l’action se situe de nos jours. Rien de spectaculaire, aucune technologie décoiffante, aucune prouesse mentale… sauf une : un soir, sans que personne ne sache pourquoi, ni ne comprenne comment, la Terre est coupée du reste de l’univers. Elle est « emballée » dans une sorte de couverture isolante, une barrière qui lui masque toutes les étoiles sauf le soleil. Et ce n’est pas tout, cette couverture accélère le temps sur Terre qui s’écoule des millions de fois plus vite. Du coup, la mort du Soleil est proche, et il ne reste aux humains que quelques dizaines années à vivre.
Comment vivre alors sans futur ? Faut-il accepter ce « no future » ? Peut-on faire de ce qui nous dépasse l’occasion de nouvelles découvertes ?
A partir de cette idée troublante, en s’appuyant sur la vie de deux jumeaux, Diane et Jason, et de leur meilleur ami, Tyler, Robert Charles Wilson construit une histoire qui donne le vertige. Il mélange intelligemment  des préoccupations écologiques – Cette barrière limite-t-elle le futur de l’humanité ou matérialise-t-elle les conséquences de notre consommation de notre planète ? –, scientifiques – Peut-on en prenant appui sur le temps, modifier des évolutions ? –, et philosophiques – Comment pourrions-nous ne pas être nous aussi les fourmis d’autres qui nous dépassent ? –.
Une promenade que je recommande…

12 janv. 2012

… MAIS NOUS SOMMES AUSSI SOUMIS À TOUS LES GAINS POTENTIELS

Incertitude, cloisonnement et propagation (3)
Revenons à la partie de dés, où si vous faites quinze fois de suite un « 6 », vous perdez tout, et complétons la règle avec les ajouts suivants, si vous faites une série de quinze chiffres identiques autre que le « 6 », vos avoirs seront multipliés par un facteur dix si c’est un « 1 », cent si c’est un « 2 », mille si c’est un « 3 », un million si c’est « 4 » et un milliard si c’est un « 5 ».
Si vous êtes seul à jouer, peu de chances de gagner ou de perdre. Vous n’allez pas vous intéresser à ce jeu.
Si c’est à nouveau la planète qui joue pour vous, vous avez une chance sur soixante-sept de tout perdre, et une chance sur treize de multiplier vos avoirs (dix fois, cent fois, mille fois, un million de fois, un milliard de fois).
Alors toujours nerveux ? Moins n’est- ce pas. Vous seriez même peut-être à jouer, non ? Surtout si je change les probabilités, et qu’il suffit, par exemple, d’une série de dix chiffres identiques pour gagner, et toujours quinze pour perdre…
Voilà le jeu auquel joue notre planète : certes les incertitudes se propagent à toute vitesse, mais les bonnes comme les mauvaises, et nous sommes d’abord riches de notre diversité et de nos échanges.
Pourquoi ?
Parce que l’incertitude, le désordre et les échanges sont le moteur du vivant : plus il y a d’incertitude, de désordre et d’échanges, plus la vie se développe. On ne protège pas la vie en la cloisonnant, au contraire.
Penser aux risques des mariages consanguins : le métissage enrichit l’ADN du monde, le cloisonnement l’appauvrit.
Avec le retour à l’isolement et la remontée des barrières, nous ne serions pas plus riches, mais plus fragiles : moins d’innovation, moins de puissance dans la recherche, moins de performance dans les nouveaux produits. Les laboratoires et les chercheurs se nourrissent des découvertes des uns et des autres, les améliorations techniques inventées dans une usine se répandent partout, la création musicale ou littéraire rebondit d’un lieu à l’autre, internet est une immense agora collective.
Alors ayons l’attitude du joueur, et n’ayons plus peur de l’incertitude : elle est la garante de notre survie et notre développement…

11 janv. 2012

CHACUN DE NOUS EST SOUMIS À TOUTES LES INCERTITUDES…

Incertitude, cloisonnement et propagation (2)
Il y a dix ou vingt ans, nous n’étions, chacun de nous, soumis qu’à l’incertitude de ce qui était autour de nous, à portée de notre vue et notre toucher. Nous savions que nous pouvions subir le décès imprévu d’un de nos proches, que le ticket de loterie que nous venions d’acheter pouvait être gagnant ou pas, qu’un client pouvait nous faire défaut, qu’une machine pouvait brutalement se casser, qu’il était imprudent d’affirmer qu’il ferait beau demain, etc.
Par contre, ce qui se passait dans le lointain, dans une autre ville, un autre pays, un autre continent, cela ne nous concernait pas. Nous pouvions regarder serein les informations, sans nous sentir impliqué, car cela n’avait pas de conséquences directes sur notre vie quotidienne, sur notre famille, sur notre emploi, sur notre entreprise, sur notre pays. Ou plutôt la vitesse de propagation des effets était suffisamment lente, pour que nous ayons le temps d’être informés et d’avoir mis en place des actions correctives. Donc ce n’était plus incertain pour nous.
Le monde était donc partitionné, cloisonné, et nous en avions l’habitude. Nous étions protégés des incertitudes des autres. Certes le champ géographique de propagation des incertitudes s’était étendu au rythme du développement de l’énergie et des transports, mais jusqu’à ces dernières années, la vitesse de propagation restait limitée.
Avec le déferlement de l’informatique, des télécommunications et d’internet, cette partition du monde a volé en éclat. Tout se propage instantanément, et nous sommes directement et immédiatement exposés à toutes les incertitudes. Et dès lors, l’aléa change de dimension, et nos peurs se lèvent.
Pour être encore plus clair, je vais prendre une image simple : imaginez que vous jouez aux dés et que, si jamais vous faites quinze fois de suite un « 6 », vous perdez tout ce que vous avez. Si vous êtes seul à jouer, vous ne risquez pas grand chose : vous n’avez qu’une chance sur 615 de perdre, soit moins d’une chance sur 470 milliards. Vous pouvez être détendu, car la probabilité de la catastrophe est négligeable. Si maintenant c’est l’ensemble de l’humanité qui joue, c’est-à-dire sept milliards de joueurs, et qu’il suffise que l’un quelconque fasse cette séquence pour que vous perdiez tout, c’est une tout autre histoire, car vous avez maintenant une chance sur soixante-sept. Vous allez devenir très nerveux.
Eh bien, c’est exactement ce qui se passe depuis peu : chacun de nous est soumis au jeu de tous les autres.
Que faut-il faire alors ? Essayer de reconstruire la partition du monde ? Prôner le suicide collectif et immédiat, car il ne sert à rien de différer l’holocauste ?
(à suivre)

10 janv. 2012

L’INCERTITUDE EXPLOSE… OU DU MOINS C’EST CE QUE NOUS PERCEVONS

Incertitude, cloisonnement et propagation (1)
Chacun se sent pris, comme emporté, par les vagues de l’incertitude. L’imprévu déferle sans cesse, et les prévisions sont balayées, les unes après les autres. L’horizon du court terme se rapproche, et bien peu de responsables économiques se risqueraient à s’engager trop en avant.
Que se passe-t-il ? Le monde est-il donc devenu brutalement incertain ? Ou sommes-nous devenus, du jour au lendemain, incapables de nous projeter dans le futur ?  Faut-il redorer le blason des cartomanciennes, et aller tirer les cartes pour construire des plans stratégiques ?
Non, bien sûr.
Comme j’ai eu l’occasion de l’expliquer sur ce blog, et longuement dans la première partie de mon livre, les Mers de l’incertitude, l’incertitude était là de tous temps, car elle est le moteur du monde. Depuis le Big-Bang, tout se complexifie et dérive constamment : aléas de l’entropie, évolution chaotique – au sens mathématique du terme –  de la plupart des phénomènes, auto-organisation des cellules vivantes, mouvements erratiques du monde animal, importance de la dimension des processus inconscients, emboîtement de libres arbitres… Bref que des raisons de voir l’incertitude non seulement s’accroître, mais le faire de plus en plus vite.
Alors pourquoi diable, avons-nous l’impression que, il n’y a ne serait-ce qu’une vingtaine d’années, ou même une dizaine d’années, tout était plus prévisible, moins incertain ?
Parce qu’alors l’incertitude était contenue, localisée, comme « emprisonnée ». Qu’est-ce que je veux dire par là ?
(à suivre)

9 janv. 2012

MÊME PAS MORT, NA !

Histoire de stent
22 décembre 2011, 15 heures, place de l'Hôtel de ville. Que faire ? Rentrer à pied à la Croix Rousse ou prendre le métro ? Plus très envie de marcher, voilà déjà plus de deux heures que je suis parti et que je sillonne les rues de Lyon. La bouche d'entrée est là, tentante. Je m'en approche, mais au dernier moment, change d'avis et décide de profiter encore un peu plus de la chaleur inhabituelle.
Une décision sans importance, banale, comme nous en prenons sans arrêt, à chaque instant, tous les jours. Est-ce que l'on va à droite ou à gauche ? Est-ce que l'on fait cela tout de suite, ou est-ce qu'on le reporte un peu plus ? Le plus souvent, nous ne percevons pas les conséquences de nos choix. Trop d'aiguillages à venir, trop d'aléas, trop d'incertitudes. Et pourtant, notre vie et celles des autres se font de ces choix multiples, de ces microdécisions prises à la vite, et des enchaînements qu'elles provoquent.
Ce 22 décembre 2011 à 15 heures, place de l'Hôtel de ville, si j'avais pris le métro, je serais mort quelques jours après.
Fatalité, destin, grâce immanente ? Non, juste un hasard favorable et palpable, une vie sauvée, la mienne, pour rien, à partir de rien.
22 décembre, 15 heures 15, une douleur dans la poitrine gauche pendant l'effort associé à la montée des pentes de la Croix Rousse. Quatre heures plus tard, sur un coup de tête, la décision de parler de cette douleur à ma nièce qui allait venir dîner. Sept heures plus tard, cette nièce qui a réalisé que je risquais à tout moment un accident cardiaque et a appelé immédiatement un ami cardiologue.
23 décembre à 8h du matin, ce cardiologue qui a décidé de me faire une coronarographie. À 10h du matin, la découverte d'une artère bouchée à quatre-vingt quinze pour cent. À dix heures trente, la pose d'un stent et la réparation de l'artère.
Ainsi va le monde. Nous savons si peu de ce qui est important pour nous, de pourquoi nous faisons les choses, de qui nous sommes...
Ce 22 décembre 2011, j’ai touché du doigt la réalité de la superficialité de notre compréhension.
Raison de plus de continuer à repousser un peu plus loin les limites, et, même si, comme l'a écrit en 1922, Ludwig Wittgenstein, en conclusion de son Tractatus Logico-Philosophus : « Ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence », d’essayer de démêler les fils de notre monde et de tous ces emboîtements qui le constituent.
Life goes on…

6 janv. 2012

QUEL EST CET “IL” QUI COHABITE EN MOI ?

Best of
Je suis un iceberg

Étonnant comme nous sommes finalement conscient de bien peu de choses de ce que fait et ressent notre corps : 
  • nous ne pilotons consciemment aucun de nos processus vitaux,
  • nous sommes incapables de savoir comment nous arrivons à parler ou à jouer du piano,
  • quand nous conduisons, la plupart du temps, nous pensons à autre chose, c’est-à-dire que nous ne conduisons pas consciemment,
  • comme indiqué dans l’article d’hier, nous avons une vision aveugle et nous pouvons nous souvenir en rêve de situations dont nous ne pouvons pas nous souvenir consciemment, alors que nous les avions effectivement vécues…

Quelle pagaille ! Finalement, notre conscience n’est que la pointe de l’iceberg de notre vie : la plupart des événements la conditionnent, mais lui échappent. J’ai entendu une fois, sans avoir pu depuis le vérifier, que seulement 5% de l’énergie consommée par notre cerveau était utilisée pour les processus conscients. Bref, nous agissons massivement sans savoir pourquoi… du moins consciemment.
Arrive alors inévitablement la question du « je » et de l’identité. Le « je » se limite-t-il à la conscience ? Instinctivement, j’ai envie de répondre oui. Car, si je ne suis pas conscient d’une chose, comment pourrais-je me l’approprier et dire que « je l’ai faite » ?
Mais dans ce cas, qui est à l’origine de tous ces actes, toutes ces émotions, tous ces traitements mentaux inconscients qui habitent mon corps et participent à son pilotage ? Un autre « je » ? Un « il » ?
Troublant, non ? Et si cet « il » faisait aussi partie de mon « je » ? Parce que ce que voient les autres, ce n’est pas seulement ce que « je » fais consciemment, mais tout ce que mon corps fait. Donc pour eux, cet « il » est aussi mon « je ».
Plus exactement, eux ne peuvent pas faire la distinction entre ce que je fais consciemment et ce que mon corps fait sans que je l’aie décidé consciemment. Seul, moi qui habite mon corps, suis capable de percevoir cette frontière.
Et encore… Suis-je si sûr de la frontière entre processus conscient et inconscient ? Quand, face à une difficulté ou à un problème dont je ne trouvais pas la solution, m’arrive un flash, une illumination, ou une idée venue de « nulle part », est-ce que ce n’est pas ce « il », cet inconscient qui cohabite en moi, qui vient de travailler pour moi et m’apporte une solution possible ?

Mon Dieu, mais quelle prise de tête d'essayer de réfléchir à qui je suis... surtout si je veux le faire consciemment ! 
Et pour les entreprises, qu’en est-il ?...

5 janv. 2012

« NOUS AVONS APPRIS À LIRE DES TRACES DES PENSÉES DES AUTRES »

Best of
Sur les épaules de Darwin : Lire(1)
Cette émission tourne autour d'une question « simple » : comment la lecture est-elle apparue, alors que, pendant longtemps, elle n'a pas servi à la survie ?

Au départ, l'écriture était la représentation directe et stylisée de ce que l'on voulait signifier. C'est le cas notamment des idéogrammes chinois. Dans ce type d'écriture, il y a une séparation complète entre langue écrite et langue orale : l'idéogramme donne le sens, mais rien n'indique comment il se prononce. Ainsi en Chine, les idéogrammes se lisent et se comprennent dans toutes les provinces, alors que les langues orales locales sont différentes et incompréhensibles les unes pour les autres. (2)

Sont apparus plus tard les signes syllabiques ou alphabétiques. Avec eux, on apprend beaucoup plus vite, car il y a infiniment moins de signes (en général une trentaine, vingt-six pour notre alphabet versus plus de cinquante mille idéogrammes dont cinq mille communs), mais il y a association entre langue écrite et parlée : pour comprendre ce qui est écrit, il faut aussi apprendre la langue orale, les deux sont inséparables.
Une telle différence est nécessairement porteuse de différences culturelles majeures entre nos pays : en Chine, quand on lit, on comprend sans rien entendre ; chez nous, lire, c'est entendre avec les yeux.

Maintenant, retour à la question initiale : comment a pu émerger la lecture, que ce soit celle des idéogrammes ou celles des signes alphabétiques ?
Par utilisation de l'aire du cerveau qui nous sert, à nous comme à tous les animaux, à interpréter le monde dans lequel nous vivons. C'est grâce à elle que nous pouvons distinguer les objets les uns des autres, en extraire des significations, les reconnaître et les regrouper en famille (savoir que deux lions, bien que différents, sont tous deux des lions). C'est aussi cette aire du cerveau qui nous a permis, un jour, d'interpréter les traces que nous observions dans la nature, et comprendre que toute trace est une bête absente.
Un jour, selon une légende chinoise, c'est ainsi que sont nés les idéogrammes : par la compréhension qu'à l'image des traces que l'on trouvait dans la nature, on pouvait dessiner un signe qui correspondrait à un seul objet et le désignerait ainsi parfaitement. Les idéogrammes sont des traces voulues et créées par l'homme pour copier celles de la nature. Donc, après avoir appris à lire les traces laissées dans la nature, nous avons appris à lire des traces des pensées des autres.

Quant à nos lettres, elles ne sont pas non plus des formes arbitraires, ou abstraites, mais correspondent aux formes de la nature. Elles ressemblent aux contours que nous avions l'habitude d'utiliser pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. Les choix étaient contraints par notre capacité de reconnaissance des formes visuelles.
C'est ce que décrivait dès 1839, Victor Hugo dans En voyage, Alpes et Pyrénées : « Avez-vous remarqué combien l'Y est une lettre pittoresque qui a des significations sans nombre ? – L'arbre est un Y ; l'embranchement de deux routes est un Y ; le confluent de deux rivières est un Y ; une tête d'âne ou de bœuf est un Y ; un verre sur son pied est un Y ; un lys sur sa tige est un Y ; un suppliant qui lève les bras au ciel est un Y. (…) Toutes les lettres ont d'abord été des signes et tous les signes ont d'abord été des images. (…) La société humaine, le monde, l'homme tout entier est dans l'alphabet. (…) A, c'est le toit, le pignon avec sa traverse, l'arche, arx ; ou c'est l'accolade de deux amis qui s'embrassent et qui se serrent la main ; (…) ; C, c'est le croissant, c'est la lune ; E, c'est le soubassement, le pied-droit, la console et l'architrave, toute l'architecture à plafond dans une seule lettre ; (…) X, ce sont les épées croisées, c'est le combat ; qui sera vainqueur ? on l'ignore ; aussi les hermétiques ont-ils pris X pour le signe du destin, les algébristes pour le signe de l'inconnu ; Z, c'est l'éclair, c'est Dieu. »

Jean-Claude Ameisen explique enfin qu'apprendre à lire, c'est renforcer tout ce qui est lié à sa propre langue, et oublier le reste : perdre l'équivalence en miroir pour distinguer le b et le d, ou le b et le q ; savoir prononcer les sons de sa langue et ne plus être capable d'articuler les autres… De même, nous apprenons à percevoir les différences subtiles au sein des visages de notre race, mais seulement celles-là. Alors les autres langues deviennent un bruit indistinct, un son comme « bar bar bar » ce qui amènera les grecs à appeler les étrangers des barbares, et les visages des autres races sembleront tous se ressembler.
Ainsi s'ouvrir au monde, c'est d'abord redécouvrir ce que l'on a perdu lors de son apprentissage initial, et redevenir capable d'apprendre que les autres sont aussi riches et singuliers…

(1) Émission du 15 janvier 2011

4 janv. 2012

DU MANAGEMENT AU ROMAN… IL N’Y A QU’UN PAS !

La vie est souvent affaire de double jeu…
Après deux livres consacrés au management, voici mon premier roman, "Double J". Il est disponible d’ores et déjà chez mon éditeur L’Harmattan, et bientôt sur tous les sites de ventes en ligne, et dans les grandes librairies.
Le 4ème de couverture :
À cause d’une blessure d’enfant toujours présente, l’un s’était enfermé dans le monde virtuel des mots et des mathématiques. Sans raison avouée, l’autre s’était plongé dans l’effervescence du monde des affaires et des voyages.
L’un comme l’autre n’avait jamais aimé que soi-même. L’un comme l’autre s’amusait avec des corps de passage et sans lendemain. Leur rencontre a tout bouleversé, et ils se sont retrouvés ensemble. L’un a donné ses mots, l’autre sa peau. Mais sera-ce suffisant ?
L’un est Jean, l’autre Jacques. Deux prénoms qui se répondent, deux je qui s’entremêlent et se manipulent, deux jeux qui s’articulent et s’opposent.
Jean arrivera-t-il à vivre, sans les mots qui l’habitaient depuis l’enfance ? Jacques supportera-t-il d’être dans une peau qui ne lui appartient plus vraiment ?
Double J nous emmène dans un jeu de miroirs dans lesquels l’histoire rebondit sans cesse de manipulation en manipulation.

Le tout début du roman :
Assis sur le rebord du mur, le visage balayé par la pluie, frissonnant malgré la chaleur de cet après-midi de début d’été, je regardais mon manuscrit se dissoudre devant moi. Des heures, des jours, des semaines de travail coulaient là depuis le papier détrempé. Comme un fleuve de sang, l’encre rouge se répandait, et mon roman inachevé agonisait, sans bruit, sur les pierres du mur. Elles, solides, se supportant mutuellement, fortes toutes ensemble, se teignaient de mes mots et s’habillaient de ma pensée diluée, la destruction de ma création mentale venant recouvrir le puzzle minéral que j’avais construit quelques années auparavant. Une revanche de la pierre sur l’idée, du dur sur le mou, de la force sur l’intelligence, de la violence sur la pensée. Pendant des jours et des jours, me servant de pierres arrachées au sol, j’avais dessiné des lignes qui structuraient le jardin et enserraient la piscine. Pendant des jours et des jours, me servant de mots arrachés à mon imaginaire, j’avais dessiné des lignes qui esquissaient mon roman et en meublaient les pages. La brutalité de l’orage avait saisi ma négligence pour fondre les deux en un, et finalement détruire ce qui n’avait pas été suffisamment encré dans le réel. L’eau venait de me mettre à mort une deuxième fois.
« Tiens, mets cela sur tes épaules, sinon tu vas prendre froid, me dit Jacques ».
Assourdi par la violence de l’orage et la disparition de mon roman, je ne l’avais pas entendu arriver.
« Ce n’est pas si grave, continua-t-il en pressant doucement la base de mon cou. Tu peux toujours le réécrire. »
Je regardai un moment son sourire, puis me retournai vers mon manuscrit qui coulait. 
Il ne comprenait pas, pensai-je, il ne me comprenait pas.